Endodontie
Antoine FELIX* Tara MC MAHON**
*Master en sciences dentaires, Université Libre de Bruxelles (ULB)
**Certificat d'université en endodontie (ULB), assistant hospitalier, CHU St Pierre, Bruxelles
***Pratique privée limitée à l'endodontie, Ajaccio
****Chargée de cours en Endodontie (ULB), Pratique privé limitée à l'Endodontie, La Hulpe, Belgique
Les fêlures dentaires (fig. 1) font partie intégrante des problématiques rencontrées quotidiennement par tous praticiens. L'attitude thérapeutique à adopter face à ce diagnostic n'est pas toujours évidente. Cet article a pour but de faire le point sur la prévalence, le diagnostic, le pronostic ainsi que la prise en charge de la dent fêlée.
En 1964, Cameron utilise pour la première fois le terme de Cracked Tooth...
Les fêlures dentaires (fig. 1) font partie intégrante des problématiques rencontrées quotidiennement par tous praticiens. L'attitude thérapeutique à adopter face à ce diagnostic n'est pas toujours évidente. Cet article a pour but de faire le point sur la prévalence, le diagnostic, le pronostic ainsi que la prise en charge de la dent fêlée.
En 1964, Cameron utilise pour la première fois le terme de Cracked Tooth Syndrome pour nommer ce qui était jusqu'alors décrit comme une fracture incomplète [1].
Une fracture est définie comme la séparation complète d'une structure, en deux ou plusieurs fragments, sous l'action de contraintes. À l'inverse, une fêlure est un défaut ou une discontinuité dans une structure, dont la dimension peut ou non augmenter. Il est important de bien définir les termes utilisés afin de mieux communiquer avec nos patients.
Une dent fêlée est donc définie comme une fracture dentaire incomplète qui s'amorce au niveau coronaire, qui évolue et s'étend vers la portion apicale. Habituellement dirigée mésio-distalement, la fêlure peut s'étendre à travers l'une ou l'autre des crêtes marginales ou les deux. Les fêlures sont aujourd'hui la 3e cause d'extraction dans les pays industrialisés, après la pathologie carieuse et les maladies parodontales [2]. D'ailleurs, l'American Association of Endodontics rapporte désormais que les dents les plus référées aux endodontistes sont des dents fêlées plutôt que des dents cariées.
Tout d'abord, d'un point de vue de santé publique, on note un vieillissement global des populations auquel il faut associer une diminution du nombre d'extractions. Les dents restent donc plus longtemps sur arcade et sont soumises à plus de forces masticatoires et de stress qu'auparavant.
Ensuite, une meilleure sensibilisation des dentistes et une amélioration des techniques de diagnostic permettent de mettre en évidence plus de fêlures, et ce de façon plus précoce. Au niveau du diagnostic, Cameron indiquait en 1964 que « le facteur le plus important dans le diagnostic des dents fêlées est la conscience de l'existence de ces fêlures » [1]. Une analogie simple peut être faite en endodontie avec la présence du MV2 : le fait de savoir que ce 4e canal est présent dans þ 90 % des cas contraint le praticien à utiliser les moyens nécessaires pour le trouver (CBCT et/ou loupe/microscope opératoire) [3]. En ce qui concerne les fêlures, leur diagnostic précoce permet de les traiter et ainsi d'améliorer la sauvegarde de ces dents souvent perçues comme compromises.
Les fêlures sont plus souvent présentes au niveau de dents intactes (34 %) et de dents présentant des cavités de classe I (32 %) et de classe II (18 %) de Black [4]. Les restaurations présentes sur les dents fêlées sont le plus souvent des résines composites ou des amalgames d'argent.
Les deux molaires inférieures représentent 60 % des cas de fêlure ; vient ensuite la première molaire supérieure représentant 21 % des cas. Ces trois dents représentent à elles seules 81 % des fêlures dentaires. On trouve ensuite la deuxième molaire supérieure (9 %), puis les prémolaires maxillaires (9 %) [5]. Par opposition, les prémolaires mandibulaires ne sont que très rarement fêlées. Ceci peut s'expliquer par leur anatomie pouvant presque être assimilée à une dent mono-cuspidée. En effet, la prémolaire inférieure présente une cuspide vestibulaire proéminente et une petite cuspide linguale. Sa cuspide vestibulaire va, de façon répétée, s'engrainer entre les cuspides de la prémolaire supérieure, ce qui aura tendance à créer un mouvement de type « pilon-mortier », causant un stress mésio-distal au sein de la prémolaire supérieure.
D'un point de vue histopathologique et histobactériologique, les travaux de Riccucci montrent que toutes les fêlures sont colonisées par un biofilm bactérien [6] (fig. 2). Les coupes histologiques mettent en évidence la présence d'une inflammation pulpaire dans la continuité des tubulis dentinaires, au niveau sous-odontoblastique, due à une accumulation de cellules sanguines et de lymphocytes. Cette réaction pulpaire est souvent associée à une symptomatologie clinique (fig. 3).
Un diagnostic précoce et précis est important pour prendre en charge la dent fêlée le plus rapidement possible. Les bruits cliniques sont divers et variés. Dans l'ordre de fréquence, on retrouve des douleurs à la mastication, au froid, au chaud ainsi que des douleurs qui peuvent être spontanées. Ces symptômes peuvent également être simultanément ressentis.
Il est très important de discuter avec le patient lors de l'anamnèse dentaire et de distinguer les douleurs liées à la pression (mastication) de celles liées au changement de température. Trop souvent, dans l'urgence de nos consultations, les deux idées sont associées. Il est donc indispensable de distinguer ces deux concepts avec deux questions indépendantes : « Ressentez-vous une gêne/douleur lorsque vous mangez ? » « Une boisson froide ou une boisson chaude déclenche-t-elle la gêne/douleur ressentie ? ». Les réponses à ces questions vont très souvent permettre au praticien d'initier la recherche d'une fêlure. Pour confirmer ses soupçons, le praticien devra réaliser des examens cliniques.
Un des examens indispensables à réaliser lors de la recherche d'une fêlure est un test de mordu. Celui-ci peut s'effectuer avec un outil tel que le Tooth Slooth ou le Frac Finder [7] (fig. 4). Cet outil permet d'appliquer une contrainte de pression verticale sélectivement sur chacune des cuspides de la dent suspecte. Si une fêlure est présente, une douleur sera ressentie au mordu ou au relâché. Ceci s'explique par le fait que, lors du mordu, il y a une séparation des deux parois dentinaires, permettant au fluide pulpaire interstitiel de pénétrer dans ce nouvel espace. Lorsque l'occlusion est relâchée, les deux parois se rapprochent, provoquant une surpression suivie d'une douleur brève et aigüe [8].
Le deuxième examen clinique indispensable est le sondage parodontal millimètre par millimètre sur tout le pourtour de la dent suspecte.
Au niveau des examens radiologiques, la fêlure en soi n'est pas visible à la radiographie. En revanche, l'examen radiologique, qu'il soit 2D ou 3D, donne des informations importantes sur le statut péri-apical de la dent ainsi que sur l'éventuelle perte osseuse associée. En effet, lorsqu'une fêlure est présente, l'infiltration bactérienne dans celle-ci provoque une inflammation, tant au niveau pulpaire qu'au niveau des fibres desmodontales. Plus la fêlure est ancienne, plus la destruction du desmodonte et la perte osseuse associée et localisée en regard de la fêlure sont importantes.
Cette perte osseuse est précisément ce que le praticien va rechercher lors du sondage parodontal et de l'observation des clichés radiographiques. Tous ces examens indirects forment un faisceau d'indices indiquant une éventuelle présence de fêlure. L'imagerie par résonance magnétique semble être une piste prometteuse pour la mise en évidence des fêlures de façon plus objective [8, 9].
À l'heure actuelle, pour objectiver une fêlure il est recommandé d'effectuer une recherche sous microscope à gros grossissement. Pour y parvenir convenablement, la mise en place de la digue est évidemment indispensable ; l'ensemble des anciennes restaurations doivent être déposées et des colorants tels que le bleu de méthylène sont utilisés afin d'infiltrer la fêlure et de mieux la visualiser (fig. 5).
Il est important d'inclure le plancher pulpaire dans la recherche de fissure, lors de la mise en place de bleu de méthylène. Le cas clinique de la 14 (Cas clinique 1) illustre cela: sans bleu de méthylène sur le plancher la fissure n'est pas visible et avec du bleu de méthylène sur le plancher, la fissure est aisément identifiable.
Dans certains cas, une visualisation directe de la fissure grâce à un lambeau sera nécessaire. L'utilisation du bleu de méthylène est également recommandée (cas clinique de la 22 (Cas clinique 2)).
Idéalement, les dents adjacentes à la dent causale doivent être incluses lors de l'isolation au moyen de la digue, afin de réaliser facilement le sondage parodontal des zones proximales une fois les restaurations éliminées (fig. 6). Le sondage parodontal est crucial pour le diagnostic et le pronostic de la fêlure. Il est d'ailleurs recommandé de réaliser le sondage sous anesthésie afin d'avoir une valeur réelle.
Abordons maintenant la thérapeutique à mettre en place dans le cas de dents fêlées. Le traitement dépendra du diagnostic pulpaire et parodontal.
Dans le cas d'une fêlure sur une dent présentant une pulpe asymptomatique ou une pulpite réversible, le but sera de tenter de conserver la vitalité pulpaire [10]. Une fois la fêlure réduite ou éliminée par fraisage, un recouvrement cuspidien est très fortement recommandé, idéalement par un élément prothétique. Une phase d'obturation provisoire est conseillée afin de s'assurer de la disparition des symptômes.
Lorsque la vitalité pulpaire est conservée, on note un taux d'échec d'environ 20 % selon les études et qui se matérialise par une symptomatologie pulpaire. Toutefois, le terme de « complication pulpaire » semble plus approprié que celui d'échec. La réalisation du traitement endodontique au travers de la pièce prothétique suffit en général pour résoudre ce problème (fig. 7).
Pour ce qui est des dents qui présentent un diagnostic de pulpite irréversible ou de parodontite apicale chronique ou aigüe, le traitement endodontique devra être effectué. Il semble bon de rappeler que, ici aussi, une restauration au moyen de couronne ou overlay provisoire devra être observée afin de s'assurer de la disparition des symptômes.
Idéalement, après l'intervention endodontique, une couronne provisoire devrait être réalisée afin d'avoir une réelle indication de l'évolution de la symptomatologie, la dent étant en fonction occlusale.
Lors de la réalisation de la restauration prothétique, en l'absence de para-fonctions, une hauteur de 1,5 mm est suffisante ; aussi, dans la mesure du possible, un cerclage périphérique doit être réalisé. Cela permettra de centraliser les forces et contraintes (fig. 8). Au niveau des études sur le pronostic des dents fêlées, des critères apparaissent comme étant décisifs : la profondeur du sondage ponctuel, la localisation de la fêlure et le type de dent.
En ce qui concerne le sondage parodontal ponctuel, s'il est supérieur à 3 mm ou à 5 mm, selon les études, le pronostic diminue fortement : diminution de 16 % à 2 ans [4]. Quant à la localisation de la fêlure, si elle n'est présente qu'en mésial, le pronostic de succès est de 91 % ; en distal, il est de 80 %. Au contraire, si la fêlure traverse la dent de part en part, c'est-à-dire qu'elle est à la fois présente en mésial et en distal, le pronostic de succès chute à 62 % à 1 an [11].
Pour ce qui est de la propagation intra-canalaire de la fêlure qui a longtemps été synonyme d'extraction, de nouveaux protocoles voient le jour et montrent des résultats intéressants [12]. Ces protocoles permettent de prendre en charge les dents dont la fêlure se propage dans le canal jusqu'à 5 mm de profondeur, avec une moyenne de 2,98 mm. Un taux de succès à 2 ans de 90,6 % est avancé. Enfin, si la dent est une dent terminale, le pronostic de survie en cas de fêlure est également plus compromis [11, 13].
En 2020, une méta-analyse s'intéressant à la survie et au succès des dents fêlées traitées endodontiquement a été réalisée [14]. L'étude a conclu que le taux de survie moyen est de 89 % à 1 an, tandis que le taux de succès est de 82 % à 1 an. La survie correspond à la présence de la dent sur arcade et à la non-planification de l'extraction. Le succès correspond à la guérison ou au non-développement d'une lésion péri-apicale, à l'absence de symptomatologie, à la présence d'un recouvrement cuspidien en fonction occlusale et à la non-évolution de la perte parodontale associée.
Cette publication conclut que le traitement endodontique des dents fêlées représente une option de traitement appropriée et valide. Il en ressort également que la présence d'une poche parodontale supérieure à 3 mm associée à la fêlure entraîne un taux de survie plus faible de 11 %. Le sondage parodontal apparaît comme étant le seul critère qui, selon la méta-analyse, entraînerait une diminution du pronostic.
Pour résumer, la dent fêlée, aujourd'hui en augmentation dans nos consultations, représente un réel problème de santé publique. Le diagnostic est primordial, il doit être le plus précoce possible. Une simple gêne récurrente à la mastication doit nous inciter à immédiatement rechercher une fêlure. Pour cela, l'utilisation d'aides optiques est indispensable. Plus le grossissement sera important, plus la découverte et le traitement approprié seront valides.
Si une dent, non terminale, présente une fêlure non colorée, unilatérale, associée à un sondage parodontal inférieur à 5 mm, alors le meilleur traitement pour cette dent sera le traitement de la pathologie pulpaire suivi d'une restauration prothétique avec recouvrement cuspidien, et non l'extraction dentaire.