Cariologie
Michèle MULLER-BOLLA* Elody AÏEM** Sophie DOMÉJEAN***
*Professeur des Universités, département d'odontologie pédiatrique, université Côte d'Azur, UFR d'odontologie de Nice-Sophia Antipolis
**Centre hospitalier universitaire de Nice
***URB2i EA 4462, université Descartes-Paris
****AHU, département d'odontologie pédiatrique, université Côte d'Azur, UFR d'odontologie de Nice-Sophia Antipolis
*****Professeur des Universités
******Département d'odontologie conservatrice et endodontie, UFR Odontologie Clermont-Ferrand, EA 4847
*******Université Clermont Auvergne, service d'odontologie, CHU Estaing, Clermont-Ferrand
De nombreux groupes créés sur les réseaux sociaux ou des sites internet comptent désormais plus de détracteurs que de défenseurs des dentifrices fluorés. Trop souvent, les contenus extrapolés à partir d'articles scientifiques interprétés pour servir les opinions personnelles des détracteurs sont relayés à grande échelle, voire repris par les médias. Y aurait-il des données récentes susceptibles de nous amener à changer nos conseils préventifs pour améliorer l'état de...
De nombreux groupes créés sur les réseaux sociaux ou des sites internet comptent désormais plus de détracteurs que de défenseurs des dentifrices fluorés. Trop souvent, les contenus extrapolés à partir d'articles scientifiques interprétés pour servir les opinions personnelles des détracteurs sont relayés à grande échelle, voire repris par les médias. Y aurait-il des données récentes susceptibles de nous amener à changer nos conseils préventifs pour améliorer l'état de santé bucco-dentaire ? Quels arguments avancer face aux détracteurs ?
Cet article propose une lecture critique de la littérature scientifique dans le but de mettre en lumière les éléments scientifiques de contradiction aux fake news colportées sur internet et de confirmer que le dentifrice fluoré est la clé de la cario-prévention.
Le fluor (F) consommé à la dose minimale de 5 mg/kg de poids corporel peut entraîner nausées, vomissements, douleurs abdominales, diarrhée, fatigue, somnolence, coma, convulsions, arrêt cardiaque, et peut même être létal. La sévérité des complications (liées à la formation d'acide fluorhydrique au niveau de l'estomac ou à l'hypocalcémie) dépend de la quantité ingérée en une fois en fonction du poids [1]. Les centres antipoison n'ont cependant rapporté que quelques complications mineures suite à l'ingestion accidentelle de dentifrices F [2]. Néanmoins, et surtout s'ils ont une saveur sucrée ou un parfum ayant pour objectif de séduire les enfants, les dentifrices fluorés ne doivent pas rester à la portée des plus jeunes, car l'ingestion d'un tiers à la moitié d'un tube de dentifrice à 1 000 ppmF (1 mg/g de pâte) contenant habituellement 125 g de pâte peut être très toxique pour un enfant de 1 an d'un poids moyen de 10 kg.
Le F a été accusé de nombreux maux dès la fin des années 1980 ; l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a produit, en 2002, un document rapportant un certain nombre de démentis [3].
De nombreuses études écologiques menées à travers le monde n'ont pas mis en évidence de relation entre la consommation d'eau F et la morbidité ou la mortalité des différents types de cancer, en général, et de l'ostéosarcome en particulier [3]. Des études cas-témoins, dont le schéma est plus approprié pour objectiver l'eau F comme un éventuel facteur de risque, n'ont mis en évidence aucune différence significative de la consommation d'eau F entre un groupe de patients atteints d'ostéosarcome et un autre de témoins indemnes de la maladie [3, 4]. En complément, aucune différence significative de teneur des os en F n'a été mise en évidence entre des patients atteints d'ostéosarcome et des témoins affectés par un autre type de tumeur [5]. Depuis, une autre étude nationale réalisée au Royaume-Uni, qui considérait à la fois les eaux naturellement et celles artificiellement fluorées, a confirmé l'innocuité du F [6].
La consommation d'eau F ne serait pas responsable de dysfonctionnement des spermatozoïdes chez l'homme et, de façon plus générale, serait sans effet néfaste sur la reproduction. Chez la femme, elle n'augmenterait pas le risque d'avortement spontané et ne serait pas associée à une plus forte incidence de maladies congénitales [3].
Un perturbateur endocrinien (PE) est une substance exogène qui altère les fonctions du système endocrinien et, en conséquence, a un effet délétère sur la santé d'un individu et sa descendance [7] : il interfère avec la synthèse, la sécrétion, le transport, la liaison, l'action et/ou l'élimination d'hormones ayant une fonction dans l'homéostasie, le développement et/ou le comportement. Au cours de la dernière décennie, plusieurs études se sont intéressées aux effets des toxines environnementales sur le système endocrinien humain et, en particulier, à l'impact du F sur la glande thyroïde. Le F se substituerait à l'iode et inhiberait sa fixation par la glande, dont le fonctionnement serait alors perturbé. L'augmentation du risque d'hypothyroïdie dans les régions où l'eau était excessivement fluorée a été suggérée par des études écologiques [8]. Or le schéma de ces études n'est pas adapté pour déterminer l'existence d'un facteur de risque. En revanche, une étude cas-témoins a montré une augmentation significative du dosage en hormone de stimulation thyroïdienne (TSH) avec celle du dosage en F de l'eau de boisson, mais sans risque augmenté de pathologie thyroïdienne [9]. En référence au dosage urinaire en F (meilleur témoin de la consommation de F), l'augmentation du taux en TSH ne concernait que les personnes présentant un déficit modéré à sévère en iode [10]. Des études complémentaires sont donc nécessaires avant d'incriminer le F dans le dysfonctionnement thyroïdien.
Si l'étiologie des hypo-minéralisations molaires et incisives (MIH) est toujours discutée, le bisphénol A (BPA), PE reconnu, a récemment été incriminé. À partir d'études conduites chez le rat, il a été mis en évidence que le BPA fragiliserait l'émail plus exposé à la MIH ; et l'exposition conjointe aux BPA et au F entraînerait des défauts de minéralisation plus sévères [11]. Ces observations ont été concomitantes à une étude écologique mettant en avant un risque plus élevé de défauts sévères lorsque les enfants présentant une MIH vivaient dans une zone où l'eau était fluorée par rapport à une zone non F [12]. Par ailleurs, dans la population générale, aucune différence de prévalence de MIH entre les zones avec ou sans eau F n'a été mise en évidence [13]. Au regard de ces résultats, la qualification du F de PE est donc incorrecte.
Récemment, ce sont les supposés effets neurotoxiques du F, et en particulier la diminution du quotient intellectuel (QI), qui ont été le plus médiatisés. Cette hypothèse a pour origine un article de Grandjean et Landrigan publié dans une revue scientifique très reconnue, The Lancet, qui a cité une revue systématique de la littérature (RSL) du même auteur [14, 15]. Cette RSL était basée sur des études transversales conduites dans différentes régions, en particulier chinoises, dans lesquelles la teneur en F de l'eau était supérieure aux doses préconisées (0,7 à 1,5 mg/l) : elle indiquait une baisse moyenne de 7 points du QI chez les enfants suite à la consommation d'eau F par leur mère. Devant les vives réactions à cette publication, les auteurs ont été obligés de publier un démenti pour préciser que le niveau de preuve des études considérées dans leur RSL étant insuffisant, des recherches complémentaires étaient nécessaires [16]. En 2018, l'American Dental Association (ADA) et l'American Academy of Pediatric Dentistry (AAPD) indiquaient, à la suite de publications plus récentes (fig. 1), que si des effets néfastes sur la santé (diminution des capacités cognitives...) avaient été attribués au F, la prépondérance des preuves tirées d'études à grandes cohortes et d'analyses systématiques ne permettait pas de déduire de tels liens. En 2019, une étude de cohorte prospective basée sur 601 paires mère/enfant, dont 41 % vivaient dans une région où l'eau était fluorée, indiquait qu'une augmentation de 1 mg/l de F dans les urines maternelles était associée à une diminution du QI de 4,49 uniquement chez les garçons âgés de 3-4 ans [17]. Du fait de biais de mesure relevés dans cette étude et de l'incohérence des résultats liés au genre, l'American Association Pediatric (AAP) continuait de recommander le F [18] au même titre que The Lancet recommandait à la fois eau F et dentifrices F [19, 20].
L'ingestion régulière et à long terme d'un excès de F, le plus souvent par l'eau de boisson, peut causer une fluorose, les tissus minéralisés accumulant le F.
L'incorporation de F augmente la stabilité du réseau cristallin ; cependant, les os peuvent devenir cassants et leur résistance à la traction réduite en fonction des doses de F ingérées. Du fait d'une relation dose-effet, la gravité de la fluorose squelettique, définie par quatre phases, est proportionnelle à l'accumulation progressive de F dans les os pendant de nombreuses années : de la fluorose asymptomatique (phase préclinique : une augmentation de la masse osseuse détectée radiologiquement) à la fluorose invalidante (phase clinique III caractérisée par des mouvements limités des articulations, des déformations squelettiques, une calcification des ligaments, une immobilité associée à une fonte musculaire et à des problèmes neurologiques résultant d'une compression de la moelle épinière). La valeur seuil en mg/litre d'eau est difficile à établir d'autant qu'elle dépend également de la durée de consommation qui influence l'accumulation de F dans l'os (3 500 mg/kg d'os pour la phase préclinique) ; de fait, la prévalence est proportionnelle à l'âge dans une même région. La valeur seuil dépend à la fois de la composition de l'eau F et d'éventuelles maladies associées, comme une insuffisance rénale associée à une réduction de l'excrétion du F. Ces fluoroses endémiques sont également influencées par l'état nutritionnel et l'apport hydrique, lui-même lié au climat. Une exposition chronique à 3-4 mg/litre d'eau peut être associée aux premiers signes de fluorose osseuse [3] mais aussi à des fractures pathologiques chez les personnes sédentaires âgées de plus de 55 ans. Cependant, une première méta-analyse de 18 études n'a pas mis en évidence de relation entre l'eau F et les fractures pathologiques [21], alors qu'une seconde a recommandé d'abandonner le traitement de l'ostéoporose par le F chez la femme ménopausée du fait de l'augmentation du risque de fracture [22].
La fluorose dentaire apparaît pour des doses moindres (0,1 mg/kg de poids corporel) que celles responsables de fluorose osseuse. En revanche, ces mêmes quantités ingérées après l'âge de 6 ans n'entraînent plus de fluorose dentaire (fig. 2). Si elle est le plus souvent endémique, elle a également été associée à l'utilisation de suppléments F, notamment dans les zones où l'eau est fluorée [23], et à l'ingestion de topiques F chez les enfants en denture temporaire. Ainsi, les dentifrices F standards (1 000-1 500 ppmF), qui correspondent au dosage minimum recommandé dans la quasi-totalité des pays, ont été associés à la fluorose dentaire, en particulier chez les enfants de moins de 3 ans, lorsqu'ils sont utilisés en trop grande quantité [24]. Néanmoins, l'utilisation d'un dentifrice F enfant (< 1 000 ppmF) ne diminuait pas, par comparaison à un dentifrice F standard, le risque de fluorose inesthétique objectivable (Thyslstrup-Fejerskov fluorosis index > 2) [25]. Ainsi, le risque de fluorose ne doit pas conduire à ne plus recommander les dentifrices F, qu'il y ait ou non consommation de F via de l'eau, du sel ou du lait. En complément, il faut savoir que les dentifrices F n'ont jamais entraîné d'effets indésirables sur les tissus mous et que les éventuelles réactions allergiques ont été dues aux autres constituants, comme les conservateurs ou les allergènes issus des parfums incorporés dans les formules [26].
La RSL de Walsh et al. remise à jour en 2019 a confirmé l'efficacité cario-préventive des dentifrices F en denture temporaire comme en denture permanente, sous réserve d'un dosage minimum de 1 000 ppmF. Par exemple, l'utilisation d'un dentifrice F standard par comparaison à un placebo en denture temporaire enregistre une fraction préventive de 39 % ; autrement dit, 39 % de nouvelles lésions carieuses sur dents temporaires (en référence à l'indice CAOF) seraient évitées chez les enfants utilisant régulièrement un dentifrice F standard par comparaison à ceux utilisant un placebo [26]. Pour limiter le risque de fluorose dentaire, il est recommandé à l'état de traces chez les enfants de moins de 3 ans, puis à une quantité équivalente à un petit pois, c'est-à-dire à la quantité de dentifrice déposée dans la largeur de la brosse à dents enfant (fig. 3 et 4) entre 3 et 6 ans. Ces deux quantités correspondent respectivement à des doses de 0,125 mg et de 0,250 mg, soit à des doses inoffensives si le dentifrice était avalé à ces âges. Dans tous les cas, le brossage doit être effectué par un adulte averti du risque, puis surveillé par ce dernier jusqu'à l'âge de 8 ans (fig. 5). Au-delà de 6 ans, aucune consigne spécifique n'est de rigueur quant à la quantité de dentifrice F à étaler sur la brosse à dents junior ou adulte [27]. En revanche, du fait de relation dose-effet [26], un dentifrice à haute teneur en F (> 1 500 ppmF), réservé aux enfants en denture mixte ou permanente à risque carieux élevé, est plus efficace que les standards. Commercialisés en France dans les pharmacies ou dans d'autres pays sur prescription, ils sont malheureusement peu cités dans les recommandations en raison de leur coût plus élevé [27].
Le dentifrice F a donc un rôle capital en prévention primaire pour éviter le développement de nouvelles lésions carieuses. L'utilisation d'un dentifrice F standard est d'ailleurs recherchée chez l'enfant pour évaluer le risque carieux, et sa non-utilisation est considérée comme un facteur pathologique, alors que chez l'adulte, le dentifrice F standard ou à haute teneur en F utilisé biquotidiennement est considéré comme un facteur protecteur. Quoi qu'il en soit, un dentifrice F doit être dosé au minimum à 1 000 ppmF et utilisé tout au long de la vie, quel que soit le niveau de risque carieux (faible ou élevé) [28]. Si le label « Bio » est un gage de qualité incontournable pour certains consommateurs, il ne garantit en rien le dosage en F et il faudra absolument orienter les patients vers les rares spécialités Bio en contenant (1 450 ppmF). Il faudra également alerter les patients sur la piètre qualité des dentifrices faits « maison » : ils sont en effet non fluoré par essence et d'une conservation extrêmement limitée dans le temps. Or le contrôle du processus carieux n'est possible que par un apport quotidien de F, donc remplacer un dentifrice F par un dentifrice fait « maison » associé à une application semestrielle de vernis F d'au moins 22 600 ppmF ne suffit pas.
Les dentifrices F sont aussi acteurs en cario-prévention secondaire : ils font partie du panel des traitements curatifs non invasifs des lésions carieuses qu'ils interceptent, sous réserve de la correction du risque carieux (en particulier des mauvaises habitudes alimentaires et d'hygiène bucco-dentaire). En effet, ils permettent la reminéralisation des lésions non cavitaires et l'inactivation du processus carieux dans le cas des lésions cavitaires.
Le dentifrice F est un topique cario-préventif efficace qui n'a pas vocation à être avalé. Ses détracteurs basent leurs argumentaires sur des études de niveaux de preuves discutables et dont les conclusions sont tirées à partir de dosages inadéquats de F systémique. Son utilisation est indispensable à la gestion de la maladie carieuse.
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.