Humanitaire
Sarah ELKEURTI* Michèle MULLER-BOLLA**
*Étudiante en TCEO1 (6e année)
**Université Côte d'Azur, UFR d'odontologie de Nice Sophia Antipolis, CHU de Nice
***Professeur des Universités - Praticien hospitalier
****Département d'odontologie pédiatrique, Université Côte d'Azur, UFR d'odontologie de Nice Sophia Antipolis, CHU de Nice
*****URB2i – EA 4462, Paris Descartes
L'Université Côte d'Azur a signé une convention avec l'organisation non gouvernementale (ONG) One World One Smile (OWOS), afin que les étudiants en odontologie aient l'opportunité de participer, lors de leur dernière année d'études, à une mission humanitaire avant de se lancer dans la vie active. Cette ONG est également ouverte à tous les chirurgiens-dentistes qui souhaiteraient entreprendre cette démarche.
Cette mission humanitaire réalisée dans une région reculée de la...
L'Université Côte d'Azur a signé une convention avec l'organisation non gouvernementale (ONG) One World One Smile (OWOS), afin que les étudiants en odontologie aient l'opportunité de participer, lors de leur dernière année d'études, à une mission humanitaire avant de se lancer dans la vie active. Cette ONG est également ouverte à tous les chirurgiens-dentistes qui souhaiteraient entreprendre cette démarche.
Cette mission humanitaire réalisée dans une région reculée de la Tanzanie (encadré 1), Kigoma, était exclusivement ciblée sur les soins bucco-dentaires [1-9]. Son organisation par OWOS, l'activité ainsi que les conditions de soins et l'état de santé bucco-dentaire de la population locale sont autant d'expériences que nous souhaitons partager afin que vous ne passiez pas à côté d'une expérience si enrichissante.
Tanzanie divisée en 30 régions administratives dont celle de la région de Kigoma (nord-ouest) [1].
Population : 58 millions d'habitants dont 80 % vivent en zones rurales [2].
2/5e de la population travaillent dans la production agricole [3].
Ratio hommes/femmes de 1 [1].
Espérance de vie de 60 ans pour les femmes et 64 ans pour les hommes sachant que la moitié de la population a moins de 18 ans [1].
Tous les enfants en âge d'aller à l'école (5-17 ans) ne sont pas scolarisés [1].
Taux d'alphabétisation de 86 % chez les hommes et 71 % chez les femmes [4].
Taux de fertilité de 5 enfants par femme [2].
Âge moyen de la mère au premier enfant : 20 ans [5].
Environ la moitié des femmes considèrent la violence conjugale comme justifiée (fig. 4) [5].
Ratio médecins/habitants de 0,02/1000 [6].
Ratio chirurgiens-dentistes/habitants de 1/360 000 (total de 250 chirurgiens-dentistes) [7] ; ainsi, plus de 27 millions des Tanzaniens n'ont pas accès aux soins bucco-dentaires.
Structures de santé : 1 188 hiérarchisées en dispensaires, centres de santé, hôpitaux de district, régionaux et nationaux offrant 0,7 lit d'hôpitaux pour 1 000 patients ; les soins bucco-dentaires sont le plus souvent dispensés dans les hôpitaux de district ou nationaux [8].
Un tiers de ces structures n'a pas accès à l'électricité ou à l'eau courante et un quart possède des équipements de stérilisation [8].
Soins à la charge des patients [9].
OWOS est une ONG fondée en 2014, reconnue par l'OMS, pour permettre aux enfants et aux communautés les plus démunies de Tanzanie l'accès aux soins bucco-dentaires ainsi qu'une prise de conscience sur l'importance de l'hygiène bucco-dentaire. À terme, elle souhaite construire et équiper des unités de soins dentaires dans les zones reculées de Tanzanie, en collaboration avec diverses ONG internationales, afin que des volontaires du monde entier puissent se relayer pour réaliser des soins bucco-dentaires et participer à la formation des professionnels dentaires tanzaniens.
La mission a été organisée par OWOS à Nguruka, dans la province d'Uvinza, la plus pauvre de la région de Kigoma, parce que l'offre de soins y était médiocre, comme dans toutes les zones rurales. Dans cette démarche, OWOS a été aidée par Bilal Muslim Mission of Tanzania, pour toute la logistique locale. Au total, une trentaine de personnes se sont investies pour sa réalisation. Localement, en complément de l'équipe de soins comptant 15 volontaires, il y avait un responsable du camp, un cuisinier et un chauffeur ainsi que des lycéens anglophones pour la traduction de l'anglais en swahili (fig. 1).
Pendant les dix jours de la mission, la zone de soins était localisée dans le centre de santé de Nguruka. Elle était installée quotidiennement dès le lever du jour et démontée au moment du crépuscule, sachant que le campement était à une petite demi-heure de bus. Elle comptait neuf postes de soins aménagés avec des tables et chaises en plastique et des oreillers pour soutenir la tête des patients. Deux des postes étaient équipés de tours fonctionnant grâce à un groupe électrogène. Il y avait une zone de distribution du matériel et une zone de stérilisation à froid (fig. 2, 3, 5 et 7). À proximité, du fait de l'espace imparti, la zone d'attente servait à la réalisation de l'examen initial par un des chirurgiens-dentistes pour identifier les dents à extraire (fig. 7 et 8). Ainsi, toutes les éventuelles « négociations » des patients étaient gérées au préalable et, si de multiples avulsions étaient nécessaires, elles étaient si possible réalisées dans la même séance pour éviter tout retour des patients les jours suivants afin de ne pas perdre un temps précieux pour la prise en charge d'un maximum de patients pendant la mission. Par ailleurs, les avulsions en une fois devaient être de règle chez certains patients parcourant plusieurs dizaines, voire centaines de kilomètres, le plus souvent à pied ou en vélo. En complément, une éducation pour promouvoir l'hygiène bucco-dentaire était dispensée, en particulier chez les plus jeunes (fig. 9).
881 patients ont été pris en charge dont 103 enfants qui ont fait l'objet d'une enquête par questionnaire.
La plupart des consultants déclaraient souffrir d'une ou de plusieurs douleurs dentaires, dont la date d'apparition variait entre 6 mois et 10 ans avant la consultation (moyenne de 4,8 ans). Les services médicaux locaux parfois sollicités les auraient le plus souvent invités à uniquement prendre des antalgiques pour gérer la douleur. En pratique, 1815 dents ont été extraites sur une période de 9 jours de soins, avec une moyenne de 2,06 avulsions par patient (fig. 10 à 12). Une médication était prescrite en peropératoire uniquement dans les cas de cellulite, pour une prise en charge dans les 48 heures. Les rares prescriptions post-opératoires d'antibiotiques et/ou d'antalgiques n'excédaient pas 48 heures, les patients n'ayant que rarement ou jamais eu de prescriptions antérieures.
Aucun des consultants n'avait de dents restaurées. Cette situation s'explique par la demande et les honoraires associés aux traitements restaurateurs 2 à 4 fois plus élevés que ceux d'une avulsion (4 fois la ressource financière quotidienne moyenne des plus démunis), tous étant à la charge du patient [10]. Elle est également la conséquence du nombre et de la formation des chirurgiens-dentistes ainsi que du faible nombre des structures de soins bucco-dentaires (encadré 1) classiquement fréquentées par la population, accoutumées aux pénuries d'équipements et de matériaux dentaires. En pratique, seulement les trois quarts des structures proposent des soins restaurateurs et le ratio soins restaurateurs/avulsions n'y est que de 1/16 [10].
Ainsi, l'avulsion est la solution thérapeutique la plus souvent proposée et pratiquée par toutes les structures de soins bucco-dentaires. De plus, elle est réclamée par le patient qui la considère comme le seul traitement efficace des douleurs dentaires [10]. Enfin, aucune prothèse ne remplaçait les dents absentes parmi les sujets nous ayant consultés pendant la mission. En effet, si seulement un tiers des structures les propose, il faut reconnaître que la demande est faible car les dents absentes sont socialement acceptées. La plupart des Tanzaniens, exposés à la fois à des maladies graves et à de sévères problèmes socio-économiques, y accordent peu d'importance. Ce n'est que récemment que des patients âgés de moins de 45 ans, généralement issus d'un milieu socio-économique élevé, ont une demande esthétique, uniquement en l'absence de dents antérieures [11].
Une enquête par questionnaire a été réalisée pour évaluer l'état de santé bucco-dentaire, les connaissances et les habitudes d'hygiène bucco-dentaire des enfants ayant participé à notre mission [12].
Nous avons été surpris par la faible proportion d'enfants (12 %, 103 enfants) par rapport aux adultes ; celle-ci serait due à la moindre importance donnée aux enfants dans ces familles nombreuses en zone rurale. Âgés en moyenne de 9 ans (9,3 ± 3,1), le ratio filles/garçons de 1 [1] était respecté. 82 % étaient scolarisés. S'ils avaient jusqu'à 11 frères et sœurs, la moyenne (3,7 ± 2,7) correspondait approximativement au chiffre national de 5 enfants par femme [2]. Concernant le lieu d'habitation, la plupart habitaient à Nguruka (63 %), les autres ayant parcouru parfois plus d'une centaine de kilomètres pour venir.
15 % des enfants âgés de 2 à 15 ans étaient indemnes de lésions carieuses et consultaient pour des anomalies dentaires (fig. 13 et 14). 98 % des enfants n'avaient jamais consulté un chirurgien-dentiste, les autres n'ayant subi que des avulsions (fig. 11, 13 et 14). À l'échelle de l'échantillon, les enfants avaient 2,4 ± 2,8 dents temporaires avec une lésion ICDAS 5-6 et 0,3 ± 0,8 dents permanentes. Si le CAOD des seuls enfants de 12 ans était nul, il est difficile de le comparer aux chiffres tanzaniens (0,3 en 2004 et 2012) du fait de la taille de l'échantillon. Cependant, il ne contredisait pas le classement de la Tanzanie parmi les pays ayant le plus bas CAOD à 12 ans [13, 14].
La moitié des enfants déclaraient avoir quelques connaissances relatives à la santé bucco-dentaire données à l'école (27 %) ou par la famille (46 %), voire les deux (27 %). Néanmoins, seulement 8 % des enfants interrogés connaissaient les conséquences d'une mauvaise hygiène bucco-dentaire et seulement 2 % des enfants donnaient de l'importance au sourire. Concernant l'hygiène bucco-dentaire pratiquée 1 ± 0,9 fois par jour, nous avons été surpris de constater que seulement 62 % des enfants utilisaient une brosse à dents, les autres utilisant un bâton de bois à mâcher, appelé miswak, plus facile à trouver dans les villages et de moindre coût. Outre son goût agréable, il aurait des propriétés antibactériennes [15]. Les indices de plaque et gingival étaient respectivement de 1,4 ± 0,9 et 0,2 ± 0,5 et 24 % des enfants avaient du tartre. L'utilisation du miswak, plus fréquente chez les garçons (49 %) que chez les filles (27 %) (p = 0,021), était moins efficace que la brosse à dents dans l'élimination de la plaque dentaire en utilisant une valeur seuil de l'indice de plaque de 1 (0 % versus 61 %).
Cette expérience a été humainement très enrichissante et nous a donné une approche complètement différente de notre quotidien au regard de leur vie simple où le partage et la convivialité semblaient être de règle, les individus sachant se contenter de peu plutôt que de rechercher le « toujours plus ». Nous sommes repartis déçus de ne pas avoir répondu à toute la demande, tristes d'abandonner leur naturel souriant en contradiction avec les conditions de vie locale très précaires et émus par les enfants qui ont longtemps accompagné notre bus en courant lors de notre départ.
Nous remercions la présidente d'OWOS, le Dr Benalal, Bilal Muslim Mission of Tanzania, les laboratoires W&H, Colgate, GlaxoSmithKline (GSK), Pierre Fabre et OralB, la pharmacie du Dr Bonnet à Valbonne, le pôle d'odontologie du CHU de Nice, et tous les confrères qui ont donné du matériel pour cette mission.
Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.
(1) https://www.oneworldonesmile.co.tz.