Clinic n° 12 du 01/12/2020

 

Restauration

Élodie LOURS*   Marion FLORIMOND**   Franck DECUP***  


*Docteur en chirurgie dentaire
**Attaché hospitalo-universitaire, Université Paris Descartes
***Docteur en chirurgie dentaire
****Assistante HU Paris
*****MCU-PH Universités de Paris
******Exercice libéral Paris

La radiothérapie externe dans les cancers ORL entraîne divers effets secondaires bucco-dentaires au long terme qui modifient le risque carieux individuel (RCI) : la limitation d'ouverture buccale (LOB) qui complique l'hygiène, l'hyposialie, la dysgueusie (préférence pour une alimentation sucrée) ainsi que des modifications tissulaires histologiques (cf. Clinic no 395, novembre 2020). Cet article a pour but de synthétiser les informations indispensables pour une...


La radiothérapie externe dans les cancers ORL entraîne divers effets secondaires bucco-dentaires au long terme qui modifient le risque carieux individuel (RCI) : la limitation d'ouverture buccale (LOB) qui complique l'hygiène, l'hyposialie, la dysgueusie (préférence pour une alimentation sucrée) ainsi que des modifications tissulaires histologiques (cf. Clinic no 395, novembre 2020). Cet article a pour but de synthétiser les informations indispensables pour une prise en charge facilitée et efficace des patients irradiés présentant des caries post-radiques débutantes (aide au diagnostic, analyse des facteurs de risque et protocole de soins en technique directe).

La carie post-radique (CPR) ou Radiation Related Caries (RRC) mentionnée pour la première fois en 1939 est une séquelle courante de la radiothérapie cervico-faciale. Pourtant, actuellement, il n'y a pas de consensus concernant sa définition et sa prise en charge. À travers cet écrit et en s'appuyant sur la littérature scientifique, l'étiopathogénie de la CPR et les effets des rayonnements sur les matériaux de technique directe seront définis. L'objectif est de proposer ici un protocole de prise en charge complet : de la consultation initiale aux soins en passant par la prophylaxie et le suivi.

Définition

D'après la littérature, la lésion carieuse post-radique serait histologiquement similaire à la lésion carieuse « standard » [1, 2]. En revanche, la maladie carieuse post-radique serait unique et trouverait ses fondements au niveau de :

– la topologie particulière des lésions : collets et bords libres incisifs ;

– les comorbidités fréquentes : fêlures/usure, dyschromies dentinaires et amélaires ;

– la vitesse de progression rapide.

Le signe pathognomonique de la maladie serait la lésion carieuse en elle-même. Les autres signes pouvant y être associés seraient plus ou moins fréquents et plus ou moins prononcés (fig. 1 à 9).

La conservabilité de chaque dent est à évaluer avec le plus grand soin en prenant en compte le risque d'ostéo-radionécrose inhérent aux potentielles extractions en territoire irradié. Lorsque les dents n'ont plus de valeur fonctionnelle après curetage mais qu'elles ne peuvent être extraites, elles sont traitées endodontiquement et conservées à l'état de racine avec une restauration coronaire étanche.

Concernant la vitesse de progression rapide, la littérature est unanime. En revanche, les deux autres points ne font pas l'objet d'un consensus. Le tableau 1 présente les divergences d'opinion concernant la sémiologie et la définition de la maladie carieuse post-radique.

L'implication indirecte et directe des rayons X dans le développement de cette maladie est plus que débattue. D'après la littérature, voici une proposition d'adaptation de la trilogie de Keyes aux patients post-radiothérapie (fig. 10).

Avec les doses élevées en ORL, le RCI est augmenté à vie. L'apparition des CPR expose le patient à des problèmes singuliers.

– Sur un terrain immunitaire affaibli et avec un risque d'ostéo-radionécrose élevé, les CPR mal diagnostiquées ou mal traitées peuvent entraîner des complications sévères.

– Par cumul de handicaps fonctionnels et sociaux, elles ont un important impact psychologique pour le patient pouvant conduire à une anxiété sociale, voire une dépression sévère.

Pour pallier cela, un protocole de prévention rigoureux ainsi que des dépistages fréquents sont nécessaires tout au long de la vie du patient.

Du fait de l'absence de guidelines officielles pour traiter les CPR, ces patients font souvent l'objet de refus de soin ou sont soignés mais sans adaptation des protocoles à leurs antécédents. Ainsi, pour faire face à ces enjeux et permettre une prise en charge efficace et adaptée, il est nécessaire d'établir un protocole standardisé adapté.

Prise en charge thérapeutique : de la consultation initiale au protocole opératoire

Pour guider la prise en charge, il n'existe pas de classification clinique usuelle spécifique aux CPR. L'ICDAS et le PRDI (Post Radiation Dental Index) ont été jugés non pertinents par Rangel et Palmier en 2017 [3]. De par leur problématique clinique principalement liée au site cervical, la classification SiSta de Mount et Hume de 1997 (revisitée par Lasfargues en 1999) serait la plus pertinente aujourd'hui. Seule la prise en charge des CPR cervicales dépistées à un stade initial où la technique directe est de rigueur sera évoquée ci-après.

Consultation initiale

Lors de l'anamnèse, dès que le patient mentionne sa radiothérapie, des informations médicales précises sont à recueillir dans le but d'avoir une vision d'ensemble des répercussions cliniques et thérapeutiques à venir ou existantes. L'observation clinique et radiographique complète l'examen (tableau 2 ; fig. 11 et 12).

Il est toujours nécessaire de se mettre en relation avec l'oncologue ou le radiothérapeute (et ce même si le patient fournit toutes les informations nécessaires) pour communiquer le plan de traitement et s'assurer de l'absence de contre-indications absolues ou relatives.

Une fois les informations médicales dûment renseignées, la thérapeutique carieuse bucco-dentaire peut se mettre en place par réflexion médico-physico-chimio-mécanique. Entre la localisation de la lésion (rendant l'étanchéification perfectible et le curetage complexe) et les modifications tissulaires post-radiques, il est nécessaire de se demander si les propriétés des matériaux recommandés (composites et CVIMAR) ne seraient pas altérées. C'est ce que nous allons voir par la suite.

Choix du matériau et protocole opératoire

← Altération de la force adhésive et critères de choix

Une méta-analyse menée en 2017 sur le comportement mécanique des systèmes adhésifs et des résines composites soumis aux rayons X a conclu que la force adhésive diminuait si la procédure adhésive est faite juste avant ou après radiothérapie (sur 115 études recensées, seules 13 ont été jugé pertinentes). En revanche, l'adhésion ne semblerait pas être affectée lorsqu'une radiothérapie in vitro est réalisée après le protocole adhésif. Ils concluent également que les études évaluant la force adhésive sur la dentine après une radiothérapie in vivo ne seraient pas concluantes [4].

L'étude de Rodrigues et al. de la même année (absente de cette méta-analyse) confirmerait la modification de la force adhésive. Elle serait plus basse pour les restaurations faites après radiothérapie (groupe IB) alors que celle du groupe où les restaurations sont faites avant (IA) serait similaire à celle sur dents saines (fig. 13).

Il semblerait que, comparativement au groupe contrôle (CT), la couche hybride serait clairsemée de porosités et l'épaisseur de primer plus importante quand la restauration est faite après (IB). Cet aspect atypique du primer reste encore à élucider.

En conclusion, la radiothérapie aurait une influence sur la capacité de collage et la formation de la couche hybride [5]. Il faudrait cependant réaliser d'autres études plus concluantes sur les systèmes de collage et sur l'adhésion du CVIMAR.

← Critères de sélection du matériau (tableau 3)

– Modification du collage et des propriétés.

– Moment par rapport à la radiothérapie.

– État de santé générale du patient (sévérité des effets secondaires).

– Qualité de l'observance prophylactique.

– Conditions opératoires.

← Proposition de choix et protocole opératoire

La FDI (Fédération dentaire internationale) a statué en 2006 pour l'utilisation du CVIMAR pour les caries radiculaires « classiques ». L'idée d'utiliser aussi ce matériau pour les CPR est relayée d'ores et déjà dans le milieu médical à l'Institut Gustave Roussy. En effet, le premier centre européen de soins, de recherche et d'enseignement en cancérologie préconise de privilégier les matériaux à base de verre ionomère par rapport aux résines composites collées, pour pallier l'altération de la capacité de collage dans un contexte d'asialie.

Le CVIMAR présenterait aussi d'autres avantages :

– facilité et rapidité de mise en œuvre (tolérant en cas d'étanchéité perfectible du champ, relargage de fluor, adhésion naturelle et matériau injectable en masse) ;

– « protecteur » en cas de non-observance de la prophylaxie à vie ; on aurait moins de lésions carieuses secondaires (par rapport au composite ou à l'amalgame [6]).

L'utilisation du CVIMAR pendant la radiothérapie serait donc bénéfique pour éviter un approfondissement des lésions carieuses et des complications dentaires [7].

Après la radiothérapie, la réalisation par principe de précaution d'une restauration au CVI après curetage partiel serait préférable. Deux ans après la fin de la radiothérapie et en cas de bonne observation de la prophylaxie par le patient, Moor et al. préconiseraient une technique sandwich : conservation d'un fond dentinaire de CVI et apposition de résine composite [7]. Cela serait une solution pour remédier au vieillissement précoce du CVIMAR ainsi qu'à la baisse de la force adhésive du composite démontrée in vitro tout en augmentant l'esthétisme.

Néanmoins, chez un patient dont les facteurs de risque seraient mieux contrôlés, pour des considérations cliniques et esthétiques, la mise en œuvre d'un composite direct pourrait être nécessaire et ne serait pas contre-indiquée. Il faudrait idéalement pour contrôler au mieux les risques :

– une compliance du patient dans son hygiène, son équilibre alimentaire, le port de ses gouttières et dans le suivi des rendez-vous ;

– un débit salivaire suffisant ou à rehausser via un traitement ;

– une information du patient concernant le risque de décollement, de lésions carieuses secondaires et du peu d'information scientifique concernant le sujet.

Afin d'avoir un support pour une réflexion rapide et clinique, le protocole proposé pendant et après la radiothérapie est exposé dans le tableau 3 (fig. 14 à 17).

Une fois le matériau choisi, il est utile de connaître les recommandations pour chaque étape du traitement conservateur de la lésion carieuse qui sont présentées dans le tableau 4.

Afin de permettre la pérennité des restaurations et une stabilité au long terme de la maladie carieuse, l'établissement d'un protocole prophylactique est essentiel.

Thérapeutique prophylactique

La base de la prophylaxie secondaire est d'établir un calendrier de suivi régulier ainsi qu'une relation de confiance avec son patient pour qu'il soit actif dans son suivi et non passif. En effet, la passivité du patient peut conduire, au bout de quelques années, à une sortie du système de soin dentaire impactant la santé du patient.

← Pérennité des restaurations

Le suivi des restaurations faites avant ou après radiothérapie est à effectuer de façon plus assidue. En effet, l'irradiation des résines composites entraînerait des modifications :

– in vitro : changements dans la composition des composites fluides (particulièrement dans sa matière organique) mais pas d'effet négatif sur les propriétés mécaniques des composites en général (d'après la revue systématique de 2017) ;

– stabilisation du matériau et/ou modifications de propriétés par polymérisation additionnelle des radicaux libres des résines au contact des rayons X [12].

Ces modifications pourraient entraîner une modification de leur longévité. Concernant les composites faits après la radiothérapie, une surveillance accrue est nécessaire pour vérifier leur adhésion et leur intégrité (cf. Modification de la capacité adhésive et hyposialie) (fig. 18).

← Pérennité buccale

La limitation de l'ouverture buccale et l'hyposialie sont deux facteurs carieux majeurs à stabiliser pour préserver les tissus dentaires des lésions carieuses et de l'usure. Le tableau 5 récapitule toutes les informations nécessaires après radiothérapie pour le chirurgien-dentiste et son patient.

Le plus important est d'insister sur le port de gouttière de fluoration à vie ainsi que sur un brossage biquotidien. Il faut également donner des conseils pour la gestion de l'hyposialie.

Conclusion

La prise en charge des CPR nécessite une relation étroite avec le radiothérapeute et/ou l'oncologue. Dans la réflexion thérapeutique, il convient de revenir aux effets directs et indirects de la radiothérapie. Il faut privilégier une thérapeutique a minima en dépistant précocement les lésions carieuses et en utilisant des matériaux de technique directe. Il est nécessaire d'intégrer, dans les visites de suivi, une surveillance accrue des tissus pour détecter une éventuelle récidive tumorale ainsi qu'un dialogue avec le patient afin de participer activement à la suppression durable des habitudes toxiques comme l'intoxication alcoolo-tabagique. La relation praticien-patient reste la clé de la réussite sur le long terme.

Liens d'intérêts :

L'auteur déclare n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.

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