Clinic n° 07 du 01/07/2021

 

Odontologie

Spatiale

Léonie MAUJEAN  

Promotion 2020 de l’Université Paris Descartes. Karolinska Institutet, Stockholm, 2020. Thèse d’exercice en Odontologie éponyme de cet article, 2021. MSc Entrepreneuriat – École Polytechnique/ HEC Paris, 2021. Exercice libéral, Paris.

La conquête spatiale est depuis ses prémices le champ d’expression d’un expansionnisme inhérent à l’espèce humaine. Aujourd’hui, cette volonté d’expansion est ravivée par la possibilité de découvrir de nouveaux espaces, établis comme étant accessibles à l’Homme par des missions d’exploration inhabitées. Mars s’érige au premier rang de ceux-ci, en raison notamment de l’image quasi mystique qu’elle a occupée dans l’histoire de l’humanité, de l’Égypte...


Résumé

Cinquante ans après le « grand pas pour l’humanité » de Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la surface lunaire, la conquête spatiale connait aujourd’hui un nouvel essor grâce à l’ouverture d’espaces inéprouvés à l’exploration humaine, tels que Mars. Ce défi inédit coïncide avec l’avènement du numérique sur Terre et notamment en dentisterie, où il devient – pas encore dans la pratique mais du moins dans les esprits – quasi ubiquitaire. Il n’est pas anodin que ces évolutions surviennent concomitamment puisqu’elles répondent à un bouleversement de nos paradigmes : celui que nous avons de notre place au sein de l’Univers (ou du moins du système Solaire), et celui de notre propre perception. La durée du voyage de deux ans et demi, l’impossibilité de retour sur Terre en cas d’urgence et l’assistance parfois impossible de l’équipage par une équipe d’experts médicaux depuis la Terre sont autant de contingences qui rendront ces missions exceptionnelles. Dans ce contexte, l’exhaustivité des solutions numériques justifiera leur recours comme outil principal de prise en charge bucco-dentaire d’un équipage formé à leur utilisation.

La conquête spatiale est depuis ses prémices le champ d’expression d’un expansionnisme inhérent à l’espèce humaine. Aujourd’hui, cette volonté d’expansion est ravivée par la possibilité de découvrir de nouveaux espaces, établis comme étant accessibles à l’Homme par des missions d’exploration inhabitées. Mars s’érige au premier rang de ceux-ci, en raison notamment de l’image quasi mystique qu’elle a occupée dans l’histoire de l’humanité, de l’Égypte Antique où elle était surnommée « Horus la Rouge » au contemporain Seul sur Mars de Ridley Scott [1].

Elle serait alors comme une « grande sœur » de notre planète, dont les océans se seraient taris et l’atmosphère dissipée mais où les conditions nécessaires à la survie humaine pourraient potentiellement être recréées. C’est d’ailleurs l’ambition d’Elon Musk, et de sa puissante compagnie Space X, qui a déjà élaboré un plan de colonisation de Mars pour le XXIe siècle, souhaitant ériger l’humanité au rang d’espèce multi-planétaire. Pour l’heure, il est avant tout question de mission d’exploration scientifique pour les agences spatiales internationales qui prévoient d’y envoyer les premiers équipages à l’horizon 2030 [2].

Les similitudes atmosphériques et de surface entre Mars et notre planète sont telles que la question d’une présence de vie similaire à celle connue sur Terre a rapidement été soulevée, à laquelle une réponse tente toujours d’être apportée. C’est le sujet de l’« amarsissage » très médiatisé du rover d’exploration Perserverence sur la surface de la planète rouge en février dernier, ultime étape avant l’envoi d’un équipage pour une première mission habitée.

Le caractère exceptionnel de la première mission habitée vers Mars s’expliquera avant tout par la singularité de ses enjeux, qu’ils soient logistiques, humains ou technologiques. Dans ce contexte, la prise en charge médicale et, par extension, dentaire, de l’équipage constituera un défi à elle-seule.

Sur Terre, le numérique révolutionne la dentisterie depuis plusieurs décennies maintenant, au point de former un maillon possiblement ininterrompu dans toutes formes de pratiques. Son emploi pour les missions interplanétaires en tant qu’outil non pas de pure substitution à un praticien mais plutôt d’accompagnement de l’équipage formé à son utilisation apparaît alors comme incontournable. Il permettrait ainsi d’assurer une prise en charge adéquate tout en se pliant aux contraintes des vols spatiaux. Mais alors, comment embarquer une chaîne numérique complète dans un vaisseau avec des contingences de poids et de taille si drastiques ? Surtout, comment adapter le facteur humain, en termes de composition et de compétences, pour correspondre aux exigences techniques de son utilisation ?

SINGULARITÉS DES FUTURES MISSIONS INTERPLANÉTAIRES

Trajet et durée de la mission

La première question que l’on peut se poser est : comment accèdera-t-on à Mars ? Cette question a d’autant plus d’importance que c’est le trajet choisi qui déterminera la durée totale de la mission. Un trajet entre la Terre et Mars ne peut être initié qu’au moment d’un « rendez-vous Terre-Mars », correspondant à un alignement précis des deux planètes et ne survenant que tous les deux ans environ (figure 1).

Deux scenarii de trajectoire ont longtemps été discutés au sein de la communauté scientifique. Pour des raisons de sureté quant au trajet du retour et de durée d’exploration minimale, c’est le second dit de « conjonction » qui a été retenu [3].

La mission durera donc deux ans et demi, durant lesquels l’équipage sera livré à lui-même, sans assistance médicale à bord et surtout sans possibilité de retour sur Terre en cas d’urgence. À titre de comparaison, la recommandation, pour un adulte en bonne santé générale et à risques carieux et parodontal faibles, est d’effectuer une visite de contrôle annuelle chez son praticien [4].

Communication avec la Terre

Durant l’intégralité de la mission, la communication avec la Terre sera difficile (voire impossible à certains moments du transit) : malgré la présence de satellites déjà en orbite autour de Mars, le délai moyen d’envoi d’un simple enregistrement radio vers la Terre sera de 13 minutes et 48 secondes, pouvant atteindre jusqu’à 24 minutes. Dans ces conditions, on imagine déjà mal la tenue d’une consultation de télémédecine ou l’envoi de fichiers volumineux comme c’est le cas actuellement entre l’ISS et la Terre [5].

La transmission d’informations sera d’autant moins aisée qu’elle sera polluée par de nombreux bruits. L’espace n’est pas vide : des particules de haute énergie (dites d’énergie solaire dans notre système) y gravitent sans cesse, majoritairement sous la forme de protons et d’électrons. Ayant la capacité de traverser les barrières organiques, elles peuvent causer chez l’Homme des dommages au niveau de l’ADN et augmenter la prévalence de nombreux cancers et pathologies dégénératives [4]. En est le témoin frappant la NASA Twin’s study menée en 2016 auprès de jumeaux, l’un étant retraité de l’aviation civile et l’autre un astronaute à la retraite [6] (figure 2).

Dans le cadre des futures missions vers Mars, l’ESA s’est associée à des entreprises européennes munies d’accélérateur de particules pour créer les combinaisons de l’équipage. Un consensus a été établi autour du lithium comme élément de choix pour arrêter ces rayonnements [7, 8].

L’environnement spatial a de multiples conséquences sur les systèmes du corps humain : un article publié précédemment sur le sujet dans Clinic les décrit précisément [9]. Globalement, un affaiblissement osseux et musculaire ainsi qu’une redistribution des fluides ayant pour conséquence notable une diminution du débit salivaire sont les principales modifications engendrées par l’apesanteur.

PRISE EN CHARGE BUCCO-DENTAIRE EN VOL VERS MARS

Suivi actuel

Actuellement, les spationautes envoyés en mission sur l’ISS sont tous formés aux soins d’urgence médicale de base. De plus, deux membres de l’équipage qui reçoivent une formation approfondie dans toutes les spécialités de la médecine, y compris l’odontologie, sont référents médicaux (CMO ou Crew Medical Officer) et assurent soins et suivi à bord. Ils effectuent des RMP (réunions médicales privées) avec l’équipe au sol afin de rapporter les événements médicaux survenus en vol, de manière quotidienne en début de missions puis hebdomadaire [10] (figure 3).

Concernant la sphère orale, cette formation de quelques heures, pratique et théorique, doit leur permettre de réaliser un certain nombre d’actes comme une avulsion, une anesthésie ou encore la mise en place d’une restauration directe provisoire [11]. À bord, ils bénéficient de l’assistance d’experts au sol ainsi que d’un manuel explicatif. Dans le cadre d’une mission vers Mars, cette assistance sera impossible, du moins en temps réel. La spécificité des soins dentaires pose légitimement la question de la nécessité de la présence d’un expert à bord ou d’un CDO (Crew Dental Officer) qui serait vecteur d’autonomie pour l’équipage à même d’assurer maintenance et soins, avec simplement une assistance différée pour l’aide au diagnostic et la validation des protocoles à suivre.

Télémédecine

Ainsi, la télémédecine est actuellement la pierre angulaire de la prise en charge médicale des spationautes en mission. Depuis 2017, les téléconsultations sur l’ISS se font même en ultra-HD 4K, ce qui permet notamment d’effectuer des examens d’une grande précision comme un bilan ophtalmologique. Cependant, les délais de communication entre la Terre et Mars rendront impossible l’utilisation d’une telle technologie en temps réel. Elle sera donc utilisée via l’envoi réciproque d’enregistrements vidéo et/ou sonore et servira ainsi, en amont des soins, pour aider le CMO dans l’établissement d’un diagnostic et d’une décision thérapeutique ou, en aval, pour évaluer les soins réalisés [12] (figure 4).

Kit dentaire actuel et à venir

Actuellement, deux kits médicaux (un russe et un américain) sont présents sur l’ISS. Ils sont la synthèse de l’expérience collectée au cours des missions habitées depuis le premier vol de l’Homme dans l’espace et permise par l’accroissement de durée des vols. Ils prennent ainsi en compte toutes les urgences médicales pouvant se produire en vol. Cependant, la contingence d’espace et de poids a contraint ceux qui les conçoivent à choisir le matériel en fonction de l’occurrence de certaines pathologies nécessitant des soins et pouvant se déclarer sur une période de 6 mois sans suivi médical professionnel. La NASA a mis en place l’Integrated Medical Model (IMM) afin de les concevoir. En dentisterie, il a ainsi été statué de la probabilité (en homme-année) des événements suivants :

– lésion carieuse = 0,39 ;

– abcès dentaire = 0,02 ;

– pulpite et/ou exposition pulpaire = 0,02 ;

– expulsion/perte dentaire = 0,003.

Aujourd’hui, on retrouve dans ce kit un ensemble d’instruments manuels (davier, miroir, sondes, dépose-couronne, élévateur, piston, seringue, fil dentaire, papier à articuler, compresses, gants, eugénol, ciment provisoire…) et de principes actifs (amoxicilline, clindamycine, métronidazole, AINS, paracétamol, antifongiques, valaciclovir…) surtout sous forme de comprimés, censés pallier tout incident dentaire survenant en vol [13].

Cependant, plusieurs problèmes se posent pour une mission de longue durée : en plus de l’altération de la biodisponibilité des médicaments causée par les variations physiologiques dues à l’environnement spatial, la péremption des doses embarquées devra être prise en compte. En ce qui concerne les instruments, des rotatifs et ultrasons devront être ajoutés afin de permettre une prise en charge plus conservatrice en cas d’urgence (l’avulsion étant recommandée aujourd’hui en cas de pulpite).

La disponibilité de matériel rotatif et ultrasonore pourra être résolue par l’embarquement d’une unité dentaire dite « mobile », permettant d’avoir à disposition un panel assez exhaustif d’instruments tout en se pliant aux contingences de capacité du vaisseau. Si la cargaison est soumise à restriction en termes d’espace, la raison est aussi pécuniaire : en effet, l’envoi d’un kilogramme dans l’espace coûte 20 000 $.

Depuis le test de la Zéro-G printer, fruit d’un partenariat entre la NASA et MadeInSpace sur l’ISS en 2014, l’utilisation des imprimantes 3D est devenue ubiquitaire dans les missions spatiales. Elles sont principalement utilisées pour créer des pièces directement sur place et éviter les achalandages de matériel depuis la Terre ; de plus, leur amélioration technologique s’est accompagnée d’une diversification des matériaux utilisés. Aujourd’hui, on peut même imprimer des tissus biologiques en 3D et le fonctionnement des imprimantes 3D en vol parabolique, simulant les vols spatiaux, a été démontré [14]. La réalisation de prothèses dans l’espace sera donc possible puisque des matériaux comme les résines et céramiques sont utilisables par ces machines. La seule limite de ces systèmes est qu’ils fonctionnent par procédé de fabrication additive (contrairement à l’usinage majoritairement utilisé en CFAO) [15, 16] (figure 5).

Diagnostic

L’idée générale est de recréer en vol la chaîne composée de l’ensemble des étapes de prise en charge d’un patient sur Terre. Pour cela, des modifications de taille mais aussi de nature du matériel utilisé seraient indispensables.

Dans ce contexte, il est assez évident qu’une caméra intra-orale sera présente à bord : elle permet non seulement une prise d’empreinte rapide, sans matériau additionnel à embarquer, mais constitue aussi un outil de diagnostic et de communication de choix. À l’aide d’un embout à lumière fluorescente permettant la détection de lésions carieuses même précoces, elle permettra aux spationautes peu expérimentés (bien que formés à son utilisation) d’intercepter des lésions potentiellement problématiques ultérieurement ; la prise vidéo pourra quant à elle servir à envoyer des fichiers à l’équipe au sol [17].

Un outil de capture radiographique sera également nécessaire et la mise à disposition de clichés per-vol, comme c’est le cas actuellement, ne sera plus suffisante. Initialement développés dans les années 90 en médecine militaire et humanitaire, les systèmes radio portatifs seraient un outil de choix pour les missions interplanétaires. L’acquisition se fait avec un capteur numérique RVG connecté à un ordinateur possédant un logiciel de lecture, la radioprotection étant assurée par un bouclier de rétrodiffusion. La seule contingence est que le positionnement de l’opérateur doit être parfaitement perpendiculaire au capteur, ce qui est d’autant plus complexe en apesanteur [18] (figures 6 et 7).

Protocole de simulation : prise en charge bucco-dentaire sur Mars

Compte tenu de l’ensemble de ces contraintes et caractéristiques inhérentes aux missions spatiales de longue durée, comment pourrait se dérouler concrètement la gestion d’un incident bucco-dentaire vers et sur Mars ?

Une équipe de chercheurs européens a ainsi proposé un protocole de prise en charge d’un spationaute, en se fondant sur la survenue d’un trauma, comme la chute de Charlie Duke lors d’une mission Apollo en 1972 [19].

La première étape, l’événement déclencheur, serait donc une chute (mais qui pourrait tout aussi bien être une collision avec un objet en apesanteur) entraînant une perte et/ou une fracture d’une restauration.

S’ensuit une étape de consultation médicale (ou examen clinique) avec le CMO, à l’issue de laquelle le patient réalise (en autonomie ou avec l’assistance du CMO) un scan intra-oral de la zone touchée. Ce fichier (vidéo + empreinte optique) est ensuite envoyé au sol, puis analysé et traité par une équipe d’experts qui conçoit un modèle virtuel de la prothèse de remplacement correspondant à l’étape de CAO.

Ces données sont ensuite de nouveau transmises à l’imprimante 3D sur la base martienne, qui fabrique la nouvelle prothèse. Le CMO prend alors le relais en tant qu’opérateur et réalise le protocole d’assemblage de la pièce [20] (figures 8 à 10).

Afin de démontrer la faisabilité d’une telle chaîne de traitement dentaire avec assistance à distance, une simulation de ce type de protocole a été réalisée lors de la mission AMADEE-15 menée par l’Austrian Space Forum en 2015 et recréant sur Terre les « conditions » d’une mission sur Mars.

DISCUSSION

Le caractère inédit des missions interplanétaires s’accompagne inévitablement d’incertitudes : tout comme un enfant ne peut être considéré comme un « adulte en réduction » pour l’adaptation d’une dose de principe actif par règle de proportionnalité, une projection sur une durée plus longue des données recueillies sur les missions passées sera insuffisante. Le vivant est complexe et son fonctionnement ne peut être envisagé avec certitude : le risque zéro n’existant pas, l’équipage qui voyagera au-delà de la Lune le fera sous couvert d’estimations jugées « raisonnables » par un consortium scientifique.

La question de l’embarquement d’une chaîne numérique complète « uniquement » destinée à la prise en charge bucco-dentaire des spationautes se pose également. En fait, c’est la présence en amont de maillons importants de cette chaîne à bord, comme l’imprimante 3D, qui justifiera son utilisation (et donc qu’elle soit complétée par les éléments manquants) : le choix de ressources à destinée d’utilisation plurale est le leitmotiv de la logistique spatiale.

Dans cette démarche, les technologies numériques permettront de préciser la composante probabiliste des vols de longue durée, en réduisant la part d’inconnues et en servant de support à l’équipage, notamment par la création d’un canal de communication avec une équipe d’experts au sol.

Si la hâte est au voyage de l’être humain vers Mars, c’est définitivement un diptyque homme-machine qui accomplira la conquête de l’espace.

BIBLIOGRAPHIE

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  • 19. National Aeronautics and Space Administration, Charlie Duke getting up after having fallen over the moon surface during Apollo 16 moonwalk in 1972, 1952.
  • 20. Häuplik-Meusburger S, Meusburger H, Lotzmann U. Emergency dental treatment on way to Mars. ROOM Space J Ascardia 2016; Issue #3 (9).

Liens d’intérêts

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêts.