Radiothérapie
Élodie LOURS* Marion FLORIMOND** Franck DECUP***
*Docteur en chirurgie dentaire
**Docteur en chirurgie dentaire
***Assistante HU Paris
****MCU-PH Universités de Paris
*****Exercice libéral Paris
L'irradiation de la sphère cervico-faciale est un outil thérapeutique dans les cancers ORL mais ses répercussionsne sont malheureusement pas limitées au volume tumoral. Avec 14 000 nouveaux cas par an et 50 % de décès, les cancers ORL sont en plus d'être une problématique de santé publique, un challenge pour le chirurgien-dentiste. En effet, les patients en rémission présentent des séquelles à vie qu'il faut comprendre pour adapter la prise en charge bucco-dentaire. Le...
L'irradiation de la sphère cervico-faciale est un outil thérapeutique dans les cancers ORL mais ses répercussionsne sont malheureusement pas limitées au volume tumoral. Avec 14 000 nouveaux cas par an et 50 % de décès, les cancers ORL sont en plus d'être une problématique de santé publique, un challenge pour le chirurgien-dentiste. En effet, les patients en rémission présentent des séquelles à vie qu'il faut comprendre pour adapter la prise en charge bucco-dentaire. Le but de cet article est de faire le point sur la technique de la radiothérapie en elle-même et sur son impact sur la sphère buccodentaire afin de lever l'inconnu et faciliter la prise en charge des patients en cabinet de ville.
La radiothérapie cervico-faciale (RT) est une thérapeutique utilisée en cancérologie ORL pour induire l'apoptose des cellules tumorales. Ce traitement est associé à des séquelles lourdes et à un taux de survie faible impactant la qualité de vie des patients. Ainsi, la problématique essentielle pour les médecins a été sans cesse de faire évoluer la technique pour diminuer les effets indésirables. Dans les années 2000 est apparue une innovation, la technique de dosimétrie RCMI (Radiothérapie Conformationnelle avec Modulation d'Intensité) ou IMRT pour Intensity-modulated radiotherapy) qui a permis une nette amélioration de la précision du ciblage des volumes à traiter (et donc des effets indésirables). Cependant, l'irradiation des tissus sains adjacents reste encore inévitable.
Les rayons X ont une double action en radiothérapie :
– une action directe : altération des structures atomiques et moléculaires des cellules (ADN, protéines, etc.) par « arrachage » des électrons à leur passage ;
– une action indirecte : création de radicaux libres par ionisation ou radiolyse de l'eau. L'action sur les cellules se fait indirectement via les radicaux produits : H2O2, H2, H+. La majorité des lésions surviendraient via ces mécanismes. Ainsi, plus l'oxygénation tissulaire est bonne, meilleure sera la radiosensibilité.
La radiothérapie externe par photons X est une thérapeutique fractionnée. Habituellement, le patient reçoit 5 séances hebdomadaires pendant 7 semaines. En général, la dose par fraction est de 2 Gy, ce qui correspond avec l'étalement à une dose cumulée de 66-70 Gy. Le calcul de la dose par fraction, l'étalement et le contourage des volumes cibles sont établis conjointement par plusieurs professionnels, à savoir un radiothérapeute, un dosimétriste et un physicien.
À chaque séance d'irradiation, une précision optimale de ciblage des volumes est obtenue grâce :
• au masque réalisé sur-mesure : recouvrant la tête et le haut des épaules du patient ; c'est sa fixation à la table qui permet de retrouver la même position inter-séance (fig. 1) ;
• au contrôle positionnel par CBCT. On s'assure de l'exactitude de la position comparativement aux images du scanner dosimétrique de simulation ayant servi aux calculs initiaux.
Souvent à la quatrième semaine de traitement, suite à l'œdème, l'amaigrissement ou à une fonte tumorale rapide, il est nécessaire de refaire un scanner dosimétrique pour réadapter les volumes cibles.
Le fractionnement et l'étalement des séances de radiothérapie permettent de minimiser les effets indésirables car les tissus tumoraux ont une capacité de réparation altérée en comparaison des tissus sains. Ce protocole favorise ainsi la réparation des tissus sains, améliore la réoxygénation et accentue l'effet différentiel (écart entre la capacité de réparation des tissus sains et des tissus tumoraux).
À travers ces informations, il advient plus compréhensible de comprendre la survenue d'effets secondaires de la radiothérapie sur les tissus sains. Qu'en est-il au niveau bucco-dentaire ?
La prise en charge bucco-dentaire d'un patient ayant bénéficié d'une radiothérapie externe cervico-faciale nécessite que le dossier clinique contienne les informations suivantes :
– l'étalement (durée totale de traitement) ;
– la fraction (dose totale en Gy reçue par séance) ;
– la dose totale (dose cumulée totale) ;
– les volumes cibles et leurs doses (l'IMRT permet de délivrer différentes doses en une séance).
Pour tous ces patients, il convient de contacter l'oncologue et/ou le radiothérapeute pour vérifier ces informations et mettre en place une coopération interprofessionnelle optimale.
Dans la radiothérapie externe, les tissus dentaires sont exposés aux rayons (par opposition à la curiethérapie, où la source d'irradiation est interne,et qui permet la protection des dents par une gouttière de plomb). En fonction de la proximité tumorale et des volumes d'irradiations calculés, les tissus amélaires, dentinaires, pulpaire et la jonction amélo-dentinaire (JAD) subiront des effets délétères variables.
L'étude de la littérature scientifique, présentée ci-après, étaye l'hypothèse d'une modification de la composition et de la structure ayant pour conséquence des changements dans les propriétés mécaniques des tissus.
La modification de ces deux tissus, par les rayons X, différerait à cause de leur proportion différente en eau, en protéines et en minéraux :
• la destruction minérale serait plus marquée au niveau amélaire : ceci serait majoritairement lié à une augmentation de la solubilité des cristaux à pH acide (pour rappel, l'émail a une composition minérale à hauteur de 96 %, organique de 1 % et hydraulique de 3 %) ;
• la destruction protéique serait plus marquée au niveau dentinaire (pour rappel, la partie organique et la partie hydraulique représentent, respectivement, 20 % et 10 % de la dentine). Cette destruction serait liée majoritairement aux radicaux libres produits par l'ionisation de molécules d'eau au passage des rayons X [1, 2].
Ces hypothèses ont été formulées par Lu et al. en 2019 pour expliquer l'augmentation du ratio protéine/minéral dans l'émail et sa diminution dans la dentine [3].
La radiothérapie entraînerait une altération de la triple hélice collagénique ainsi qu'une décarboxylation des groupements carboxylates du collagène, groupements permettant au collagène d'interagir avec la partie minérale [2], ce qui créerait des micro-fêlures dans l'hydroxyapatite [4]. À partir de 30 et 60 Gy, l'altération de la dentine inter/péri et intra-tubulaire ainsi que les fibres de collagènes cassées seraient visibles au MEB (fig. 2 et 3).
Sur la dentine saine (A), la partie péri-tubulaire apparaît plus minéralisée, plus lisse que la partie inter-tubulaire présentant une surface plus rugueuse. Pour la dentine irradiée (B et C), la distinction dentine tubulaire et inter-tubulaire est moins claire. L'aspect de la dentine inter-tubulaire est moins rugueux. Sur la plus irradiée (C), une discontinuité dans l'organisation de la structure sur plusieurs zones serait mise en évidence [2].
Cette diminution en teneur minérale se traduirait par une altération structurale prismatique et inter-prismatique visible au MEB (microscope électronique à balayage) et au AFM (microscope à force atomique) :
• structure prismatique : plus lisse, comme érodée (fig. 4), des prismes plus courts et informes [3] (fig. 5) ;
• structure inter-prismatique modifiée [1].
Ces structures modifiées entraîneraient une modification des propriétés mécaniques amélaires et dentinaires. On aurait une baisse de la micro-dureté et du module d'élasticité dans les deux tissus mais les propriétés mécaniques dentinaires sembleraient moins affectées par l'irradiation que celles de l'émail.
Il faut noter que ces modifications ne font pas l'unanimité. Les expériences réalisées présentent beaucoup de biais rendant difficiles la comparaison des résultats et l'établissement d'une conclusion unanime. Le tableau 1 a été établi pour présenter des résultats présents dans la littérature scientifique (liste non exhaustive).
Dans des conditions physiologiques, la jonction amélo-dentinaire (JAD) est moins minéralisée et plus riche en matière organique comparativement à la dentine et à l'émail l'avoisinants. Cette différence s'explique par le rôle de la JAD, à savoir la protection de l'organe dentaire envers les traumatismes physiques comme la propagation des fêlures [6].
Cette zone apparaîtrait modifiée dans sa structure et dans ses propriétés avec une résistance plus faible aux attaques acides après irradiation [7]. L'émail semblerait plus affecté que la dentine.
Il aurait été mis en évidence (tableau 2) :
• une augmentation de la solubilité des cristaux d'hydroxyapatite ;
• un émail plus poreux que dans la partie coronaire ;
• une modification de la micro-dureté et du module d'élasticité ;
• l'apparition de fissures et une JAD instable, discontinue au MEB (fig. 6).
Après radiothérapie, il est constaté que les lésions carieuses se développent préférentiellement dans cette zone et aux bords libres incisifs. Ceci serait une des répercussions cliniques des fissures et de la baisse de la micro-dureté et du module d'élasticité selon Lu et al. La forte concentration organique dans les tissus entourant la JAD expliquerait la destruction précoce constatée au cours des 6 semaines de radiothérapie. Ainsi, la JAD serait une zone plus à risque pour l'apparition de porosités amélaires et discontinuités tissulaires post-radiques et ces modifications serviraient aux bactéries cariogènes de surfaces rétentives puis de voies d'entrées [3].
Concernant le tissu pulpaire, les auteurs rapporteraient une absence de modification ou un changement transitoire (tableau 3).
Les glandes salivaires seraient sensibles aux irradiations, ce qui entraînerait une diminution rapide de leur fonction. Depuis la première description de l'endommagement des glandes par irradiation en 1911, par Bergonié, de nombreuses études ont été menées (pas moins de 900 depuis 1966) [8].
L'impact dépendrait du type de glande : la glande parotide serait plus sensible aux rayons et les glandes submandibulaires plus radio-résistantes.
Une réduction du débit salivaire serait constatée :
• selon Nagler en 2002 : réduction de 50 % par glande dans les quelques jours suivant la radiothérapie à faible dose (2,5/10 Gy) [8]. Au-delà de 2,5-10 Gy, sa production diminuerait même de 90 % ;
• selon Deng et al. en 2015 : le débit normal de 1 mL/min serait divisé par 2 avec les 2 premières semaines de radiothérapie ;
• selon De Barro da Cunha et al. en 2016 : baisse dès les premiers jours de radiothérapie puis baisse plus graduelle jusqu'à atteindre 10 % du débit initial [5].
Pour Deng et al., cette réduction serait dû aux rayonnements qui provoqueraient la mort des acini séreux [9]. La dégénérescence de ces acini serait plus rapide que celle des muqueux selon De Barro da Cunha et al. Ainsi, au-delà de 2,5-10 Gy, la salive aurait un aspect qualitatif différent, elle serait enrichie en muco-polysaccharides donc plus épaisse/visqueuse et la quantité en ions fluoro-calciques diminuerait [5]. Ainsi, la salive deviendrait plus muqueuse que séreuse [8].
La concentration en électrolytes salivaires serait aussi perturbée et le pH plus acide. Le pouvoir tampon diminuerait. Le pH ne serait donc plus ramené à l'équilibre dans des proportions temporales idéales (6,5-7,5), ce qui entraînerait un allongement de la durée sous pH acide de la cavité orale (or, la déminéralisation amélaire est observée à partir d'un pH inférieur à 5,5) [7, 9, 10]. La balance reminéralisation/déminéralisation serait déséquilibrée mais l'impact de ce facteur sur la maladie carieuse post-radique est débattu.
Néanmoins, la fonction salivaire protectrice doit être le plus possible maintenue pour le confort du patient grâce à :
• une irradiation la plus ciblée possible en privilégiant la RCMI pour préserver les tissus sains [9] ;
• une solution chirurgicale : transfert d'une des deux glandes salivaires submandibulaires (avec l'artère, le nerf facial et le ganglion submandibulaire) dans la région submentale controlatérale à la tumeur avant de commencer la radiothérapie. Introduite en 1980, cette intervention technique ne peut se faire que si le patient est N0 (aucune adénopathie) et que le bénéfice coût/risque est bon [9, 11]. Elle est techniquement rarement réalisée.
En cancer ORL, les doses étant supérieures à 50 Gy, la glande salivaire irradiée serait considérée comme détruite [12]. Ces effets seront irréversibles et donc à vie. Il est essentiel d'intégrer le patient dans un suivi et dans un protocole de prophylaxie en amont, pendant et après radiothérapie.
Une modification de la flore bactérienne locale serait observée avec une augmentation des bactéries cariogènes et acidophiles (notamment S. mutans et Lactobacillus). Cette augmentation pourrait persister jusqu'à 3 mois après RT, voire plus. Cette perturbation de la flore ne serait pas uniquement liée au rayonnement, il semblerait que les modifications salivaires participeraient à l'altération du microbiote commensal oral et au fait qu'il devienne plus pathogène [13].
La radiothérapie a aussi un impact sur le régime alimentaire des patients. Des changements dans la fréquence et la composition des repas sont constatés à cause des effets secondaires :
• dysgueusie (plus ou moins transitoire) : perte en post-radiothérapie des goûts majoritairement acide et amer au profit du sucré/salé, modifiant envie et satiété chez le patient ;
• dysphagie : provoquée par les modifications salivaires et le traitement. Les patients atteints ne pourront plus avaler que des boissons sucrées et/ou liquides. Ce trouble peut aussi entraîner des troubles du sommeil modifiant le rythme et le moral.
Certains patients vont parfois perdre beaucoup de poids et devront alors suivre un régime médical hypercalorique (apport régulier sucré) pour supporter le traitement.
L'hygiène est aussi perturbée car :
• les séances de radiothérapie sont chronophages ;
• un manque de communication sur l'importance de l'assiduité du brossage pendant les radiothérapies est relevé ;
• le stress et l'état psychologique du patient entraînent une minimisation plus ou moins volontaire de l'aspect bucco-dentaire ;
• les effets secondaires de la radiothérapie aigus (mycoses et mucites) et tardifs (limitation de l'ouverture buccale = LOB) peuvent rendre le brossage inconfortable, voire impossible sans aide médicamenteuse. Après traitement, c'est la limitation de l'ouverture buccale qui peut empêcher l'ouverture pour une bonne hygiène.
Salive séreuse : fluide, filante, riche en protéines (amylases) et en eau (électrolytes)
Salive muqueuse : plus visqueuse, moins liquide, enrichie en muco-polysaccharide (glycoaminoglycanes)
– Apport sucré régulier (dysgueusie, régime hypercalorique)
– Diminution du brossage sur terrain immunitaire fragile (mucite, épithélite, LOB, état psychologique)
– Flore buccale plus cariogène
– Diminution de la clairance et de la protection salivaire
+/- Fragilité structurale et mécanique des tissus dentaires post-radiques
La modification structurale et mécanique des tissus irradiés ainsi qu'RCI augmenté seraient les étiologies principales de la maladie carieuse post-radique. Elle est virulente, rapide et destructrice, il est nécessaire de pouvoir l'anticiper et de traiter les lésions carieuses dès leur stade initial. Au-delà de 60 Gy, les dommages seraient considérés comme étant liés aux rayons et à l'hyposialie [14], ce qui rendrait la maladie carieuse post-radique particulière. Ces différences avec la maladie carieuse habituelle ainsi que sa prise en charge vous seront définies dans un prochain article.