Clinic n° 05 du 01/05/2019

 

Odontologie pédiatrique

Michèle MULLER-BOLLA*   Cyrille COULOT**   Sophie DOMEJEAN***  


*Université Côte d'Azur, CHU de Nice, Département odontologie pédiatrique, UFR d'odontologie de Nice-Sophia Antipolis
**Nice
***URB2i – EA 4462
****Paris Descartes
*****Exercice libéral
******Nice
*******Université Clermont Auvergne, UFR d'odontologie, Centre de recherche en odontologie clinique EA 4847,
********CHU Estaing Clermont-Ferrand, Service d'odontologie
*********Clermont-Ferrand

Une enquête transversale réalisée à l'aide d'un questionnaire adapté aux dents temporaires et permanentes immatures a mis en évidence qu'une forte proportion de chirurgiens-dentistes adoptait une approche invasive pour des lésions carieuses non cavitaires occlusales comme proximales qui auraient dû faire l'objet de traitements non invasifs. Ainsi, un changement des pratiques en faveur de l'intervention minimale doit devenir la règle chez les enfants.

La gestion des lésions...


Une enquête transversale réalisée à l'aide d'un questionnaire adapté aux dents temporaires et permanentes immatures a mis en évidence qu'une forte proportion de chirurgiens-dentistes adoptait une approche invasive pour des lésions carieuses non cavitaires occlusales comme proximales qui auraient dû faire l'objet de traitements non invasifs. Ainsi, un changement des pratiques en faveur de l'intervention minimale doit devenir la règle chez les enfants.

La gestion des lésions carieuses doit désormais faire appel aux solutions les moins invasives possibles et s'inscrire dans un plan de traitement global visant essentiellement à gérer les facteurs associés à l'apparition de la maladie carieuse. Nombre de recommandations et de guides pratiques ont été publiés pour optimiser la prise en charge des dents permanentes [1, 2]. En revanche, plus rares sont les publications ciblant les dents permanentes immatures, pour lesquelles le processus carieux est plus accéléré du fait de leurs caractéristiques histologiques [3], ou ciblant les dents temporaires, encore trop souvent considérées comme des dents qu'il n'est pas nécessaire de traiter car « elles vont tomber » [4]. Si le seuil restaurateur et les attitudes thérapeutiques des chirurgiens-dentistes en exercice en France pour les dents permanentes ont été étudiés chez l'adulte [5, 6], aucune donnée n'était jusqu'alors disponible concernant des dents permanentes immatures et les temporaires. Une enquête a donc été réalisée à l'aide d'un questionnaire spécialement élaboré (fig. 1 et 2). Cet article en présente les résultats.

Matériel et méthode

Une étude descriptive a été réalisée pour évaluer, d'une part, le seuil restaurateur sur dents temporaires et permanentes chez les enfants (fig. 1 et 2) et, d'autre part, le diagnostic et les décisions thérapeutiques pour un cas clinique donné (fig. 3 et 4). Le détail du matériel et de la méthode est présenté dans l'encadré en fin d'article.

Résultats

Le taux de réponse a été de 80 % (n = 201). Les répondants étaient âgés en moyenne de 41 ans (écart type = 11,6). Par comparaison à la population générale des chirurgiens-dentistes comptant 18 093 femmes et 23 980 hommes, les femmes (n = 151) étaient significativement plus nombreuses parmi les répondants (p < 0,001) (tableau 1). Quarante-huit pour cent (n = 97) des participants avaient un exercice en odontologie pédiatrique exclusive, les autres étant omnipraticiens.

Les seuils restaurateurs en fonction des lésions sont indiqués dans le tableau 2. Concernant le statut carieux d'une face occlusale d'une seconde molaire temporaire mandibulaire gauche (75) (fig. 3 et 4), une grande variation entre les répondants a été observée. En effet, 5 % d'entre eux (n = 11) l'ont considérée comme indemne de lésion carieuse, 43 % (n = 89) comme porteuse d'une lésion amélaire, 31 % (n = 63) comme porteuse d'une lésion dentinaire et 21 % (n = 43) étaient incertains. Dix pour cent (n = 21) d'entre eux ne proposaient aucune intervention alors que les autres indiquaient un traitement non invasif par topique fluoré ou scellement thérapeutique (28 %, n = 56), un traitement restaurateur avec une préparation cavitaire limitée aux lésions (56 % ; n = 112) ou avec une préparation englobant tous les sillons (6 % ; n = 12).

Discussion

Les résultats de cette enquête ont montré qu'une proportion non négligeable des répondants proposait un soin restaurateur (invasif) pour des lésions carieuses non cavitaires tant occlusales que proximales chez les enfants même si la quasi-totalité d'entre eux avaient récemment participé à des actions de formation continue en cariologie (tableau 1).

Dans le cas des faces occlusales des dents permanentes immatures, 13 % des répondants avaient une approche invasive des lésions occlusales ICDAS 1 et 2, pourcentage semblable à celui de 12 % rapporté par Innes et Schwendicke pour des dents permanentes chez l'adulte [7]. Étonnamment, par comparaison aux résultats français [6], les praticiens sensibilisés aux soins des enfants (car inscrits à la Société française d'odontologie pédiatrique (SFOP)) semblaient plus invasifs chez l'enfant que les omnipraticiens chez l'adulte. En effet, 61 % des répondants à la présente étude plaçaient leur seuil restaurateur au niveau des lésions occlusales ICDAS 3 alors qu'ils n'étaient que 39 % à effectuer des traitements restaurateurs chez l'adulte en référence aux deux premiers stades de l'échelle de seuils proposée par Espelid et al[8], le deuxième stade (le plus avancé) évoquant une perte mineure d'émail. Cependant, ces deux échelles sont difficilement superposables car le deuxième stade d'Espelid et al. fait également référence à une lésion limitée à l'émail et, dans ce cas, les praticiens sensibilisés aux soins des enfants seraient moins invasifs chez leurs jeunes patients (13 % avec une approche invasive des lésions ICDAS 1 et 2) que les omnipraticiens chez les adultes (39 %). Quoiqu'il en soit, une modification des pratiques est encore nécessaire car, au regard des récentes recommandations [2, 3, 9-20], seuls des traitements strictement non invasifs sont indiqués dans le cas des lésions initiales ICDAS 1 et 2 (fig. 5).

La gestion des lésions modérées (ICDAS 3 et 4) ne fait pas consensus (fig. 5), même si les dernières recommandations s'orientent de plus en plus vers des solutions non invasives (scellements thérapeutiques). Néanmoins, le seuil restaurateur en fonction de l'atteinte dentinaire varie selon les experts : atteinte dentinaire nettement objectivable sur radiographie rétrocoronaire [10, 11, 14, 21] ou déminéralisation dépassant le tiers externe de la dentine [1, 9, 12, 13, 20, 22] ; certains n'hésitant pas à indiquer systématiquement des scellements thérapeutiques pour toutes les lésions ICDAS 4 [2]. D'après nos résultats, seulement 4 % (n = 8) des répondants attendaient d'objectiver une lésion sévère ICDAS 5 pour adopter une approche invasive.

Dans le cas des lésions occlusales des dents temporaires, la proportion de répondants ayant retenu une approche invasive des lésions occlusales ICDAS 1 et 2 était deux fois plus faible (7 %) que dans le cas des dents permanentes immatures (13 %). S'agissant des mêmes répondants, il serait, a priori, justifié par un problème de coopération des plus jeunes patients. D'après les recommandations relatives aux dents temporaires, cette approche non invasive des lésions initiales doit pourtant être systématique (fig. 6).

Néanmoins, cette approche diffère de celle des dents permanentes par une indication plus fréquente des topiques fluorés (contrôle des lésions carieuses) que des scellements thérapeutiques [1, 3, 9, 12, 14, 23] du fait du faible niveau de preuve associé à ces derniers sur les dents temporaires [24]. Pour le stade de lésion cavitaire limitée à l'émail (ICDAS 3), moins de la moitié des répondants avaient choisi une approche invasive alors que la plupart des recommandations proposent la réalisation d'un traitement restaurateur [3, 9, 12, 23]. En effet, une restauration invasive a minima, si elle est réalisée dans de bonnes conditions opératoires, a peu de risque de diminuer la longévité d'une dent temporaire qui est intrinsèquement limitée à neuf années alors que l'efficacité du scellement thérapeutique doit être encore démontrée sur dents temporaires [24]. Le pourcentage de répondants différant leur seuil restaurateur pour des lésions sévères (ICDAS 5 et 6) aurait dû être plus élevé (> 3 %). En effet, l'ART (Atraumatic Restorative Treatment/traitement restaurateur atraumatique), la technique de Hall (mise en place d'une couronne pédiatrique préformée sans aucune préparation de la dent temporaire), le contrôle de la lésion cavitaire non restaurée (grâce à l'utilisation biquotidienne de dentifrice fluoré) [1, 19] ou encore l'application semestrielle de fluorure de diamine d'argent à 38 % peuvent être indiqués en alternative à une approche invasive pour l'interception des lésions carieuses cavitaires actives de dents temporaires vitales [25].

Le seuil restaurateur très précoce enregistré ici pour les lésions proximales permet de souligner le problème de diagnostic différentiel entre les lésions cavitaires et non cavitaires. En effet, il n'y a certitude de lésion cavitaire que lorsque la déminéralisation est visible dans le tiers interne de la dentine sur la radiographie rétrocoronaire alors qu'une perte de substance est exceptionnelle lorsque la lésion est limitée à l'émail [2] (tableau 3). Ainsi, respectivement, 41 % et 37 % des répondants – voire 75 % et 68 % en tenant compte des trois premiers stades E1 (1/2 externe de l'émail), E2 (1/2 interne de l'émail) et atteinte de la jonction amélo-dentinaire – dans le cas des dents temporaires et permanentes auraient dû proposer une approche non invasive ou micro-invasive par érosion-infiltration [2, 11, 12, 14, 16] (tableau 2). Par comparaison aux résultats de la revue systématique de Innes et Schwendicke [7], l'approche invasive à un stade trop précoce est, contre toute attente, plus fréquente dans le cas des dents permanentes immatures (75 % des répondants) que dans le cas des dents permanentes chez l'adulte (48 %). La surveillance de la lésion proximale mise en évidence par l'examen radiographique rétrocoronaire, elle-même associée à une correction des mauvaises habitudes alimentaires et à l'utilisation d'un dentifrice fluoré à 1000 ppm en denture temporaire ou à un dentifrice à haute teneur en fluor (> 1500 ppmF) après l'âge de 6 ans, aurait été un meilleur choix thérapeutique dans le respect du concept global d'intervention minimale en cariologie. Une autre solution aurait consisté à mettre en place un séparateur orthodontique pendant au moins 48 heures pour permettre un examen visuel direct des faces proximales (tableau 3) et faciliter, si nécessaire, le protocole d'érosion-infiltration en l'absence de cavité [25].

Les réponses aux questions liées au cas clinique montrent une grande variabilité tant en ce qui concerne le diagnostic que les options thérapeutiques choisies. Des constatations similaires avaient été faites lors de l'enquête réalisée chez l'adulte [6]. Il apparaît nécessaire que les praticiens suivent des formations à propos de la détection des lésions carieuses fondée notamment sur les critères visuels ICDAS qui sont la référence depuis maintenant plus de 10 ans [2]. Les résultats montrent là encore que les stratégies thérapeutiques sont, dans de trop nombreux cas, en décalage avec les recommandations actuelles.

Conclusion/Perspectives

Les résultats de cette étude ont montré que des approches thérapeutiques invasives étaient indiquées pour des lésions carieuses qui auraient pu bénéficier de stratégies micro-invasives ou, même, strictement non invasives. En occlusal, les solutions restauratrices pour des stades inappropriés s'avéraient plus fréquentes sur les dents permanentes immatures que sur les temporaires. De même, l'approche invasive s'est avérée plus inappropriée dans le cas des lésions proximales que dans celui des lésions occlusales. Le questionnaire développé spécialement pour cette étude a été traduit en anglais et partagé avec des collègues étrangers (notamment australiens) pour comparer les résultats dans des contextes différents.

Liens d'intérêts :

Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.

Matériel et méthode

Schéma de l'étude : enquête transversale.

Population étudiée : chirurgiens-dentistes inscrits à la Société française d'odontologie pédiatrique (SFOP) (n = 250).

Questionnaire : spécialement développé par M. Muller-Bolla et S. Doméjean sur la base de celui utilisé pour des enquêtes similaires sur les dents permanentes chez l'adulte [5, 6]. Il fait référence aux images de lésions proximales de Riordan et al[26] et aux différents scores ICDAS (International Caries Detection and Assessment System[27] ; ces derniers ont été dessinés à partir d'une photographie clinique de face occlusale de dents temporaires et permanentes en utilisant le logiciel PhotoshopCS6 (fig. 1 et 2).

Ce questionnaire recherchait en particulier des données socio-démographiques, le seuil restaurateur pour des lésions carieuses proximales et occlusales des molaires temporaires et permanentes de l'enfant ; une dernière question portait sur le diagnostic et les solutions thérapeutiques à propos d'un cas clinique.

Quelle que soit la question, l'enfant était décrit comme coopérant aux soins et ayant une hygiène bucco-dentaire satisfaisante (utilisation de dentifrice fluoré). De plus, il était précisé qu'il ne présentait aucune autre lésion carieuse et consultait son chirurgien-dentiste pour contrôle au moins une fois par an.

Administration : anonyme via SurveyMonkey®.

Analyses : descriptive et statistique (test du χ2 avec un seuil de significativité à 5 %).

Aspect réglementaire : enquête enregistrée auprès de la Commission Nationale Informatique et Libertés sous le numéro 1912794.

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