Enquête
La violence verbale et physique est un phénomène de société qui s'est invité dans les cabinets dentaires sous différentes formes. Il y a la violence constatée au fauteuil : un chirurgien-dentiste reçoit chaque jour une femme qui est ou a été victime de violences. Il y a la violence dans le cabinet dentaire : un phénomène assez récent. Depuis 2003, les professionnels de santé bénéficient d'une protection spécifique comme les magistrats et les policiers. Ces deux...
La violence verbale et physique est un phénomène de société qui s'est invité dans les cabinets dentaires sous différentes formes. Il y a la violence constatée au fauteuil : un chirurgien-dentiste reçoit chaque jour une femme qui est ou a été victime de violences. Il y a la violence dans le cabinet dentaire : un phénomène assez récent. Depuis 2003, les professionnels de santé bénéficient d'une protection spécifique comme les magistrats et les policiers. Ces deux formes de violence ont été explorées lors d'une cession du congrès de l'ADF organisée par Jean Valcarcel, doyen de l'UFR d'odontologie de Montpellier.
Anne-Chantal de DivonneLe chirurgien-dentiste est particulièrement bien placé pour repérer les patients victimes de violence conjugale. Dans 70 % des cas, les lésions sont situées au niveau de la face, du crâne et du cou. Et pourtant, des études montrent que, quand ces signes sont présents, 88,6 % des chirurgiens-dentistes n'abordent pas leur patient maltraité. Estelle Machat, chirurgien-dentiste, MCU-PH à la faculté d'odontologie de Clermont-Ferrand, explique comment détecter les signes de violence et comment aborder le problème avec la personne.
Tous les pays et tous les échelons de la société sont concernés par les violences conjugales. En France, ce phénomène touche 10 % des femmes et une étude nationale menée en 2017 par le ministère de l'Intérieur a montré qu'une femme meurt tous les 3 jours à cause de violences conjugales. À noter que 21 hommes sont morts cette même année, victimes de leur partenaire ou ex-partenaire. Ces chiffres « élevés et préoccupants » sont un enjeu majeur de santé publique, pose Estelle Machat. On estime que chaque praticien a chaque jour dans sa patientèle une femme qui a été ou qui est victime de violences. Mais la repérer n'est pas simple car il n'y a « pas de profil particulier », explique le professeur de santé publique. Tous les milieux sociaux sont concernés. Des études montrent cependant que les situations de précarité et la tranche d'âge de 25 à 45 ans sont plus exposées. Un moment clé dans le démarrage du processus de violence se situe dans 30 à 40 % des cas lorsque la victime est enceinte.
Il est donc important de connaître les mécanismes à l'œuvre pour détecter et savoir aborder les personnes qui sont victimes de violence, car cela a un impact sur leur comportement. La violence est « un processus qui va s'installer et qui progressivement va emmurer les victimes dans un silence », explique Estelle Machat avant de détailler 4 phases d'un cycle de violence ; cycle qui va être amené à se reproduire avec des passages à l'acte de plus en plus violents.
Tout commence par un climat de tension qui s'installe entre l'agresseur et la victime. L'agresseur dévalorise sa conjointe. La victime s'inquiète, tente d'améliorer le climat, se remet en cause, commence à s'auto-surveiller et à faire attention à ses gestes et à ses paroles. Suit alors une phase d'agression, avec des violences d'abord verbales et psychologiques avant d'être physiques, voire sexuelles. L'agresseur prend le contrôle de sa victime. La victime se sent humiliée, ressent une injustice, de la colère. Puis vient une « phase de justification » pendant laquelle l'agresseur s'excuse tout en rendant la victime responsable de l'acte violent. « Si tu m'avais écouté, si tu avais fait cela... » La victime tente de comprendre, minimise l'agression, se sent responsable de la situation. « Il a peut-être raison, c'est moi qui ne comprends rien... » À cette phase succède une phase « lune de miel », pendant laquelle l'agresseur demande pardon, parle de thérapie, menace parfois de se suicider ou a un comportement positif. De son côté, la victime reprend espoir, met à distance la phase d'agression et redonne une chance à son agresseur. Mais à nouveau un climat de tension se réinstalle... Et le cycle se reproduit avec une emprise croissante de l'agresseur sur sa victime, parallèlement à son isolement social et à sa dépendance financière. Au-delà des violences physiques, « la victime devient une chose » pour l'agresseur.
« Quand ces victimes viennent au cabinet dentaire, ce n'est pas pour parler de ce qu'elles vivent », prévient Estelle Machat. Elles sont « enfermées dans un monde de silence, de honte, de culpabilité et parfois même de déni. Elles sont dans l'idée que personne ne les comprendra ». C'est donc au chirurgien-dentiste d'aborder le sujet.
Il peut être alerté sur la situation de détresse de sa patiente par différents indices. Le motif de consultation est souvent flou : « une chute sur un trottoir », « un coup de ballon », ou le fait d'avoir « glissé sur une serpillière ». La victime s'exprime peu et met généralement en avant des circonstances survenues à l'extérieur pour ne pas identifier le lieu clos dans lequel tout s'est passé en réalité. Elle porte souvent des manches longues, un col roulé, une écharpe. Elle est pressée car surveillée.
Lors de l'examen, la victime peut signaler des maladies chroniques comme des céphalées, des douleurs abdominales, des troubles du sommeil, une fatigue chronique, des addictions, des troubles de l'alimentation, des douleurs de l'ATM ou une dépression. Des études montrent que le risque de suicide de ces femmes est multiplié par 5.
Pendant l'anamnèse, le professionnel de santé doit systématiquement poser la question « Avez-vous subi un choc, des violences ? » Je pose cette question à tous mes patients », explique Estelle Machat, ajoutant que « l'expression corporelle est presque plus importante que la réponse elle-même ». Un blanc total de la victime peut être le signe de violence vécue.
Pendant l'examen clinique, le praticien pourra relever des traumatismes dentaires, des douleurs de l'ATM particulièrement quand elles sont unilatérales, des traces de brûlures ou d'ecchymoses sur le crâne, la nuque et le cou. Des traces peuvent aussi apparaître sur les poignets et les avant-bras que la victime aura utilisés pour se protéger le visage.
Si la patiente se confie, il est recommandé au soignant d'adopter l'attitude inverse de l'agresseur et de la laisser s'exprimer, la croire, la valoriser et lui rappeler que dans la loi, rien ne justifie les violences.
Attention à ne pas mettre la victime plus en danger qu'elle ne l'est déjà, dans le cas où l'agresseur l'accompagne pendant la consultation !
« Gardez en tête que le moment où la victime risque le plus est celui où elle va quitter son agresseur ; d'où l'importance de l'orienter vers des associations pour qu'elle bénéficie d'un accompagnement », prévient Estelle Machat. Il est recommandé de prévoir des lieux où l'adresser, des associations de victimes ou des services de victimologie. Le service téléphonique national gratuit 30 39, destiné aux victimes et aux témoins de violences conjugales, est à rappeler en expliquant que les appels sont non tracés et n'apparaîtront donc pas sur les factures de téléphone.
Une formation spécialement adaptée pour les chirurgiens-dentistes est en accès libre sur le site de l'Ordre. Conçue avec la Miprof (Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains) pour aider les praticiens à repérer les femmes victimes de violence et à savoir comment les prendre en charge, cette formation de 3 h 30 en trois parties est validante et en accès libre. « L'idée n'est pas de transformer les chirurgiens-dentistes en assistantes sociales ou de leur apprendre à faire un interrogatoire de police, mais de les informer pour dépister les violences, comprendre les personnes qui se confient à eux, éventuellement les conseiller, et les guider, voire les protéger », explique Jean-François Largy, président du Conseil départemental de Côte-d'Or, qui, avec Geneviève Wagner, membre du conseil national de l'Ordre, en est à l'initiative. La loi du 4 août 2014 a créé une obligation de formation initiale et continue pour tous les professionnels de santé sur les violences faites aux femmes et les violences domestiques. Le conseil national de l'Ordre a financé cette formation.
Lors de son intervention sur les violences en santé, le commissaire divisionnaire, Vincent Terrenoir, délégué pour la sécurité générale à la Direction générale de l'offre de soins (DGOS) et chargé de l'Observatoire national des violences en santé (ONVS), a insisté sur trois aspects essentiels et pourtant insuffisamment pris en compte par les professionnels de santé : les incivilités sont des violences, porter plainte est une démarche à engager, et enfin, se former est incontournable.
Quand on parle de violence dans le domaine de la santé, il faut aussi entendre les incivilités. Ce ne sont pas des violences physiques mais une « façon d'aborder les relations qui gangrènent les règles élémentaires de la vie en société et, de façon insidieuse, portent gravement atteinte à la qualité de la vie au travail », explique Vincent Terrenoir. La répétition d'incivilités peut générer chez celui qui les reçoit « une accoutumance nocive destructrice de leur personne et de l'intérêt au travail ».
Les effets des incivilités sont d'ailleurs les mêmes et tout aussi délétères que ceux de la violence physique pour le soignant et son équipe. Les violences génèrent un stress chronique, un mal-être, une perte de confiance, une démobilisation des équipes, une dégradation de l'ambiance générale, des dysfonctionnements, de l'absentéisme... Cette dégradation des conditions d'exercice a des conséquences sur la qualité des soins dispensés. « Quand le lien thérapeutique est rompu par de la violence verbale ou physique, comment travailler correctement ? », interroge Vincent Terrenoir.
En 2017, l'ONVS a recensé 23 500 atteintes aux personnes et aux biens signalées dans le secteur de la santé. Ces atteintes ont impacté 35 300 personnes qui étaient à 94 % des professionnels de santé. Dans 9 cas sur 10, les auteurs des violences étaient des patients ou leurs accompagnants.
Un « reproche de prise en charge » est à l'origine de 61 % des manifestations de violence. Moins fréquemment, le temps d'attente (12 %) et l'alcoolisation (10 %) sont incriminés. D'autres raisons sont aussi répertoriées telles que le refus de prescription (5,5 %), un règlement de comptes (6 %), un diagnostic non accepté (3,5 %), la drogue (2,5 %), le suicide, les atteintes aux principes de laïcité, la maltraitance, la prise de photos ou de films (atteinte à la vie privée), le racisme et le refus de soins (soins de toilettes).
Dans le domaine spécifiquement dentaire, l'ONVS a relevé 31 signalements. Les motifs avancés sont l'absence d'urgences dentaires dans certains hôpitaux, le retard des patients, les personnes sous emprise de l'alcool ou de stupéfiants ou réclamant des stupéfiants, le comportement incivique de parents qui ne tiennent pas leurs enfants, les problèmes relationnels avec la famille du patient, la menace de dépôt de plainte suite à un différend (prise de rdv), ou encore la douleur qui suscite impatience ou réaction physique ou verbale violente dans l'attente de la prise en charge.
« Lorsque vous vous sentez victime de violence, il est important de déposer plainte pour être restauré dans ses droits mais aussi dans sa dignité », affirme Vincent Terrenoir. « Votre image de chirurgien-dentiste, votre profession et vous-même avez été dégradé par cet acte. Il faut répondre à cela. » Ne pas le faire, c'est se mettre « dans une attitude de soumission », insiste le responsable de l'ONVS. Souvent par peur de s'engager dans un parcours judiciaire qu'il ne connaît pas, le praticien renonce à une procédure judiciaire.
Il existe pourtant tout un arsenal juridique permettant de le protéger et de « casser » ce lien de soumission. Ainsi, la menace de commettre un crime ou un délit contre les personnes ou les biens proférée à l'encontre d'un professionnel de santé est un délit (art. 4333-3 al. 2 et 433-3 al. 3 du code pénal). Les peines pour atteintes volontaires à l'intégrité de la personne sont aggravées en raison de la qualité de professionnel de santé (art. 222 et suiv. du code pénal). Le fait d'insulter une personne chargée d'une mission de service public est aussi réprimé (art. 433-5). D'autres dispositions ne sont pas propres aux professionnels de santé. Le harcèlement est pénalement répréhensible (art. 222-16, 222-33, 222-33-2, 222-33-2-2). Et il existe aussi un droit à l'image (art. 226-1 pour atteinte à la vie privée).
En s'appuyant sur l'analyse des signalements depuis ses deux années en poste à l'ONVS, Vincent Terrenoir prévient qu'« on ne peut plus faire autrement aujourd'hui que de se former pour faire face à l'agressivité physique et verbale. Les libéraux doivent intégrer cela ». Il est nécessaire de se former pour mieux communiquer avec les patients et les accompagnants, mais aussi pour connaître certaines pathologies, notamment en psychiatrie et en gériatrie. Pour convaincre, ce spécialiste de la sécurité effectue un parallèle avec le personnel naviguant des compagnies aériennes, qui a dû se former pour faire face à cette agressivité alors que ce n'est pas son cœur de métier.
• L'ONVS (Office national des violences en santé) publie un guide méthodologique sur les préventions des atteintes aux personnes et aux biens en milieu de santé. Il a édité un formulaire de déclaration des incidents que les chirurgiens-dentistes sont invités à remplir et à transmettre au conseil de l'Ordre départemental dans le cas de violences commises dans le cadre de leur exercice. Ce formulaire ne se substitue pas au dépôt de plainte devant les services de police ou de gendarmerie.
• 5 « fiches réflexes »
Le ministère de l'intérieur met à la disposition des professionnels de santé cinq fiches exposant les réflexes clés à adopter pour sécuriser le cabinet et renforcer sa vigilance. Elles présentent aussi les bons réflexes à avoir en cas d'agression et la procédure de dépôt de plainte.
• Radicalisation : un numéro vert : 0 800 005 696.
Le site stop-djihadisme.gouv.fr explique ce phénomène.
Dans chaque région, des référents ordinaux « Violences faites à autrui » ont pour mission d'informer, d'orienter, d'aider et de former les praticiens confrontés à des cas de violences subies ou détectées dans l'environnement du cabinet. Plusieurs documents sont disponibles sur le site du conseil de l'Ordre.