Clinic n° 09 du 01/09/2019

 

Enquête

En 2016, le monde dentaire était secoué par le scandale Dentexia. Trois ans et deux rapports de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) plus tard, la polémique n'est pas éteinte. Les centres dentaires continuent à gagner du terrain et jurent que l'affaire était due à des dérives individuelles, quand le reste de la profession crie au loup... et fourbit ses armes.

Adrien Renaud

Les centres dentaires, combien de divisions ? La question taraude la...


En 2016, le monde dentaire était secoué par le scandale Dentexia. Trois ans et deux rapports de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) plus tard, la polémique n'est pas éteinte. Les centres dentaires continuent à gagner du terrain et jurent que l'affaire était due à des dérives individuelles, quand le reste de la profession crie au loup... et fourbit ses armes.

Adrien Renaud

Les centres dentaires, combien de divisions ? La question taraude la profession. Car si les centres municipaux ou mutualistes ne suscitent pas d'inquiétudes particulières, les centres associatifs dits « low-cost », eux, sont entourés d'une aura de mystère qui ne fait rien pour améliorer leur réputation largement abîmée par le scandale Dentexia en 2016. Se sentant menacés, les chirurgiens-dentistes tentent d'organiser la riposte, mais il faut bien reconnaître qu'ils le font dans un certain brouillard.

En effet, rien n'est jamais limpide quand il s'agit des centres dentaires, à commencer par leurs effectifs. « Nous n'avons pas de chiffres exacts, mais nous savons que les créations de centres sont extrêmement nombreuses », explique Doniphan Hammer, premier vice-président des CDF. « Nous ne savons pas combien il y a de centres, mais nous connaissons la cadence : il y a environ une demande d'autorisation par mois », avance de son côté Patrick Solera, président de la FSDL. Et les deux syndicalistes de renvoyer vers l'Ordre pour plus d'exactitude.

Où sont les chiffres ?

Malheureusement, la vénérable institution n'y voit pas vraiment plus clair. « Nous ne pouvons pas quantifier le nombre de centres qui se créent ou qui ferment, ce sont les ARS [Agences régionales de santé, ndlr] qui sont chargées de les enregistrer », explique Myriam Garnier, vice-présidente de l'Ordre national des chirurgiens-dentistes (ONCD). L'Ordre ne dispose pas davantage de chiffres synthétiques concernant le nombre de chirurgiens-dentistes employés dans ces structures. « Nous avons seulement le nombre de salariés totaux, ce qui comprend aussi les centres mutualistes ou municipaux », détaille l'ordinale.

Pour davantage de précision, il faut donc descendre à l'échelon territorial, mais là non plus, les informations ne sont pas complètes. En Île-de-France, l'une des régions que l'on dit les plus touchées par la prolifération des centres dentaires, l'ARS dénombrait en 2018 176 centres. Un chiffre qui a subi une progression spectaculaire : l'année précédente, il s'élevait à 135 et il n'était que de 90 en 2016. Il est par ailleurs intéressant de se pencher sur la répartition des centres dentaires franciliens. Une grande partie (69 centres, soit 39 % du total) sont implantés à Paris intra-muros. La capitale attire donc les centres de manière disproportionnée, car elle rassemble moins de 20 % de la population francilienne. Au contraire, la Seine-et-Marne semble sous-représentée avec seulement 5 centres, soit 3 % du total pour environ 12 % de la population de la région.

Des centres très côtiers

En Provence-Alpes-Côte-d'Azur, autre région que l'on dit très touchée par le développement des centres dentaires dits « associatifs », l'ARS dénombre 48 structures de ce type. Dix-huit d'entre elles ont été créées en 2018, ce qui représente une forte croissance. « Ces centres sont principalement concentrés dans les zones du littoral », remarque Marie-Françoise Miranda, responsable du service de premier recours à la direction des soins de proximité de l'Agence. Celle-ci ajoute, en un bel euphémisme, que cette implantation « ne répond pas au plan d'égal accès aux soins » de la région, et qu'une orientation vers les zones sous-dotées serait préférable.

Malheureusement, ajoute Marie-Françoise Miranda, l'ARS ne dispose d'aucun moyen de refuser une implantation, et doit se contenter d'orienter et de conseiller les gestionnaires. Elle assure par ailleurs que des inspections sont fréquemment réalisées dans les centres (4 par an, sur la base de remontées des patients), et que l'ARS travaille en outre sur une analyse de leur activité en partenariat avec l'Assurance maladie, afin de vérifier notamment qu'ils offrent réellement des soins de premier recours.

Une profession inquiète

Ces garde-fous ne semblent cependant pas de nature à calmer les appréhensions de la profession, qui portent sur toute une gamme de sujets. Doniphan Hammer, par exemple, s'inquiète des vertus que les autorités sanitaires semblent accorder à la concurrence dans le secteur dentaire. « On s'imagine qu'en ouvrant davantage de centres, on va faire baisser les prix, et donc favoriser l'accès aux soins », analyse le premier vice-président des CDF. « Or la santé n'est pas un bien comme les autres, on ne peut pas développer des centres dentaires comme des garages. »

Thierry Solera, de son côté, pointe les risques de surtraitement. « Le modèle économique de ces centres n'est viable que si les soins dispensés ne sont pas des soins de premier recours », avance le président de la FSDL. « Ils embauchent des assistants commerciaux qui poussent à la consommation de soins onéreux et pas forcément justifiés. » Le responsable syndical avance d'ailleurs le cas de chirurgiens-dentistes ayant démissionné de leurs fonctions dans des centres dentaires pour témoigner de cette situation.

Même l'Ordre, d'habitude plutôt réservé, se dit inquiet. La responsable ordinale indique que des procédures disciplinaires, non encore clôturées, ont été engagées à l'encontre de certains salariés de ces centres. L'Ordre a été saisi par des plaintes concernant des pratiques dentaires qui pourraient s'assimiler à une forme de commercialité.

Exercer en centre dentaire - TÉMOIGNAGE

Le Dr E. est orthodontiste, elle partage son temps entre deux centres de la région parisienne : l'un est un centre de santé municipal, et l'autre est un centre dentaire privé. Deux modes d'exercice qui n'ont pour elle rien à voir entre eux. Elle a accepté de témoigner (de manière anonyme) pour Clinic.

Clinic. Qu'est-ce qui vous a amenée à travailler dans un centre dentaire privé ?

Dr E. Par rapport à l'exercice libéral, l'exercice en centre dentaire privé permet d'avoir des horaires plus intéressants. Par ailleurs, les charges à payer sont moins importantes. Enfin, je gagne au centre dentaire trois fois plus que ce que je gagne au centre municipal : nous sommes payés en fonction du chiffre d'affaires, et on nous incite à voir toujours plus de patients, à faire du chiffre.

Concrètement, par quoi passe cette incitation à « faire du chiffre » ?

Le centre ne refuse pas de patients. Donc si j'ai demandé à voir 40 patients dans la journée, et que certains exigent un rendez-vous rapidement, on me les ajoute quand même. J'en viens donc à voir 50 patients par jour en moyenne, et certains de mes collègues en voient 60.

Ce travail sous pression vous préoccupe-t-il ?

Bien sûr. J'essaie d'avoir une qualité de travail semblable dans les deux centres, mais quand on a 15 patients d'un côté et 50 de l'autre, on ne peut pas avoir les mêmes exigences. Je garde d'ailleurs mes vacations au centre municipal afin de conserver cette possibilité de travailler dans des conditions conformes à ce que j'attends de moi-même.

Pensez-vous continuer longtemps de la sorte ?

Non, c'est transitoire. Il y a d'ailleurs beaucoup de turnover dans le centre privé dans lequel je travaille. On ne peut pas tenir longtemps à ce rythme, il y a des répercussions sur la santé. Pour ma part, j'espère me lancer en libéral prochainement, afin d'avoir le choix du planning, mais aussi afin de maintenir un niveau de traitement plus élevé.

La parole à la défense

Bien sûr, du côté des principaux intéressés, on rejette ces analyses en bloc. Pas de sélection des patients chez Dentifree, assure par exemple le Dr Jérôme Elias, conseiller technique et scientifique de ce groupe qui dispose de 13 sites et emploie 27 chirurgiens-dentistes en France. « Tous nos centres sont susceptibles de soigner tous types de patients », assure ce praticien.

Celui-ci rejette également l'association souvent effectuée entre soins low-cost et soins bas de gamme. « Nous ne récusons pas l'appellation ``low-cost'' car elle signifie que les soins ne sont pas un luxe », se défend Jérôme Elias. Pour lui, les tarifs affichés par son centre ne sont pas dus à un matériel de moindre qualité ou au recours à du personnel moins qualifié, comme le laissent entendre certains professionnels. « C'est une question d'organisation », explique-t-il, arguant que l'ensemble des achats extérieurs représente au plus 26 % du chiffre d'affaires de sa structure. « Même si nous faisions 50 % d'économies sur ces 26 %, cela n'expliquerait pas le différentiel de tarif que nous observons », lance-t-il.

Enfin, Jérôme Elias récuse les soupçons de volonté hégémonique que l'on prête souvent aux centres dentaires. Car s'il admet que le groupe est en forte croissance (« nous recevons effectivement entre 600 et 700 nouveaux patients tous les mois, répartis sur l'ensemble de nos centres », reconnaît-il), il affirme que la priorité de Dentifree n'est pas d'ouvrir de nouvelles implantations. « L'objectif immédiat n'est absolument pas d'augmenter le périmètre et le nombre de centres, mais d'investir dans l'outil clinique existant », précise le conseiller scientifique.

La contre-attaque

Le reste de la profession ne semble toutefois pas décidée à se laisser attendrir par la défense des centres dentaires. Bien au contraire, il semble qu'une forme de contre-attaque, même si elle n'est pas forcément coordonnée, soit en cours. Les CDF annoncent par exemple que le député Les Républicains de Meurthe-et-Moselle Thibault Bazin a déposé en mai dernier une proposition de loi sur le sujet, et qu'ils s'y associent pleinement.

Cette initiative vise notamment à rétablir l'agrément préalable des ARS « en se fondant sur l'étude du projet de santé qui comporte des critères-socles sur l'accessibilité géographique, financière, sociale et temporelle », à aligner les règles déontologiques en vigueur dans les centres dentaires « sur celles applicables aux praticiens libéraux », et à interdire l'exercice dans un local « auquel l'aménagement ou la signalisation donne une apparence commerciale ».

Côté ordinal aussi, les grandes manœuvres sont en cours. « Le conseil national s'est rapproché du ministère de la Santé pour exposer la problématique, et nous allons nous rapprocher des ARS dans les régions concernées, pour éviter que des affaires ne se reproduisent de manière importante », annonce Myriam Garnier. Celle-ci indique par ailleurs que l'Ordre sera « amené à proposer une modification du texte de loi qui régit la création des centres, notamment pour permettre de clarifier la gestion de ces centres ».

Bataille judiciaire en vue ?

Du côté de la FSDL, on prépare en ce mois de septembre une initiative sur le plan judiciaire. Dans le collimateur de la structure présidée par Thierry Solera, on trouve notamment le groupe Dentego, leader sur le marché. « Nous allons déposer une plainte auprès de la justice, car nous avons un faisceau de preuves concordantes qui nous permet d'affirmer que ces centres font disparaître leurs bénéfices dans des sociétés basées dans des paradis offshore », avance le responsable syndical.

Celui-ci rappelle que, depuis une ordonnance de 2018, les centres de santé n'ont pas l'autorisation de distribuer leurs bénéfices profits. Que la justice décide de donner suite à cette demande ou qu'elle déboute la FSDL, la rentrée s'annonce chaude pour les centres dentaires.

Que dit la loi ?

En 2009, la loi Hôpital, Patients, Santé, Territoire (HPST, dite « loi Bachelot ») avait supprimé l'agrément préalable à l'ouverture des centres dentaires. L'ouverture d'une structure pouvait donc se faire sur la base d'une simple déclaration à l'ARS, accompagnée d'un projet de santé et d'un règlement intérieur.

L'ordonnance du 12 janvier 2018 a modifié cette procédure, qui reste cependant déclarative. Mais les gestionnaires sont désormais notamment obligés de joindre au dossier de demande « une déclaration de conformité dûment renseignée et signée qui atteste et engage l'organisme gestionnaire (par son représentant légal) au respect de l'ensemble des dispositions du Code de la santé publique », indique l'ARS Île-de-France. Celle-ci ajoute que la responsabilité du représentant légal « pourra être engagée le cas échéant » et que le texte « prévoit également la possibilité d'une visite de conformité par les ARS suite à l'ouverture d'un centre ».

L'ordonnance de janvier 2018 comporte également deux dispositions qui intéressent tout particulièrement les chirurgiens-dentistes. Tout d'abord, elle précise que « les bénéfices issus de l'exploitation d'un centre de santé ne peuvent pas être distribués ». D'autre part, elle stipule que « toute forme de publicité en faveur des centres de santé est interdite ».