Odontologie pédiatrique
Mirabelle TOURNOUD* Michèle MULLER-BOLLA**
*Docteur en chirurgie dentaire, exercice libéral, Marseille
**Professeur des Universités, département d'odontologie pédiatrique, université Côte d'Azur, UFR d'odontologie de Nice-Sophia Antipolis
***Centre hospitalier universitaire de Nice
****EA 4462, université de Paris
Les traitements non invasifs sont classiquement associés à la prise en charge thérapeutique des lésions carieuses non cavitaires. Depuis peu, ils sont envisagés pour intercepter les lésions carieuses cavitaires dentinaires sans symptomatologie de complications pulpo-parodontales, en les contrôlant à l'aide de topiques fluorés comme le dentifrice [1]. Des solutions de fluorure diamine d'argent à haute teneur en fluor sont...
Les traitements non invasifs sont classiquement associés à la prise en charge thérapeutique des lésions carieuses non cavitaires. Depuis peu, ils sont envisagés pour intercepter les lésions carieuses cavitaires dentinaires sans symptomatologie de complications pulpo-parodontales, en les contrôlant à l'aide de topiques fluorés comme le dentifrice [1]. Des solutions de fluorure diamine d'argent à haute teneur en fluor sont désormais commercialisées en France, nous amenant à nous interroger sur leur efficacité dans l'inactivation et la reminéralisation des lésions dentinaires, ainsi que sur leurs avantages et inconvénients en odontologie pédiatrique.
La gestion de la maladie carieuse se réfère à une approche en quatre étapes du patient. Les deux premières correspondent à une démarche diagnostique basée sur l'évaluation du risque carieux (RC) et le diagnostic des lésions carieuses, dont il faut déterminer à la fois la sévérité et l'activité. Elles permettent d'établir un plan de traitement personnalisé incluant, en complément de l'éducation du patient (correction du RC), des traitements cario-préventifs le plus souvent associés à la prévention primaire, des traitements non invasifs et ultra-conservateurs (fig. 1). D'habitude, les lésions carieuses non cavitaires font l'objet de traitements non invasifs (reminéralisation ou scellement de sillons thérapeutiques) et les lésions carieuses cavitaires sont le plus souvent associées à des traitements ultra-conservateurs (restaurations a minima), voire exceptionnellement à leur contrôle par des topiques fluorés [1, 2]. La distribution récente de solution de fluorure diamine d'argent (FDA) en France remet en cause cette approche clinique [3], en particulier dans le cas des dents temporaires vitales (sans symptomatologie de complications pulpo-parodontales), qui ont fait l'objet de nombreux essais cliniques (fig. 2 et 3). Son utilisation est en effet assez aisée (fig. 4 à 9). Cet article se propose de faire une analyse exhaustive des revues systématiques de la littérature (RSL) pour optimiser la gestion de la maladie carieuse chez les jeunes enfants avec le FDA.
La méthodologie utilisée pour identifier les RSL ciblées sur l'efficacité du FDA sur les dents temporaires en cario-prévention primaire ou secondaire est rapportée dans l'encadré 1. Les dix RSL retenues [4-13], incluaient elles-mêmes de 2 à 19 études, soit un total de 90 études ramenées à 54 études après élimination des doublons, mais seulement 22 d'entre elles ont été considérées, les 32 autres n'étant pas des études comparatives répondant à notre questionnement (tableau 1), et certaines d'entre elles étant citées dans plus de la moitié des RSL [14-18]. Elles avaient été publiées dans un délai de temps assez court, soit de 2009 à 2019, ce qui démontre tout l'intérêt porté à ce nouveau traitement non invasif. Depuis, une autre revue qualifiée d'« Umbrella » (revue d'ensemble des RSL) a été publiée [19].
Le FDA, connu pour ses propriétés antibactériennes et reminéralisantes [3], a été étudié aux concentrations de 10 %, 12 %, 20 %, 30 % et 38 %, cette dernière ayant été non seulement la plus étudiée mais également démontrée comme la plus efficace [4, 5, 7-13]. La fréquence d'application de chacune d'elles a également varié d'une seule fois à une application biannuelle.
Trois des RSL incluses [4, 8, 12] y faisaient référence en complément de la prévention secondaire (interception des lésions carieuses). Sur les 9 études incluses dans une ou plusieurs de ces trois RSL (tableau 1), une seule apportait une réponse à l'intérêt du FDA 38 % par comparaison à l'absence de traitement pour prévenir le développement de lésions carieuses initiales des dents temporaires en déterminant une fraction préventive de 78 % (IC95 % de 68 à 88 %) [15]. Néanmoins, du fait du manque d'études sur le sujet, les recommandations basées sur le niveau de preuve comme celles de l'American Academy of Pediatric Dentistry (AAPD) n'ont pas changé, privilégiant toujours l'utilisation biquotidienne d'un dentifrice fluoré d'au moins 1 000 ppm en denture temporaire et l'application 2 à 4 fois par an de vernis fluoré de 22 600 ppm ou plus en cas de RC élevé [20].
La reminéralisation des lésions amélaires n'a été considérée que dans une RSL [6] et l'étude correspondante n'intéressait pas les dents temporaires.
L'arrêt des lésions dentinaires est donc le traitement qui a fait l'objet du plus grand nombre de RSL [5-11, 13], et d'essais contrôlés randomisés évaluant différentes concentrations de FDA comparées entre elles, à une absence de traitement, un placebo ou à un autre traitement (applications de vernis 5 % NaF ou restaurations CVI) avec des protocoles différents :
– les applications de FDA 30 % ou 38 % ont été plus efficaces qu'une absence de traitement [8] ou des applications d'eau saline (placebo) [8, 9, 13] ;
– Les applications de FDA 38 % ont été plus efficaces que celles de FDA 10 % ou 12 % alors que le temps d'application de 1 à 3 minutes n'a pas joué sur son efficacité [8, 11] ;
– le FDA 38 % a été plus efficace en applications semestrielles qu'en applications annuelles [10, 11, 13] ou qu'en applications hebdomadaires pendant plusieurs semaines [7, 11] ;
– les applications semestrielles de FDA 30 % ou 38 % ont été plus efficaces que des restaurations CVI le plus souvent réalisées selon l'Atraumatic Restorative Treatment (ART) [5-10] ;
– les applications annuelles de FDA 30 % ou 38 %, avec ou sans curetage du tissu déminéralisé, ont été plus efficaces que des applications trimestrielles de vernis 5 % NaF [5-9, 11, 13].
Suite à ce constat, le FDA n'est pas recommandé comme traitement non invasif des lésions amélaires ; le scellement thérapeutique avec ou sans application de vernis 5 % NaF, l'application de ce dernier ou de gel de fluorure de phosphate acidulé (1,23 % APF), ou encore l'infiltration résineuse sont indiqués en fonction de la face dentaire intéressée. En revanche, la solution de FDA 38 % constitue la solution thérapeutique non invasive des lésions carieuses cavitaires des dents temporaires du fait de son efficacité démontrée (fig. 10) [21]. Selon la revue Umbrella [19], la proportion de lésions dentinaires arrêtées des dents temporaires est supérieure avec le FDA 38 % (65 à 91 %) par comparaison au vernis 5 % NaF (38 à 44 %) ou aux restaurations CVI (39 à 82 %).
Objectif :
Déterminer l'efficacité du FDA dans la gestion des lésions carieuses (prévention primaire et/ou secondaire) des dents temporaires avec des traitements cario-préventifs ou non invasifs.
Matériel et méthode :
Chacune des RSL devait obéir à la question formulée sur le modèle PICO :
– population étudiée : la population ciblée était les enfants et leurs dents temporaires ;
– intervention : l'application de FDA ;
– comparaison : l'absence de traitement, un placebo, ou une autre méthode non invasive de prévention primaire ou secondaire ;
– critère d'évaluation (Outcome) : lésions carieuses arrêtées, modification indicateurs CAOco.
Recherche électronique sur Pub Med, The Cochrane Library et Scopus réalisée le 11/03/2019 sans limite inférieure de période, avec les mots clés « Silver diamine fluoride » et « systematic review ».
Après élimination des doublons parmi les 51 études identifiées, 10 RSL ont été incluses à partir des 29 références restantes [4-13].
Sans risque pour la santé des patients, car la dose d'argent est en deçà de la dose maximale recommandée, les effets indésirables signalés du FDA 38 % sont très ponctuels : inflammation gingivale, lésions blanches légèrement douloureuses de la muqueuse buccale, coloration noire de la gencive ou de la peau disparaissant en quelques jours, goût métallique dans les heures qui suivent l'application..., si bien que le traitement a été déclaré sans danger [19, 22]. Seule la coloration noire quasi immédiate des lésions constitue un inconvénient majeur. Du fait de son aspect inesthétique, elle peut impacter la qualité de vie de certains enfants. En effet, les plus jeunes, âgés de moins de 5 ans, ne manifestent pas de mécontentement car ils n'auraient pas encore conscience de leur physique et donc de l'esthétique dentaire. En revanche, l'esthétique devient plus importante chez les enfants plus âgés [4, 23, 24]. De même, les parents sont d'ordinaire gênés, même si leur enfant consulte pour un stade sévère de carie précoce de l'enfant. Certains d'entre eux ressentent de la culpabilité du fait de la mise en évidence des lésions carieuses par cette coloration noire et ils ont alors un véritable désir de changement. Ainsi, le patient et sa famille doivent dans tous les cas être prévenus en amont de la dyschromie due au traitement [25]. Dans ce contexte, il est intéressant d'insister sur la notion de reminéralisation des lésions carieuses associée à la coloration noire des dents : « Si la coloration apparaît vite, c'est un point positif. » En effet, dans le cas de la carie précoce de l'enfance, il n'est pas rare d'observer une reminéralisation des lésions carieuses du fait du seul changement des habitudes alimentaires et d'hygiène bucco-dentaire, une coloration équivalente est alors observée mais après un délai plus long, de plusieurs semaines à plusieurs mois (fig. 11).
Malgré ses inconvénients, ce traitement non invasif des lésions carieuses cavitaires dentinaires a néanmoins ses indications car il permet d'intercepter les lésions carieuses cavitaires dentinaires sous réserve de la correction concomitante du RC. Il est à privilégier chez les enfants polycariés pour arrêter en une fois les lésions carieuses cavitaires en particulier postérieures, si l'aspect inesthétique pose problème à la famille, avant leur restauration ultérieure [21]. Il est particulièrement utile chez les enfants ne coopérant pas aux soins, dans l'attente d'une prise de charge sous sédation consciente ou sous anesthésie générale, du fait des difficultés de parcours de soins en odontologie pédiatrique que nous connaissons en France [26].
Si ce traitement peut permettre de gérer la maladie carieuse chez de nombreux enfants, il a ses limites ; non seulement du fait de la sévérité de certaines lésions carieuses associées à des complications pulpo-parodontales nécessitant des traitements plus complexes, mais aussi du fait même que notre jeune patient est un sujet en cours de croissance. En effet, ne pas restaurer la dent en deuxième intention peut perturber à moyen et long termes la dentition permanente de l'enfant du fait d'une perte d'espace associée à la migration des dents (fig. 12 à 16). En outre, l'aspect inesthétique peut perturber le développement affectif de l'enfant à cause par exemple de moqueries subies à l'école.
La gestion de la maladie est obligatoirement associée à un suivi pour contrôler la correction du RC (fig. 1). Si nécessaire, il doit permettre une réapplication semestrielle de FDA 38 %, toujours considérée comme une solution thérapeutique transitoire. En effet, si le comportement de l'enfant s'est amélioré, il faudra restaurer la dent avec du matériau CVI, si possible à haute viscosité, masquant mieux la coloration noire, car l'application initiale de FDA n'influence pas la force de liaison dentinaire du ciment verre ionomère (fig. 12 à 16). En revanche, elle compromet le collage des systèmes adhésifs [27].
Cette approche thérapeutique non invasive est efficace et intéressante, plus particulièrement chez les patients non coopérants car elle ne correspond pas au gold standard de la prise en charge des lésions carieuses cavitaires par des traitements ultra-conservateurs pour optimiser la dentition permanente. Elle constitue un traitement de temporisation chez les enfants polycariés et/ou non coopérants, dans l'attente de la correction du risque carieux et/ou d'une prise en charge sous sédation consciente ou anesthésie générale, toujours aussi longue à obtenir...
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.