Enquête
Les premières mesures de la nouvelle convention dentaire, signée en juin 2018, sont entrées en application le 1er avril dernier. D'autres sont prévues pour le 1er janvier 2020. Dans les cabinets, c'est le branle-bas de combat : il faut d'abord comprendre toute la portée de ce texte touffu, pour ensuite définir la meilleure stratégie à adopter. Le point avec les principaux acteurs du dossier.
Adrien Renaud« Nous ne sommes plus dans...
Les premières mesures de la nouvelle convention dentaire, signée en juin 2018, sont entrées en application le 1er avril dernier. D'autres sont prévues pour le 1er janvier 2020. Dans les cabinets, c'est le branle-bas de combat : il faut d'abord comprendre toute la portée de ce texte touffu, pour ensuite définir la meilleure stratégie à adopter. Le point avec les principaux acteurs du dossier.
Adrien Renaud« Nous ne sommes plus dans le débat qui consiste à savoir si la convention est bonne ou pas : maintenant qu'elle est signée, il faut l'appliquer, et l'appliquer le mieux possible. » Ces mots de Thierry Soulié, président des Chirurgiens-dentistes de France (CDF), masquent mal le sentiment d'insatisfaction éprouvé par bien des chirurgiens-dentistes face au texte conventionnel signé en juin dernier par son organisation et par l'Union dentaire (UD). Mais ils traduisent aussi une réalité que même Patrick Solera, président de la Fédération des syndicats dentaires libéraux (FSDL) et non signataire du controversé document, admet : « Il est nécessaire de se préparer à cette convention ».
Pour bien se préparer, la première des choses est de s'informer sur le contenu d'un texte qui revêt, il faut bien le reconnaître, un aspect quelque peu complexe, ce qui peut faire paniquer certains praticiens. « Il faut dédramatiser, l'information est disponible », estime Philippe Denoyelle, président de l'UD. Et le syndicaliste de citer « l'Assurance maladie fait de l'information, et même de l'information personnalisée avec ses DAM (Délégués d'Assurance maladie, ndlr) », ainsi que « les éditeurs de logiciels qui mettent en place des aides et des hotlines que l'on peut consulter dès maintenant ».
De plus, les trois syndicats représentatifs ne ménagent pas leurs efforts pour rendre le texte compréhensible. Depuis le début de l'année, chacun d'entre eux a en effet organisé plusieurs dizaines de réunions de formation pour décortiquer la nouvelle convention, et tous revendiquent une forte affluence. Un effort louable, même s'il peut laisser certains observateurs sur leur faim. « La confusion règne », regrette Nathalie Delphin, présidente du Syndicat des femmes chirurgiens-dentistes (SFCD). « Tout le monde tente une information claire, mais celle-ci reste incomplète et surtout incertaine. »
Les grands enjeux de la convention sont cependant relativement bien établis pour la plupart des praticiens : le texte prévoit d'abord des plafonnements sur certains actes prothétiques et des revalorisations sur certains actes de prévention ou soins conservateurs, qui commenceront à entrer en vigueur dès le mois d'avril. Dans un deuxième temps, à partir du mois de janvier 2020, trois paniers de soins seront mis en place, en fonction de la localisation de la dent et des matériaux utilisés. L'un restera à honoraires libres, l'autre sera dit à « tarifs maîtrisés », et le dernier, enfin, sera strictement plafonné : c'est le fameux panier « reste-à-charge zéro ».
Voilà qui n'est, aux yeux de certains praticiens, ni plus ni moins qu'un carcan doublé d'une usine à gaz. Mais une fois que l'on a bien compris l'économie générale de la réforme, il faut bien accepter de s'adapter à cette nouvelle réalité, même si c'est à son corps défendant. C'est du moins ce qu'estime Edmond Binhas, président du GEB spécialisé dans le conseil et la formation en matière de gestion des cabinets dentaires.
Par une belle soirée de février, une centaine de chirurgiens-dentistes franciliens se sont donnés rendez-vous au siège des CDF à Paris. Le programme, après les quelques rafraîchissements de rigueur, est plutôt aride : la nouvelle convention, sa vie, son œuvre, et surtout ses plafonds, ses revalorisations, ses paniers, ses nouveaux actes... L'atmosphère est studieuse. À la tribune, Pierre-Olivier Donnat (secrétaire général du syndicat) et Catherine Mojaïsky (ex-présidente) se passent le micro. Et ils ne sont pas trop de deux pour faire le tour de la question pendant les quatre heures prévues pour la réunion.
Faire le tour ? C'est bien ambitieux. « En quatre heures, on a tout juste le temps de survoler ce qui va se passer lors des deux premières années », glisse Pierre-Olivier Donnat, avant de se lancer dans son exposé devant un auditoire attentif. Et la suite va lui donner raison : le public a de nombreuses questions, et les deux syndicalistes seront maintes fois interrompus au cours de la soirée, peinant à tenir les délais prévus.
« Et si le patient est à la fois handicapé, diabétique et sous anticoagulant ? », demande par exemple, ne plaisantant qu'à moitié, un participant lorsque Pierre-Olivier Donnat présente les nouveaux suppléments pour ces trois types de patients. « Et si le patient change d'avis en cours de traitement ? », demande une autre lorsque Catherine Mojaïsky présente les couronnes transitoires. « On peut imaginer tout ce qu'on veut, bien des situations vont se présenter », sourit l'ancienne présidente des CDF. Encore beaucoup de questions en suspens !
« Les solutions existent, mais il ne faut pas croire que l'on pourra continuer comme avant sans rien changer », avertit le consultant, qui exhorte ses confrères à faire preuve de ce qu'il estime être « la principale qualité d'un chef d'entreprise » : la capacité d'adaptation. Face à l'entrée en vigueur des plafonds, les chirurgiens-dentistes ont en effet à ses yeux deux solutions. La première consiste à orienter son cabinet vers la productivité.
« L'idée est de maintenir le même niveau clinique, mais de s'organiser différemment », détaille-t-il. « Avec plusieurs fauteuils, une assistante pour chaque fauteuil, un minimum d'accueil et une majorité de traitements plafonnés. »
Bien sûr, ce n'est pas l'option qu'Edmond Binhas recommande, et bien des chirurgiens-dentistes sont d'accord avec lui. « Il y a un conflit éthique qui se pose à tout soignant dès qu'il doit arbitrer sa pratique en fonction de données économiques et non médicales », estime Nathalie Delphin, du SFCD. C'est pourquoi le consultant préfère une autre option, qui consiste au contraire à orienter le cabinet vers une plus grande qualité du traitement et du service. Car il ne faut pas oublier que, d'après le texte conventionnel, environ un tiers de l'activité des chirurgiens-dentistes restera à honoraires libres.
« Si le patient accepte des couronnes céramiques sur des dents postérieures, par exemple, ce n'est pas plafonné », note Edmond Binhas. « Il va donc falloir faire un effort qui n'est pas habituel pour les chirurgiens-dentistes, de façon à convaincre les patients d'opter pour le meilleur traitement possible. » Il pointe d'ailleurs la nécessité de se former aux techniques de communication, prenant bien soin de préciser que « convaincre, ce n'est pas manipuler ».
Patrick Solera ne récuse pas cette approche mais, afin de maintenir l'équilibre des cabinets malgré l'entrée en vigueur des plafonds, il propose de la compléter par une autre, plus court-termiste. « Il faut rappeler qu'il y a 590 actes dans la CCAM (Classification commune des actes médicaux, ndlr), dont 190 sont des actes NPC (non pris en charge, ndlr), que la plupart des praticiens ne facturent jamais », note le patron de la FSDL. « Il faut donc, tout en restant droit dans ses bottes et irréprochable sur la déontologie, facturer tout ce que nous ne facturions pas auparavant. »
Et le syndicaliste de citer le cas de la dépose d'une ancienne couronne, souvent comprise dans le prix de la pose d'une nouvelle. « Il ne faut pas avoir de scrupule à être transparent et à détailler un devis », affirme-t-il tout en soulignant l'importance du « tact et mesure » que se doivent de respecter les praticiens. Et il reconnaît volontiers que, pour parvenir à détailler correctement un devis, il est nécessaire de connaître sur le bout des doigts la nomenclature et de maîtriser à la perfection son logiciel de gestion afin d'optimiser le codage.
Parmi les craintes suscitées par la nouvelle convention chez les chirurgiens-dentistes, on trouve la possibilité d'un « trou d'air » dans leur activité : les patients, au courant de la mise en place prochaine du reste-à-charge zéro, attendraient que celui-ci soit effectif pour effectuer des soins qu'ils estiment non urgents. « C'est justement pour cela que nous avons voulu avancer la mise en place du reste-à-charge zéro, initialement prévue pour 2022, au 1er janvier 2020 », affirme Thierry Soulié, président des CDF. « Par ailleurs, nous avons tout fait pour éviter la dégressivité des tarifs, en définissant des tarifs-cibles qui ne vont plus baisser. »
Reste que certains patients ne l'entendront pas de cette oreille et voudront tout de même retarder les soins. « Dans ce cas, il s'agira avant tout d'un problème de décalage dans la trésorerie du cabinet, puisque les soins seront tout de même réalisés » note Philippe Denoyelle, président de l'UD. « Et c'est surtout le patient qui subirait les dommages d'une prise en charge tardive... d'où l'importance de l'effort pédagogique à réaliser de la part du chirurgien-dentiste ».
Reste la grande question : les chirurgiens-dentistes doivent-ils se préparer à voir chuter leur revenu ? Ici, les avis divergent fortement. « Une partie des cabinets, notamment en Île-de-France et dans les grandes villes, vont être impactés lourdement par les plafonds, et ce ne sera pas compensé par les revalorisations de soins », avertit Patrick Solera. Une approche que récusent les syndicats signataires. « On peut prendre le problème dans le sens que l'on veut, l'Assurance maladie va globalement mettre plus d'argent en nouveaux actes et en revalorisations que ce que les plafonnements vont faire perdre aux praticiens », explique Philippe Denoyelle pour l'UD.
Mais le problème pour bien des praticiens semble se situer à un autre niveau.
« Pour la première fois de son histoire, la convention qui a été négociée n'est pas stabilisée : elle est "évolutive" », note en effet Nathalie Delphin. « Seuls les grands principes ont été actés. Les modalités d'application de certains points de la convention sont toujours en cours de négociation, sous la menace constante d'un règlement arbitral. » En cause, notamment, la fameuse « clause de revoyure » qui prévoit que, si les équilibres entre les trois paniers changent, la renégociation est automatique.
C'est ce qui fait dire à Patrick Solera que les chirurgiens-dentistes feraient mieux de ne pas se précipiter pour transformer de fond en comble l'organisation de leur cabinet. « Nous déconseillons d'investir dans quoi que ce soit », affirme-t-il. « Imaginons un dentiste qui investit dans une machine pour faire des couronnes monolithiques : il va peut-être en poser beaucoup, puis on va lui dire que le plafond diminue en 2021... Il en sera pour ses frais ! » Une perspective pessimiste que ne partage pas Philippe Denoyelle. « Nous avons fait tourner les tableurs, et d'après nos calculs, les revalorisations et nouveaux actes compenseront les plafonds dans une immense majorité des cabinets, même si ceux-ci ne changent rien », affirme le président de l'UD. Ceux qui décideront de s'adapter auront donc selon lui d'autant plus de chance d'être gagnants. Face à ces analyses divergentes, il semble qu'il ne reste plus qu'une solution aux praticiens : se documenter, de façon à se faire eux-mêmes leur propre opinion.
Trois confrères nous ont fait part de leur sentiment à la veille de ce virage. Leurs ressentis : confiance, indifférence, agacement, continuité... et une grande foi en leur éditeur de logiciel.
Depuis son cabinet de l'Hérault, Olivier Davron s'est tenu au courant de l'entrée en vigueur de la nouvelle convention, notamment via sa CPAM et son éditeur de logiciel. Son verdict est sans appel. « C'est une usine à gaz ! ». Mais ce n'est pas ce qui l'inquiète le plus car, selon lui, la pétaudière que représente le texte conventionnel peut être « bien filtrée par l'informatique ». Il fait d'ailleurs « confiance à [son] logiciel ». Sa principale préoccupation, c'est que « les patients vont se faire duper ». Mais quand on lui demande s'il est inquiet pour son cabinet, il se montre détaché. « Qu'est ce que vous voulez faire ? Que vous soyez inquiet ou non, votre avis importe peu. »
Nicole Guzelian, qui exerce dans les Hauts-de-Seine, a déjà participé à une formation syndicale sur la nouvelle convention. « C'était assez clair, même si je dois reconnaître que j'ai déjà un peu oublié », sourit-elle. Elle est ressortie plutôt rassurée de cette réunion, estimant qu'elle « va y laisser des plumes, mais moins qu'[elle] ne le craignait ». La Francilienne se dit maintenant dans l'expectative, « comptant beaucoup sur [son] logiciel » pour l'aider à gérer ce qui va se passer à partir du 1er avril. Pour l'instant, selon elle, tout va bien. Elle dit d'ailleurs n'avoir pas encore ressenti la pression de patients demandant à bénéficier de soins sans reste-à-charge.
Nadine* l'affirme : « Je ne suis pas de nature inquiète ». Fidèle à elle-même, cette dentiste normande a donc décidé de prendre la nouvelle convention comme elle viendra : elle a prévu d'assister à une formation syndicale et elle « s'adaptera, comme avec la mise en place de la CCAM en 2014 ». Sur le plan économique, elle ne s'attend d'ailleurs pas à « une grande révolution » ; pour elle, il faudrait « une politique bien plus audacieuse » pour revaloriser véritablement les soins conservateurs et la prévention.
* Le prénom a été modifié.