Cariologie
Marion FLORIMOND* Pia BORNENS** Franck DECUP***
*AHU, Université de Paris / Hôpital Charles Foix
**Étudiante en Chirurgie Dentaire, Université de Paris / Hôpital Charles Foix
***MCU-PH, Université de Paris / Hôpital Charles Foix
La lésion carieuse n'est aujourd'hui plus seulement appréhendée à travers le prisme de la dentisterie réparatrice qui cherche à éliminer les tissus altérés pour les remplacer. Il est désormais question de contrôler un déséquilibre écologique (ou dysbiose) et de favoriser la préservation ainsi que la réparation tissulaire. Cette vision de la carie découle des avancées dans la compréhension de l'écosystème buccal, des tissus dentaires et des biomatériaux, qui ont permis de...
La lésion carieuse n'est aujourd'hui plus seulement appréhendée à travers le prisme de la dentisterie réparatrice qui cherche à éliminer les tissus altérés pour les remplacer. Il est désormais question de contrôler un déséquilibre écologique (ou dysbiose) et de favoriser la préservation ainsi que la réparation tissulaire. Cette vision de la carie découle des avancées dans la compréhension de l'écosystème buccal, des tissus dentaires et des biomatériaux, qui ont permis de faire évoluer nos thérapeutiques. Les objectifs lors de l'éviction carieuse deviennent sans cesse plus précis : il s'agit désormais de différencier les tissus au niveau histologique pour offrir à la dent le meilleur pronostic sur le long terme. Devant les limites de l'examen visuel et tactile, d'autres moyens d'évaluation des tissus, comme les colorants dentinaires ou la fluorescence laser, paraissent désormais indispensables pour atteindre une précision à la hauteur de nos objectifs de traitement.
L'excavation des tissus cariés est l'une des étapes clés du traitement d'une lésion carieuse, dont les objectifs sont d'obtenir un substrat optimal pour la pérennité de la restauration coronaire à venir et de prévenir le développement d'une lésion carieuse secondaire [1].
Depuis l'apparition de la dentisterie adhésive dans les années 1950, le délabrement tissulaire n'était déjà plus dicté par les besoins des matériaux de restauration mais par l'atteinte tissulaire. Aujourd'hui, à l'heure de la minimal invasive dentistry, l'objectif n'est désormais plus d'éliminer totalement la lésion carieuse mais de contrôler le processus de déminéralisation, en maîtrisant l'activité acidogène et protéolytique du biofilm grâce au scellement bactérien au sein de la dentine affectée [2]. La conservation tissulaire maximale, qui concerne désormais des tissus altérés par les toxines bactériennes, permet de voir toujours plus loin dans nos objectifs : la thérapeutique ne vise plus la réparation de l'organe dentaire lésé mais l'obtention d'un contexte propice à la cicatrisation du complexe dentino-pulpaire.
Jusque dans les années 2000, l'éviction carieuse complète, souvent associée au traitement endodontique, était enseignée là où aujourd'hui la conservation pulpaire pourrait être une option. Cette pratique dite invasive n'en demeure pas moins encore très présente à l'heure actuelle. Ceci s'explique avant tout par des considérations économiques, mais aussi par une méconnaissance des mécanismes cellulaires et moléculaires de la lésion carieuse dont la compréhension évolue [3].
Histologiquement, la carie dentaire peut être décrite en quatre couches successives sans délimitations nettes, qui reflètent l'évolution du processus carieux [4] (fig. 1).
C'est une couche totalement déminéralisée dans laquelle on retrouve des bactéries et des débris collagéniques. Cliniquement, les tissus apparaissent mous et sont aisément éliminés à l'aide d'un excavateur.
C'est une couche dont l'architecture, encore reconnaissable, a été altérée par les bactéries successivement acidogènes puis protéolytiques que l'on y trouve. Ce tissu a perdu toute capacité de reminéralisation et doit être totalement éliminé.
C'est une couche dont la phase minérale a partiellement été dissoute par les acides produits par les bactéries présentes dans la couche infectée et dont l'architecture a été préservée. Peu colonisé par les bactéries, ce tissu possède un potentiel de reminéralisation.
C'est une couche dans laquelle on observe une apposition minérale par sécrétion odontoblastique ou par minéralisation des prolongements odontoblastiques eux-mêmes.
Si ces différentes couches sont aisément différenciées sous microscope, le challenge en clinique est réel pour réussir à atteindre le juste équilibre lors de l'excavation alors que le pronostic de la thérapeutique est directement impliqué par la précision de ce geste. En effet, une sur-instrumentation mènera inéluctablement à un délabrement tissulaire inutile, qui aura des conséquences biomécaniques et biologiques délétères pour le pronostic de la dent. À l'inverse, un curetage insuffisant offrira la possibilité aux bactéries de poursuivre le processus carieux de déminéralisation, ce qui posera in fine les mêmes problématiques mécaniques et biologiques.
L'International Caries Consensus Collaboration (ICCC) a proposé les guidelines suivantes pour l'éviction carieuse [5-6] :
– préservation des tissus non déminéralisés et reminéralisables ;
– obtention d'un joint périphérique étanche en offrant à la restauration un support amélo-dentinaire sain, afin de contrôler la lésion et d'inactiver les bactéries persistantes ;
– utilisation de thérapeutiques atraumatiques ayant fait leurs preuves dans la prévention de la douleur et de l'anxiété ;
– préservation de la santé pulpaire en évitant le curetage à proximité pulpaire, ce qui implique de laisser une couche de dentine affectée si nécessaire ;
– optimisation de la longévité du complexe dent-restauration par une élimination suffisante de dentine altérée pour permettre la réalisation d'une restauration suffisante en volume et en résistance.
Un maximum de précautions doivent être mises en place afin d'éviter, lorsque cela est possible, l'exposition pulpaire, car elle impacte de manière considérable le pronostic à long terme et le coût des traitements [3]. L'épaisseur de dentine résiduelle (EDR), qui ne peut être déterminée cliniquement, influence directement les capacités de cicatrisation car il s'agit de l'un des facteurs déterminants dans le stress pulpaire généré lors du curetage.
Afin de faciliter la discrimination des différentes couches de dentine, et d'ainsi promouvoir la cicatrisation du complexe pulpo-dentinaire et la longévité de la restauration, l'ICCC a proposé la description clinique suivante [7] :
– la dentine souple (soft dentin) : elle se déforme sous la pression d'un instrument dur et son élimination requiert peu de force (par exemple à l'aide d'un excavateur) ;
– la dentine à la texture du cuir (leathery dentin) : même si elle ne se déforme pas sous la pression d'un instrument dur, cette dentine peut être facilement retirée sans que cela demande beaucoup de force ;
– la dentine ferme (firm dentin) : elle est résistante à l'instrumentation manuelle et une réelle pression doit être exercée pour l'éliminer ;
– la dentine dure (hard dentin) : une force de poussée doit être appliquée avec un instrument dur pour pénétrer la dentine. Seul un instrument tranchant ou une fraise peuvent la soulever. On peut entendre un son crissant (ou « cri dentinaire ») lorsqu'une sonde droite la caresse.
Les deux outils les plus couramment utilisés dans l'évaluation des tissus lors de l'éviction carieuse sont donc les analyses visuelle et tactile, dont les performances peuvent être améliorées grâce à l'utilisation d'aides optiques. La teinte et la texture de la dentine sont aujourd'hui les seuls indicateurs de l'atteinte structurelle et de l'avancée du processus carieux. Mais si le miroir et la sonde sont depuis longtemps les alliés du curetage, ils connaissent désormais de plus en plus de limites, qui sont liées à leur subjectivité et à la recherche d'une précision toujours plus élevée [1]. Pour pallier cette problématique, des outils qui ont fait leurs preuves dans le diagnostic des lésions carieuses ont été appliqués à l'éviction carieuse afin de la rendre plus précise et plus objective.
La fluorescence d'un objet est sa capacité à absorber une énergie lumineuse et à la restituer sous forme d'une émission lumineuse, dite fluorescente. En réponse à l'excitation des atomes par le stimulus lumineux, l'objet émet un photon afin de revenir à l'état fondamental, il émet alors une lumière de longueur d'onde plus élevée et est perçu par l'œil d'une couleur différente. L'intensité de la fluorescence naturelle de la dent est principalement liée à sa composante minérale et peut être modifiée par des altérations morphologiques ainsi que par la présence de bactéries et de leurs métabolites, telles que les porphyrines [4] (fig. 2 à 5).
Ce phénomène est mis à profit par des systèmes qui associent des caméras LED utilisant la fluorescence et des logiciels de traitement d'image, afin d'utiliser les variations de la fluorescence à des fins diagnostiques et thérapeutiques (DIAGNOdent® de KaVo, SoproLife® d'Acteon, Vista Proof® de Dürr Dental...). Des caméras de ce type ont également été couplées à un microscope opératoire pour une utilisation en direct (Extaro® de Zeiss). L'utilisation de ces différents dispositifs a été très largement étudiée dans la littérature en ce qui concerne le diagnostic des lésions carieuses, et le DIAGNOdent® a montré sa capacité à détecter les lésions carieuses occlusales avec une fiabilité comprise entre 69 et 73 % [8], quand l'examen visuel et tactile a montré une sensibilité moyenne de 39 % [4]. L'utilisation de la fluorescence lors de l'éviction carieuse manque encore de visibilité dans la littérature, mais elle semble être un outil intéressant dans l'arsenal thérapeutique pour tenter de se rapprocher du plus juste délabrement tissulaire [1].
L'observation de la luminance renseigne sur l'atteinte tissulaire et sur l'activité du processus de déminéralisation. Par exemple, selon les données du fabricant, la caméra fluoLED SoproLife® (Acteon), qui émet à une longueur d'onde de 650 nm, permet d'observer les altérations de la structure dentaire grâce aux modifications de teinte suivantes (cf. Cas cliniques 1 et 2) :
– dentine saine : vert acidulé très lumineux ;
– email soutenu par une dentine saine : vert clair à bleu ciel selon l'épaisseur de l'émail ;
• processus carieux à évolution rapide :
– dentine infectée totalement détruite : vert/noir ;
– interface infectée/affectée : rouge vif ;
– dentine affectée : vert foncé ;
– dentine tertiaire : ombre rouge ;
• processus carieux à évolution lente :
– dentine infectée totalement détruite : vert/noir ;
– interface infectée/affectée : rouge noir ;
– dentine affectée : voile rouge et vert foncé.
Ces systèmes non invasifs peuvent accroître la performance de l'examen visuel de la dentine pendant l'éviction carieuse, mais ils conservent une certaine part de subjectivité puisque l'interprétation des images reste observationnelle et non quantitative. D'autre part, leur coût financier demeure une limite importante à leur démocratisation. Néanmoins, les études qui ont mesuré leur impact sur la qualité du curetage semblent très prometteuses et leur font une place dans l'approche de la minimal invasive dentistry.
L'idée de différencier les couches de la lésion carieuse grâce à l'utilisation de colorants est apparue dans les années 1970. L'objectif était alors de cibler les micro-organismes, mais il est vite apparu que les colorants renseignaient sur le taux de déminéralisation et non sur l'infection [9].
Divers colorants ont depuis été développés, dans l'objectif d'accroître la précision de l'analyse visuelle lors du curetage et de faciliter la discrimination clinique de la dentine infectée (Carie Detector® de Kuraray Medical, Seek Carie Indicator® de Ultradent Products, Caries Marker® de Voco...). Ils contiennent un colorant associé au propylène glycol et colorent la matrice collagénique déminéralisée [10]. Le propylène glycol est un alcool dihydrique qui permet au colorant de pénétrer rapidement et profondément dans la dentine du fait de sa faible tension de surface. La pénétration tissulaire du colorant dépend également de son poids moléculaire et conditionne son efficacité [11]. Si le poids moléculaire est trop élevé, le colorant infiltrera trop aisément la dentine et la coloration ne sera pas discriminante. Les industriels sont encore à la recherche du solvant idéal, dont la viscosité permettrait d'atteindre la pénétration tissulaire parfaite, et le polypropylène glycol a été étudié dans ce but [10].
En attendant le produit idéal, de nombreuses études ont démontré que les colorants actuels teintaient la dentine affectée qui doit être conservée, ainsi que la jonction amélo-dentinaire, du fait de leur richesse en matrice organique [12]. L'utilisation des colorants nécessite donc une analyse rigoureuse afin d'éviter une sur-instrumentation. À ce sujet, il existe un consensus dans la littérature qui consiste à laisser en place la dentine légèrement colorée (« lightly stained »).
Le fait de laisser de la dentine colorée en place soulève la question de l'impact des colorants sur l'adhésion. Les auteurs se contredisent encore à ce sujet et certains conseillent d'éliminer les colorations résiduelles à l'aide d'hypochlorite de sodium à 3 % [10]. Toutefois, si la dentine affectée où le colorant persiste montre effectivement une aptitude au collage amoindrie, elle doit de toute façon être entourée d'un joint périphérique amélo-dentinaire parfaitement sain qui autorise des compromis sur les valeurs d'adhésion en fond de cavité (cf. Cas clinique 2).
Tout comme l'utilisation de la fluorescence, les colorants permettent de faciliter l'évaluation visuelle de la dentine au cours de l'éviction carieuse. La conservation des tissus légèrement colorés fait à nouveau appel à la subjectivité de l'appréciation du praticien, mais la mise en œuvre est extrêmement aisée et très peu coûteuse. Ils apparaissent donc comme un moyen très simple d'augmenter la performance de l'évaluation de l'atteinte tissulaire.
L'utilisation d'aides à l'évaluation des tissus dentaires lors de l'excavation devient une évidence avec l'évolution de la compréhension du processus carieux et le développement de nouveaux objectifs thérapeutiques. Le protocole idéal n'existe pas encore puisque tout repose toujours sur la subjectivité de l'œil du praticien, mais il est possible d'atteindre de plus hauts niveaux de précision grâce à l'utilisation d'aides optiques en association avec des colorants et/ou des caméras utilisant la fluorescence, qui augmentent la performance de l'observation.
Toutes ces techniques paraissent d'autant plus pertinentes dans la pratique d'étudiants ou de jeunes praticiens dont l'œil n'a pas encore été formé par l'expérience.
La conservation de tissus dentaires partiellement déminéralisés et modérément envahis par les bactéries permet une économie tissulaire et une protection du complexe dentino-pulpaire, qui participent à l'amélioration du pronostic à long terme de l'organe pulpaire.
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.