Dossier
MCU-PH, Faculté de Chirurgie dentaire de Strasbourg. Exercice libéral, Strasbourg.
Formalisé en 1980 par Guyatt pour améliorer la pédagogie de l’enseignement médical, repris et développé par Sackett en 1996, le but de l’Evidence-Based Medicine (EBM) est de placer la décision médicale à l’intersection de trois composantes : l’expérience du clinicien, les données fournies et validées par les chercheurs et l’opinion du patient [1] (figure 1).
Si l’on traduit Evidence par preuve de l’efficacité thérapeutique, le principe s’applique parfaitement à l’efficacité ou à l’innocuité des médicaments. Plus largement, le but de l’EBM est de réunir les connaissances validant et légitimant une décision thérapeutique. Entre l’arrogance médicale de la décision solitaire et le consumérisme de la préférence du patient incompétent (le dentiste-internet en un clic), entre l’algorithmisation de la décision et le flou des connaissances cliniques, la raison, la prudence et le bon sens restent les bienvenus [2, 3].
L’avis du patient s’est affirmé et autonomisé dans la DMO (décision médicale partagée) à partir des années 1960, grâce aux mouvements sociaux prônant les droits de l’individu [4]. Et plus récemment encore, dans l’état d’esprit de vérifier la validité des décisions, sont nées l’EBPolicy pour les aides publiques, l’EBPédagogie pour les programmes scolaires, l’EBEconomie, l’EBDentistry et pourquoi ne pas ajouter l’EBOcclusodontie ? L’objectif de cet article est de réfléchir à l’opportunité d’appliquer les règles de l’EBM à l’occlusodontie.
La plus ancienne théorie occlusale, l’occlusion généralement équilibrée, a été élaborée par les prothésistes vers 1885 pour réaliser des prothèses complètes bi-maxillaires stables. À partir de 1920, avec Mc Collum-Stallard-Stuart, puis dans les années 1950, avec D’Amico, est née la gnathologie avec ses trois principes fondamentaux : ignorer la fonction masticatoire, attribuer le rôle de chef d’orchestre de la mastication à la canine, recourir à une position articulaire pour déterminer une relation centrée avec le choix entre une trentaine de méthodes de détermination possibles. L’école PMS (Pankey, Mann, Schuyler) et l’école myocentrée recourent approximativement aux mêmes règles. Une rupture intervient avec Planas puis Lauret et Le Gall qui préconisent la fonction masticatoire [5-7] (figure 2).
Une théorie scientifique est une vérité provisoire. Elle n’est ni vraie ni fausse, elle est pratique. Elle donne satisfaction jusqu’au point de rupture qu’engendre l’apparition de doutes ou de questions restées sans réponses et elle est remplacée dès qu’une nouvelle théorie a une meilleure emprise sur la réalité. La question posée en occlusodontie est donc actuellement la suivante : est-il plus opportun de régler l’occlusion quand le patient mastique « à l’endroit ou à l’envers » ? Obtenons-nous la même efficacité thérapeutique dans le traitement des DDA ? Une première réponse immédiate, relevant du bon sens et de l’observation, donne raison à la théorie de Lauret et Le Gall : la mastication a été oubliée par l’occlusodontie [5].
Lauret et Le Gall ont remplacé, en 1994, le rôle de la canine par celui des premières molaires lors de la mastication. Les conséquences occlusodontiques capitales sur les plans de la fonction et des implications cliniques dans quasiment toutes les disciplines, y compris dans l’enseignement de la morphologie dentaire (pont d’émail, cuspide disto-vestibulaire des 6 supérieures, sillon disto-vestibulaire des 6 inférieures), en font une révolution avec les conséquences psychologiques inhérentes aux efforts de changement de paradigme (figures 3 à 5).
Sans avoir enseigné la science moderne, Aristote écrit au livre 3 (Rôle et forme des dents) dans Les Parties des Animaux « que les dents servent à la mastication, celles des hommes ayant une fonction supplémentaire, la phonation ». N’ayant pas cru nécessaire de préciser dans quel sens s’effectue le cycle de mastication, le philosophe ne s’est malheureusement pas douté que, 24 siècles après sa publication, un groupe d’odontologistes préconiserait de mastiquer à l’envers… Beati pauperes spiritu ! (figures 6 à 8).
Le diagramme du niveau de preuve proposé par Forrest en 2009 établit une hiérarchie de la fiabilité scientifique des sources bibliographiques qui est l’une des composantes essentielles de la proposition thérapeutique avec l’expérience clinique [8]. Les niveaux 1 et 2 de la hiérarchie sont occupés par l’essai clinique randomisé. Le niveau 4 correspond à des enregistrements vidéo en direct sur des patients lors du premier examen, montrant le cycle avant et après l’adjonction de composite en entrée et en sortie de cycle de mastication et mettant en évidence la relation entre dents et ATM. Un immense travail nécessairement collégial reste cependant encore à fournir pour accéder à un meilleur niveau de preuve (figure 9).
D’après l’American Dental Association (ADA), le but de l’EBM est scientifiquement plus « doux », une « approche de la santé bucco-dentaire nécessitant l’intégration judicieuse d’évaluations systématiques de preuves scientifiques cliniquement pertinentes » [9]. Certains domaines d’activité, comme l’occlusion ou les DDA, sont encore des zones « grises » et floues pour des chercheurs non cliniciens, peu avertis et assurément perplexes de voir des patients mastiquer à l’envers.
Concernant la validité scientifique de la fonction canine par exemple, une lecture de D’Amico s’impose. Son analyse de l’occlusion repose sur l’examen d’un échantillon composé de 82 Indiens Maidus (avec une denture abîmée et usée), de sa fille de 4 ans et de 2 cas montés en articulateur… Mais D’Amico avait prévenu modestement son lecteur : « Je souhaite que mon effort encourage quelques groupes ou personnes à lancer un programme de recherche pour prouver que mes découvertes sont vraies ou fausses. Ce sera le seul moyen de chercher ou de trouver la vérité ». Malheureusement, la protection canine ou même la fonction de groupe n’ont jamais été validées par quiconque depuis 1958 [10].
Actuellement la mise en place d’un protocole agréé et validé par la CNIL et le CPP (comité de protection des personnes) peut prendre 1 à 2 années et les amateurs, découragés, se font donc rares.
Les principes de la gnathologie qui mastique à l’envers depuis 1926 et ceux de l’occlusion fonctionnelle de Lauret et Le Gall qui mastiquent dans le bon sens jettent le trouble dans les esprits [11, 12].
Alain Jeanmonod avait mis la profession en garde dès les années 80 : « L’occlusodontologie rebute encore, de nos jours, un grand nombre de praticiens. L’une des raisons est sans aucun doute le nombre et la diversité des théories (…). Le réflexe a été d’extrapoler au moment où l’occlusodontie est née. À travers l’articulateur, de plus en plus sophistiqué, des données mathématiques étaient réputées capables d’orienter le geste thérapeutique. L’occlusodontie s’est alors engagée dans une voie qui était complètement en marge des connaissances déjà acquises en physiologie à cette époque » [13].
On peut traverser une rue à cloche pied ou à reculons. De même, on peut mastiquer à l’envers si on le décide, mais est-il vraiment nécessaire de recourir à l’EMB pour prouver que l’endroit et l’envers ne donnent pas les mêmes résultats ?
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêts.