Clinic n° 06 du 01/06/2019

 

Enquête

Qu'il s'agisse des espoirs thérapeutiques que leur exploitation suscite ou des craintes que leur possible dissémination engendre, les données sont depuis plusieurs années au centre des préoccupations du secteur de la santé. Le monde dentaire n'est bien sûr pas à l'écart de ces enjeux et a su faire émerger quelques initiatives intéressantes en la matière.

Adrien Renaud

Dix... c'est le nombre de projets qui ont été retenus en avril dernier par le ministère de la...


Qu'il s'agisse des espoirs thérapeutiques que leur exploitation suscite ou des craintes que leur possible dissémination engendre, les données sont depuis plusieurs années au centre des préoccupations du secteur de la santé. Le monde dentaire n'est bien sûr pas à l'écart de ces enjeux et a su faire émerger quelques initiatives intéressantes en la matière.

Adrien Renaud

Dix... c'est le nombre de projets qui ont été retenus en avril dernier par le ministère de la Santé dans le cadre du premier appel à projets d'exploitation des données du Health Data Hub. Parmi les thématiques auxquelles s'attaquent ces initiatives, on trouve le traitement du sarcome, l'amélioration du parcours de soins après un infarctus du myocarde, la lutte contre les interactions médicamenteuses... Mais rien qui concerne la sphère bucco-dentaire. Voilà qui est dommage car le Heath Data Hub fait figure de tête de pont de l'effort français pour s'insérer dans un monde de la santé en pleine transformation sous l'effet de la masse de données qu'il génère.

L'absence de projets dentaires parmi les lauréats ne doit cependant pas faire croire que la profession ne s'est pas saisie des enjeux créés par les données de santé. « La profession a même en quelque sorte été pionnière sur le sujet », estime au contraire le Dr Benoît Perrier, secrétaire général de l'Union française pour la santé bucco-dentaire (UFSBD). Pour appuyer son propos, il cite notamment une étude réalisée par l'Union régionale des professionnels de santé (URPS) des chirurgiens-dentistes des Pays de la Loire en 2018 à laquelle il a participé. Cette étude a fait l'objet d'une publication dans Clinic*.

Ce travail, qui portait sur le recours au cabinet dentaire des enfants et des adolescents, s'appuyait notamment sur le Système national des données de santé (SNDS) géré par l'Institut national des données de santé (INDS), qui n'est autre que l'ancêtre du Health Data Hub. « Cette enquête est très intéressante car elle porte sur l'ensemble des 0-18 ans, avec des données précises qui ne peuvent pas laisser de place pour interprétation », se félicite Benoît Perrier. Celui-ci remarque toutefois que, si l'enquête à partir du SNDS permet de connaître l'utilisation des services dentaires chez cette population, elle ne renseigne pas, en revanche, sur sa santé bucco-dentaire. Des enquêtes épidémiologiques restent donc nécessaires et Benoît Perrier regrette que les financements publics pour celles-ci se soient taris.

* Dalichampt M, Goupil MC, David S, Tallec A, Le Gloahec V, Angot Massip I, Jaquin C, Manciaux JP, Perrier B, Brachet D. Quel recours au cabinet dentaire pour les enfants et les adolescents ? Clinic 2018;39:827-832. bit.ly/2Q8BZq1.

Le Health Data quoi ?

« Cette initiative doit permettre de faire de la France un leader dans l'utilisation des données de santé, au service du bien commun, dans le respect du droit des patients et en totale transparence avec la société civile », pouvait-on lire dans la présentation du Health Data Hub effectuée par le ministère de la Santé lors du lancement du premier appel à projets exploitant ses données. Concrètement, cette plate-forme permettra, comme le fait déjà l'INDS, d'apparier les différentes bases de données existantes : Programme de médicalisation des systèmes d'information (PMSI) de l'Agence technique de l'information sur l'hospitalisation (Atih), Système national d'information inter-régimes de l'assurance maladie (Sniiram) de la Sécurité sociale, registre des causes médicales de décès de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).

Mais ce n'est pas tout. « En plus des données médico-administratives, le Health Data Hub va essayer de regrouper des données cliniques présentes dans chaque établissement de santé : des registres, des cohortes, etc. », avait expliqué en avril dernier, lors d'une rencontre avec les journalistes spécialisés de l'Association des journalistes de l'information sociale (Ajis), Jean-Marc Aubert, patron de la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) du ministère de la Santé chargé de piloter le Health Data Hub.

L'ogre Gafa

Reste que des initiatives telles que celle de l'URPS Pays de la Loire pourraient presque prêter à sourire quand on pense à ce que les fameux Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) sont capables de faire dans le secteur des données de santé. Tous les géants du numérique ont en effet lancé des projets pharaoniques en la matière, le dernier en date étant un outil baptisé Amazon Comprehend Medical et piloté par le géant américain du commerce en ligne. Il s'agit d'un logiciel exploitant les données médicales d'innombrables patients (ordonnances, comptes rendus, imagerie, etc.) en les passant à la moulinette du Traitement automatique du langage (TAL) pour en extraire la substantifique moelle nécessaire à la décision clinique.

« La plus grande partie des données de santé est actuellement stockée sous forme de texte médical non structuré », remarque Amazon sur son blog. « Identifier cette information est un processus manuel et chronophage » que Comprehend Medical se propose d'effectuer automatiquement, poursuit l'entreprise. Bien sûr, Comprehend Medical peut appliquer sa méthode de traitement des données au secteur dentaire. Trouvera-t-il sur sa route des acteurs français bien organisés ? Peut-être. Pour s'en convaincre, on peut par exemple se tourner du côté de Toulouse.

Toulouse contre la Silicon Valley

Dans la ville rose, le Dr Florent Destruhaut et le Dr Antonin Hennequin, enseignants à la faculté de chirurgie dentaire et MCU-PH au CHU de Rangueil, travaillent en effet sur d'importants jeux de donnés dans le service d'occlusodontie qu'ils dirigent. Et si leurs ambitions sont plus modestes que celles d'Amazon, elles n'en sont pas moins notables. En collaboration avec l'école polytechnique de Montréal, les Toulousains travaillent en effet sur l'apport que pourraient avoir l'Intelligence artificielle (IA) et le big data dans le traitement des Désordres temporo-mandibulaires (DTM).

« Il s'agit de troubles aux multiples composantes », explique Florent Destruhaut. « Il est impossible pour l'intelligence humaine de faire une étude prenant en compte à la fois les dimensions anatomique, physiopathologique, biologique, génétique, dentaire ou encore psychosociale des DTM. » D'où le recours à des cohortes de patients aux dimensions importantes et à des techniques telles que le data mining, qui consiste à chercher « à l'aveugle » des corrélations dans de gigantesques jeux de données, en utilisant la puissance de calcul que permettent de déployer les machines modernes.

Les données au service de la santé bucco-dentaire en Ehpad

Développé par l'UFSBD, le programme Oralien allie santé mobile, grands jeux de données et suivi de proximité pour améliorer le suivi de la santé bucco-dentaire des personnes âgées dépendantes. Le constat de départ est simple : 85 % de ces patients n'ont pas de suivi bucco-dentaire. Pour y remédier, le programme Oralien permet au personnel des Ehpad de scanner régulièrement, à l'aide d'un simple smartphone, la bouche des résidents. Les images sont transmises à l'UFSBD, où elles sont analysées par un algorithme se fondant sur d'impressionnantes quantités de clichés.

« Nous nous sommes appuyés sur l'expertise de la société Dental Monitoring*, qui a traité 5 millions d'images de patients », explique Benoît Perrier, secrétaire général de l'UFSBD. « Grâce à l'apprentissage automatique, le système a appris à reconnaître certaines évolutions de caries, à surveiller des paramètres de minéralisation ou l'inflammation des gencives... On peut le paramétrer pour qu'il donne des avis, des recommandations, des points d'alerte de sorte que, au quotidien, les équipes sachent quand il faut aller consulter un chirurgien-dentiste. »

Et selon Benoît Perrier, le programme Oralien ne fait que préfigurer le futur du métier de dentiste. « Nous allons de plus en plus devoir composer avec des outils numériques, et notamment avec l'intelligence artificielle », prédit-il. « Cela fait souvent peur mais, contrairement à ce que pensent certains confrères, j'estime que cela va au contraire redonner sa place à l'humain et nous permettre de nous concentrer sur l'essentiel. »

* Interview Philippe Salah, Dental Monitoring. Clinic 2028;39:793-795. bit.ly/2w132dE

Manier avec précautions

Reste que les données de santé sont une substance à manipuler avec précautions.

L'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) en sait quelque chose : elle a récemment été épinglée pour sa gestion du Système d'information pour le suivi des victimes (Si-Vic) dans le cadre de la prise en charge de patients hospitalisés en marge des manifestations des gilets jaunes. Le caractère explosif des données personnelles est d'ailleurs la raison pour laquelle l'Union européenne a imposé l'année dernière la législation mondiale la plus stricte concernant l'utilisation des données, le fameux Règlement général sur la protection des données (RGPD), qui classe tout naturellement les données de santé parmi les données sensibles.

Et l'Ordre national des chirurgiens-dentistes (ONCD) le dit sans ambages : le RGPD concerne directement la profession dentaire. « Les chirurgiens-dentistes doivent tenir une documentation sur le traitement qu'ils réservent aux données personnelles », explique la vénérable institution sur son site. « Désormais, la mise en conformité d'un traitement de données personnelles passe principalement par la tenue d'un registre [...]. Le praticien est le ``responsable du traitement'', dont il détermine les finalités et les moyens. Autrement dit, le praticien doit être en mesure de démontrer qu'il respecte le RGPD via ce registre des activités de traitement. »

Et la charge qui pèse sur les épaules des chirurgiens-dentistes n'est pas circonscrite à la gestion de leur fichier patient et au traitement qu'ils en font. L'un des principaux sujets concerne notamment la persistance des données. « Un vol, un incendie, un bris machine peuvent causer la perte des données de tout un cabinet », prévient Benoît Perrier. « Or, ces données appartiennent au patient, et peu de cabinets ont des véritables systèmes de sauvegarde efficaces, vérifiés et à jour. » Le secrétaire général de l'UFSBD encourage donc ses confrères à prêter une attention particulière au sujet de la durabilité des données, sans pour autant négliger la question de leur traitement dans le cadre du RGPD.

Des réseaux à surveiller

Un autre enjeu concerne l'usage d'internet et des réseaux sociaux. De nombreux chirurgiens-dentistes utilisent en effet le web pour partager des cas cliniques et, dans ce cas-là, ils doivent impérativement veiller à ce que les patients ne soient pas identifiables. D'où la nécessité d'être vigilants. « Il faut garder à l'esprit que, même sur des forums privés à priori inaccessibles au public, les images et les textes sont conservés par les sociétés sans limite de temps », prévient par exemple le Conseil départemental de l'Ordre des chirurgiens-dentistes du Rhône sur son site internet.

Et bien que la déontologie dentaire française interdise d'utiliser les réseaux sociaux pour promouvoir son activité, il n'est pas inutile de regarder ce qui se passe dans les pays où de telles pratiques sont licites. « En Allemagne, à partir du moment où on ne peut pas reconnaître le patient, il est courant d'utiliser des photos pour montrer ce que l'on fait sur les réseaux sociaux », explique par exemple Emmanuel Croué, dirigeant du cabinet Praxiskom qui conseille les cabinets dentaires en matière de communication des deux côtés du Rhin. Il recommande dans ce cas des précautions élémentaires : « cacher les yeux ou ce qui permettrait de reconnaître la personne ». Quelle que soit la manière dont on aborde les choses, la question des données de santé dans le dentaire réclame donc avant tout une chose : de la vigilance.

Les dentistes américains carburent déjà à la donnée

Quand on veut se faire une idée de ce qui attend notre pays, il est toujours bon de jeter un œil de l'autre côté de l'Atlantique. Et en matière de données de santé dans le secteur dentaire, c'est peu de dire que les praticiens américains semblent avoir une longueur d'avance. Aux États-Unis, les sites internet dentaires sont en effet remplis d'articles vantant les mérites de tel ou tel outil de gestion du cabinet fondé sur le big data.

Mortenson Dental Partners, qui se présente comme le plus grand réseau américain de cabinets indépendants, a par exemple en novembre dernier fait la promotion de ses méthodes d'analyse lors d'un salon spécialisé à Louisville, dans le Kentucky. Les représentants de l'entreprise y ont exposé comment ils utilisaient les données de satisfaction de leurs patients pour prédire le nombre de nouvelles personnes qu'ils devaient s'attendre à accueillir dans le futur. Ils ont également détaillé leur méthodologie d'analyse des réseaux complexes d'assureurs qui déterminent l'exercice aux États-Unis ou, encore, expliqué comment identifier les opportunités d'accroître la productivité du cabinet en se comparant aux autres.

Lors d'un autre événement, organisé à Philadelphie quelques semaines plus tôt, l'agence de marketing Tiktoplus avait présenté la manière dont elle estimait que les dentistes devaient utiliser les données de fréquentation de leur site web afin de mieux connaître les visiteurs et d'optimiser leur marketing. L'idée centrale de Marc Mereyde, PDG de l'agence : « cibler les patients potentiels en tant qu'humains et non en tant que chiffres anonymes ». Voilà qui nous éloigne probablement du code de déontologie à la française mais qui ne manque pas d'exotisme.

Mais au pays de l'oncle Sam, on ne se contente pas d'utiliser le Big data pour améliorer la gestion du cabinet. D'après le site spécialisé sur les nouvelles technologies TechCrunch, la startup californienne Pearl se vante par exemple de pouvoir, grâce à l'apprentissage automatique, non seulement aider les dentistes à accroître leurs marges mais aussi analyser des données d'imagerie ou d'analyse intra-orale. Et elle ne semble pas être la seule à croire à ses promesses : début mai, elle annonçait avoir levé 11 millions de dollars pour leur donner corps.