Clinic n° 02 du 01/02/2019

 

Point de vue

Xavier BONDIL   Nicolas DRITSCH   Franck GENEVRIER  

La profession est à la croisée des chemins, résolument tournée vers une dynamique médicale. Les traitements évoluent, les coûts aussi. Devons-nous accepter que les réformes du monde médical ne soient inspirées que par un modèle économique ? Comment exercer dans ce « conflit éthique » permanent ? Réussirons-nous à créer un système où patients, soignants et régulateurs financiers seront capables de coopérer ?

Xavier BONDIL, Nicolas DRITSCH, Franck...

La profession est à la croisée des chemins, résolument tournée vers une dynamique médicale. Les traitements évoluent, les coûts aussi. Devons-nous accepter que les réformes du monde médical ne soient inspirées que par un modèle économique ? Comment exercer dans ce « conflit éthique » permanent ? Réussirons-nous à créer un système où patients, soignants et régulateurs financiers seront capables de coopérer ?

Xavier BONDIL, Nicolas DRITSCH, Franck GENEVRIER

NDLR : L'environnement professionnel évolue rapidement et en profondeur. Trois confrères engagés à différents niveaux pour la promotion de la médecine bucco-dentaire se sont penchés sur les grandes tendances observées pour décrypter les stratégies des différents acteurs et proposer des éléments de réponses pour les patients et pour la profession. L'équipe de Clinic les a accompagnés dans la mise en forme de cette réflexion.

La médecine bucco-dentaire française est en train de vivre plusieurs révolutions simultanées :

• des avancées médicales, scientifiques et technologiques qui permettent une préservation sans précédent de l'organe dentaire et des fonctions associées ;

• un ancrage de la chirurgie dentaire dans une réalité médicale [1] ;

• une évolution réglementaire nébuleuse : on assiste dans un même temps à une déréglementation de l'exercice, une remise en cause des organismes de régulation (l'Ordre notamment), une ubérisation des rapports entre les patients et les praticiens, une hyper-réglementation des pratiques et des honoraires ;

• une cohabitation plus ou moins harmonieuse entre une approche commerciale et une vocation médicale. L'équilibre de cette coexistence se trouve modifié par de nombreux facteurs, notamment le manque de corrélation entre le bénéfice médical d'un traitement et son remboursement par les financeurs ;

• une évolution des modes d'exercice qui se manifeste par une diminution de l'activité libérale au bénéfice d'un exercice salarié et ce, concomitamment à une féminisation de la profession et à un éclatement du numerus clausus consécutif à une arrivée importante de diplômés de l'UE.

La profession est à la croisée des chemins. Elle reste parfois teintée par les vieilles caricatures de barbier-chirurgien de foire alors que la réalité de la pratique est résolument tournée vers une dynamique médicale. Les professionnels restent des soignants mais leurs traitements évoluent, et leurs coûts aussi. Dans ces conditions, comment pouvons-nous continuer à exercer dans ce « conflit éthique » permanent [2] ? Est-il si insensé d'imaginer que l'on puisse ré-inventer un système où patients, soignants et régulateurs financiers soient capables de coopérer en se recentrant sur l'éthique comme dénominateur commun ? Devons-nous accepter que les réformes du monde médical et leur adaptation au monde actuel rejettent toute dimension humaine et ne soient inspirées que par un modèle économique consumériste ?

Les plates-formes : des acteurs majeurs du système

Assurances, industries, réseaux sociaux sont devenus des acteurs à part entière du système de santé bucco-dentaire. En s'interposant entre les professionnels de santé et les patients, ces acteurs constitués en plates-formes changent la relation médicale et posent de nombreuses questions, en particulier en ce qui concerne le secret médical.

Une plate-forme est « une structure qui s'interpose entre les patients et les soignants : elle se rémunère directement ou indirectement via des commissions ». C'est la définition du néologisme « ubérisation », selon l'Observatoire de l'ubérisation. Quatre grands types de plates-formes co-existent :

• les plates-formes assurantielles,

• les plates-formes de service,

• les plates-formes industrielles,

• les plates-formes numériques.

Plates-formes assurantielles

Claude Bébéar, créateur et président d'Axa, affirmait en 1997 que « La santé est un marché comme les autres, la loi de la concurrence doit s'y exercer librement ». Pour parvenir à cette fin, les organismes complémentaires ont créé des filiales à leur service. La société Santéclair par exemple se décrit sur son site comme étant « une société filiale de plusieurs organismes complémentaires d'assurance maladie ».

Les clients des assurances sont contraints de consulter ces plates-formes afin de connaître le montant des remboursements. En effet, la complexité de la nomenclature, des devis conventionnels et, surtout, « l'opacité » [3] des contrats des assurances rendent impossible une estimation par les patients. C'est par ce biais que ces plates-formes obligent leurs clients à les consulter, ce qui leur permet de les orienter vers des praticiens labélisés, même si les patients ne sont pas demandeurs.

Les clients de ces plates-formes sont les assurances et en aucun cas les patients qui sont leur « marchandise ».

Ces sociétés commerciales promettent aux patients et au pouvoir public une baisse du reste à charge tout en en conservant une qualité de soins au moins équivalente.

L'IGAS [4] rappelle que ces réseaux de soins « échappent à tout contrôle de la part des autorités sanitaires » et « encadrent fortement la relation professionnel de santé/patient et leurs libertés respectives ». En clair, ces réseaux sont exclus de tout cadre déontologique.

Ces plates-formes, qui ne délivrent aucun soin, sont identifiées sous le terme de « réseau de soins » alors que le terme de « réseau de gestion » serait plus approprié.

L'IGAS souligne que « les contreparties [pour les professionnels de santé] sont minces ». Elle estime [4] que les conventions reliant les professionnels aux réseaux de soins sont « très déséquilibrées » et que, « en plus d'être conclues sans aucune négociation (contrats d'adhésion), ces conventions comportent une très forte asymétrie des droits et obligations réciproques ». L'économiste de la santé Frédéric Bizard résume cela ainsi : « aux uns les contraintes, les obligations et la responsabilité des prestations, aux autres la liberté, l'irresponsabilité et le bénéfice financier ».

Les pratiques des réseaux de gestion ont été estimées contraires au code de déontologie par le CNOCD en 2009. Mais, suite à une plainte de la SA Santéclair, l'autorité de la concurrence a estimé que, « en faisant pression sur les chirurgiens-dentistes pour qu'ils quittent ou s'abstiennent de rejoindre le réseau Santéclair (...), le CNOCD et les conseils départementaux en cause ont mis en œuvre une pratique assimilable à un appel au boycott, dont le but était d'évincer Santéclair du marché ». La cour de cassation a confirmé cet arrêt en juillet 2011.

On peut légitimement se demander à quel titre les décisions de l'autorité de la concurrence auraient force de droit sur les règles établies par le code de la santé publique. Les Ordres ont par définition la mission d'adapter les règles de la concurrence à la déontologie professionnelle, autrement dit de restreindre les principes généraux de la concurrence si cela est justifié par l'intérêt général.

Le CISS, 60 millions de consommateurs et Santéclair affirment dans un communiqué [5], au nom de L'Observatoire citoyen des restes à charge en santé (composé d'eux-mêmes), que « la qualité des soins au sein des réseaux est encadrée (...) au travers des contrôles effectués par les plates-formes tant en amont qu'en aval des prestations. (...) en dehors des réseaux, les professionnels de santé intervenant en ville ne font l'objet d'aucune évaluation de la qualité de leurs pratiques ». Le prosélytisme est on ne peut plus clair.

Il a été démontré que le contrôle par les réseaux est pour le moins très inefficace : l'IGAS rappelle [4] que « certaines plates-formes ont admis avoir compté des centres Dentexia dans leur réseau dentaire. Par ailleurs, elle a constaté que presque tous les réseaux dentaires incluent des centres de santé considérés, (...), comme à risque potentiel ».

Plates-formes de service

Ces plates-formes regroupent les services de télémédecine, de réservation en ligne avec en perspective des enjeux liés à l'avènement de l'intelligence artificielle.

Leurs ambitions sont clairement affichées (Doctolib souhaite ainsi « devenir le Google de la santé » [6], c'est-à-dire l'acteur incontournable pour « changer le quotidien des patients et des professionnels de santé ».

Certains sites de réservation en ligne permettent également de réaliser un tri parmi les personnes et portent ainsi par nature un risque discriminatoire, comme cela a été rappelé par le Défenseur des droits en 2018 et repris par Le Monde [7].

Des entreprises comme Google [8] ou Amazon [9] investissent massivement dans l'analyse des données médicales tandis que Doctolib, de son côté, lance son service de télémédecine en 2019 [10]. On peut s'étonner des motivations d'un moteur de recherche internet sur l'usage des données médicales ou le contrôle des flux de télémédecine. Le philosophe Éric Sadin estime que les systèmes de diagnostics automatisés qui seront rendus possibles techniquement par la multiplication de capteurs se transformeront en un système de prescription automatisé, excluant les professionnels de santé. Il résume ainsi : « Google c'est la médecine » [11].

Plates-formes industrielles

Les fournisseurs de dispositifs médicaux, l'industrie ou les outils d'aide à la conception numérique du sourire constituent des partenaires sources de progrès. Cependant, leur impact s'accroît, avec une tendance naissante à court-circuiter la nécessaire évaluation des produits par les professionnels de santé.

Ces plates-formes industrielles recourent à des procédés publicitaires inédits : des jeux concours proposés dans des revues grand public dont le prix est un traitement médical [12], des reproductions de sourires de célébrités deviennent possibles (DSD planning center) [13]... Les réseaux sociaux et autres chaînes telles Youtube sont inondés par les campagnes promotionnelles ciblées et temporaires en faveur de marques de centres dentaires (Dentego) ou de firmes d'aligneurs orthodontiques (Invasilign ou Smilers).

Ces entreprises parfois transnationales tentent d'imposer à notre système de santé des modèles issus notamment du modèle anglo-saxon. Elle cherche à convaincre la population que l'utilisation de leur produit va garantir un résultat.

Ainsi, l'expertise du professionnel de santé devient accessoire. La question des indications est escamotée. Les clients vont voir, non plus un professionnel de santé, mais un technicien qui assurera la pose d'un produit manufacturé.

Les techniciens et les commerciaux de ces produits éludent les conséquences éthiques de leurs produits, la déontologie n'étant considérée que comme un obstacle à une liberté totale de commercer.

Plates-formes numériques (réseaux sociaux)

L'ordre des chirurgiens-dentistes [14] a considéré que « l'utilisation à titre professionnel des réseaux sociaux constitue une violation du code de la santé publique ». L'ANSM [15] rappelle dans sa charte internet que la promotion des dispositifs médicaux par les réseaux sociaux ouverts est interdite. Une interdiction pure et dure semble pourtant peu pertinente tant elle semble contraire aux évolutions de la société.

Il n'est pas inutile de rappeler que les clients des réseaux sociaux ne sont en aucun cas les utilisateurs. Les utilisateurs sont en réalité le produit de vente au bénéfice des annonceurs publicitaires. Les réseaux sociaux ne sont pas des sites internet dans leurs principes de fonctionnement.

Tous les réseaux sociaux permettent le retour des utilisateurs. Accepter d'utiliser les réseaux sociaux, par exemple Facebook ou Instagram, a comme conséquence inéluctable d'ouvrir la possibilité de laisser des avis tantôt véridiques et tantôt fallacieux sinon diffamatoires. Google notamment impose à tous les professionnels l'existence d'une page professionnelle avec la possibilité à tout un chacun de laisser un avis anonyme, alors même que le professionnel de santé ne peut répondre aux reproches quant à la qualité des soins puisqu'il est tenu de respecter le secret médical des patients.

Enfin, le partage des cas cliniques sur ces réseaux, bien que profitable, ne constitue pas une littérature fiable. Si on devait les intégrer dans la doctrine de l'evidence-based medecine, dans la mesure où les cas ne sont pas relus par un comité de lecture, leur valeur scientifique serait la plus basse. Le follow up (suivi) scientifique s'efface lentement devant le nombre de followers.

Un enjeu fondamental des plates-formes : le respect du secret médical

Le développement généralisé des plates-formes soulève une question primordiale, trop souvent éludée : celle de la rupture du secret médical par les professionnels.

Il n'est pas rare de voir des illustrations de visages de patients, voire des radiographies non anonymisées sur les réseaux sociaux, les praticiens confondant parfois le droit à l'image avec le secret médical qui sont deux principes différents. Il faut garder à l'esprit que toutes les images sont conservées et potentiellement utilisables dans des pays où la législation est moins protectrice qu'en France en ce qui concerne la protection des données personnelles.

Certains réseaux de gestion exigent des éléments médicaux (radiographies notamment) avant de délivrer le montant des remboursements, réalisant ainsi un chantage auprès des patients.

Or, le secret médical [16] constitue un droit fondamental des citoyens. Il couvre l'ensemble des informations dont le praticien a connaissance. Il est parfaitement défini par le Code de la santé publique [17], le Code pénal [18] et le code de la Sécurité sociale [19].

L'Ordre des médecins précise [20] que « le secret couvre non seulement l'état de santé du patient mais également son nom : le médecin ne peut faire connaître à des tiers le nom des personnes qui ont (eu) recours à ses services ». Il estime que ce secret couvre les renseignements médicaux et administratifs, et cela a été confirmé par le Conseil d'État en 2015 [21].

L'Ordre des chirurgiens-dentistes rappelle [22] que ce secret est « général et absolu » et qu'il ne peut être levé que dans le cadre de dérogations légales strictement établies.

Les entreprises commerciales répondent le plus souvent que les données sont rendues anonymes et confiées à des organismes agréés. Mais l'anonymisation des données ne protègera pas la population, comme l'explique l'association La Quadrature du Net [23] : « la recherche a démontré que des données même pseudonymisées peuvent être très facilement rattachées à l'identité de la personne qu'elles concernent juste en les recoupant avec d'autres informations accessibles, comme sur Facebook ».

Cette association rappelle que « nos données ne sont pas des marchandises » [24], ce qui fait singulièrement écho aux revendications de toutes les professions de santé « la santé n'est pas une marchandise ».

Une « ubérisation » de la profession

L'ubérisation, néologisme issu du nom de la société américaine Uber, est la néo-organisation d'une profession réglementée, et va s'attaquer à tout ce qui a poussé la société et les pouvoirs publics à s'occuper de ces professions jusqu'ici, dans l'intérêt supérieur des citoyens. Maurice Levy, PDG de Publicis en 2014, rappelle dans une interview au Financial Times [25] que « tout le monde a peur de se faire ubériser », c'est-à-dire de se rendre compte un matin que son métier a disparu. C'est un phénomène disruptif, voire violent pour les professions concernées.

L'ubérisation est une révolution de moyens : elle ne crée pas forcément de richesse mais elle la répartit différemment. Les intermédiaires se rémunèrent sur les flux financiers reliant les patients et les professionnels de santé, de manière directe ou indirecte. En ce sens, la chirurgie dentaire a déjà connu une première vague d'ubérisation, via les plates-formes assurantielles qui n'ont tenu aucune des promesses qu'elles avaient faites : l'accès aux soins s'est dégradé, le reste à charge s'est accru malgré le développement des réseaux de gestion de soins.

L'ubérisation se caractérise également par sa vitesse de développement. Les sociétés commerciales mènent une guerre éclair rendant difficile, voire impossible, tout retour en arrière, paralysant les organismes de régulation et rendant les décisions de justice trop tardives pour être efficaces.

Cette néo-organisation connaît un succès foudroyant. Elle profite de la possibilité technique de créer de nouveaux services, mais aussi d'investissements financiers massifs dans le monde de la santé, longtemps sanctuarisé et donc démuni face au monde financier.

À titre d'exemple, en 2017, la plate-forme Doctolib (réservation et annuaire en ligne) bénéficie de 61 millions d'euros d'investissements [26] tandis que la plate-forme Qare (télémédecine), soutenue par l'assureur AXA [27], a levé 8,5 millions d'euros.

Sans surprise, les patients semblent adhérer et rares sont ceux qui s'inquiètent des questions fondamentales et légitimes que pose cette ubérisation. Mais cette adhésion générale n'est pas un consentement car ces outils sont présentés uniquement sous le jour de leurs avantages. Les atteintes sur les libertés fondamentales tels que les piliers fondateurs de la médecine sont volontairement éludées.

Ces plates-formes ont le mérite de répondre à des critères ergonomiques : rapidité, simplicité et intuitivité. Ces domaines ne sont pas le cœur du métier du soignant (dont le métier est de... soigner) et ces plates-formes permettent d'optimiser des services non médicaux.

Des enjeux mal perçus

Dans leur ouvrage Ubérisation : un ami qui vous veut du bien, Denis Jacquet et Grégoire Leclercq décrivent trois attitudes pourtant légitimes qu'ils estiment vouées à l'échec.

• La politique de l'autruche de la proximité qui consiste à croire que les patients préfèreront le cabinet de proximité à des établissements plus éloignés. Au même titre que les commerces de proximité, les cabinets de ville qui auront su résister aux centres dentaires actuels ne pourront résister aux centres contrôlés par de grands acteurs économiques (dont l'accès au contrôle de centres a été autorisé par ordonnance [28] en 2018). En Espagne, par exemple, des lignes d'autobus sont ainsi affrétées pour amener les patients dans des centres éloignés.

• La politique de l'autruche de la réglementation protectrice qui consiste à croire que les organismes officiels chargés du contrôle (Ordres, ANSM, CNIL...) pourront résister à l'évolution de la société et à la puissance commerciale. Les réglementations, à l'origine élaborées dans le but de protéger les patients, s'effritent et semblent petit à petit condamnées à disparaître sous l'accusation fallacieuse de corporatisme et par des prétextes économiques (de faire diminuer les prix par la concurrence et de créer de l'emploi). « Qui veut tuer son chien l'accuse d'avoir la rage », dit-on communément. Ainsi, Gilles Babinet, représentant de la France auprès de la commission européenne pour les enjeux liés au numérique, président du conseil national numérique explique en février 2013 [29] qu'« il faut fermer la CNIL, c'est un ennemi de la nation ».

• La politique de l'autruche de l'offre non délocalisable qui consiste à croire que le fait que le soignant devait être physiquement présent empêche la délocalisation de la production du soin. Les possibilités offertes par l'intelligence artificielle, les outils numériques ou la télémédecine sont autant de portes grandes ouvertes à une future délocalisation de l'expertise médicale.

La qualité : une notion floue pour le patient

Ces plates-formes mettent en avant des valeurs de transparence, ce qui peut sembler vertueux.

Il s'agit en réalité d'un effet de manche car les organismes qui détiennent la véritable information de la qualité n'en font pas la publicité. Une telle publicité serait un changement de paradigme mais aurait comme vertu de différencier la faute reconnue (condamnations disciplinaires, civiles ou pénales) de l'aléa thérapeutique (échec sans faute). Aujourd'hui, force est de constater qu'un mauvais avis sur une fiche Google porte davantage préjudice à la réputation d'un praticien qu'une condamnation disciplinaire.

De même, la transparence vis-à-vis de l'origine des prothèses et des prix, tant vantée par les plates-formes, est d'ores et déjà effective pour tous les praticiens avec le devis conventionnel.

Quant à la notion de transparence sur la qualité des soins, cela reste une notion floue, difficile à évaluer en médecine. Le Conseil d'État [30] lui-même souligne que « le numérique ne garantit pas la constitution (...) de bases de données objectives et vérifiables sur la qualité des soins ».

De fait, il n'existe pas de contrôle a priori de la qualité des soins délivrés. Garantir un résultat avant d'effectuer un soin médical est impossible. Les garanties apportées aux patients sont :

• tout praticien est diplômé ;

• les soins prodigués seront conformes aux données acquises de la science ;

• le praticien respectera sa déontologie.

La « qualité ressentie » est différente de la « qualité effective » des soins prodigués. Si un praticien connaît un taux d'échec de 1 patient sur 100, le taux d'échec pour ce patient est de 100 %.

Alors que le taux de sinistralité est faible en odontologie (5,7 % en 2017 selon la MACSF [31]), cette absence de contrôle qualité préalable sert de prétexte fallacieux aux assureurs privés pour s'immiscer dans la relation de soin. Ainsi Guillaume Sarkozy [32] explique en 2015 que : « Il reviendra bientôt à mon assureur de me conseiller et de m'indiquer les questions à poser au chirurgien (...). La CNAM ne peut pas contractualiser avec les offreurs de soins, elle ne peut que conventionner. La différence avec les assureurs complémentaires est fondamentale : le système obligatoire est contraint d'accepter tous les acteurs ayant les qualifications requises, c'est-à-dire les diplômes. Nous, qui pouvons contractualiser, pourrions choisir les professionnels avec lesquels nous travaillerions avec des critères de qualité, constituer des réseaux, améliorer la qualité des soins, négocier les prix... toutes choses que ne peut pas faire la Sécurité sociale. Et que nous allons entreprendre si la loi nous l'autorise ».

Ce ne pourrait être qu'un vœu pieux des réseaux de gestion si, dans un changement complet de paradigme – auparavant le diplôme était suffisant pour l'État –, le Conseil d'État ne proposait dorénavant quant à lui la « délivrance par les autorités publiques de labels reconnaissant la qualité des soins ». Dans cette attente d'une certification indépendante et/ou institutionnelle, certains acteurs tirent profit de ce vide. C'est ainsi que des entreprises délivrent des labels auto-proclamés (par exemple Denteon [30]).

Parlons responsabilité médicale

Il est de jurisprudence constante que le contrat de soins est régi par une obligation de moyens [33] ; l'échec peut toujours survenir et fait partie de l'exercice de la médecine. C'est pourquoi, si le taux d'échec a une pertinence statistique intéressante, il reste limité. En effet, les établissements réalisant les actes les plus risqués sur les patients les plus malades peuvent avoir des taux d'échecs supérieurs aux établissements réalisant des actes plus simples et sur des patients en bonne santé.

Les recommandations de bonne pratique ne doivent pas être issues exclusivement de la HAS. La revue Prescrire [34] précise que, sur 108 recommandations de la HAS, seules 28 sont intéressantes ou acceptables. Le rôle des associations scientifiques professionnelles pourrait donc être soutenu et des décisions juridiques faisant suite aux expertises judiciaires pourraient être prises en compte. Dans ce cadre, on doit aussi considérer que le développement exponentiel des formations privées hors société scientifique engendre malheureusement un affaiblissement de ces sociétés savantes, par la baisse de leur animation et de leur attractivité, au bénéfice final de la HAS.

La multiplication des intervenants dans le soin interroge aussi la notion de responsabilité médicale puisque cette dernière repose pour l'instant uniquement sur les professionnels.

Face à la dilution des responsabilités (multiplication des intervenants, mobilité des professionnels), l'augmentation des coûts des traitements et la baisse de la prise en charge financière, les juges pourraient être tentés de promouvoir une responsabilité sans faute, et ce dans le souci constant d'indemniser les dommages.

En l'espèce, le fond d'indemnisation exceptionnel du FNASS (fond national d'action sanitaire et sociale de la CNAMTS) pour les patients soignés par les centres de santé Dentexia a indemnisé (très modestement) des patients soignés dans ces centres sans faute avérée, créant un précédent juridique possiblement lourd de conséquences.

En conclusion, un exercice commercial consacrerait l'avènement d'une obligation de résultats en lieu et place d'une obligation de moyens. Cette obligation de résultat constituerait une négation de la médecine puisque nous serions tenus de guérir nos patients.

Déréglementation et contrôle

On observe une tendance de fond à déréglementer l'organisation de la profession, l'accès à l'exercice, la publicité ou encore l'ouverture de centres. Dans le même temps, le pouvoir politique cherche à contrôler la profession, notamment par la tarification. Le traité [35] sur le fonctionnement de l'Union européenne promeut « la mise en concurrence des services d'intérêt économique général et des professions en situation de monopole fiscal ». La commission de l'Union européenne fait ainsi chaque année des recommandations aux États membres. Elle les pousse à ouvrir les professions réglementées à la concurrence. Le CNOCD alerte [36-38] régulièrement la profession sur le combat qu'il mène au niveau européen avec les autres ordres professionnels.

Fin du numerus clausus dans les faits

Il n'existe aucune limitation à l'installation des professionnels ni aucun contrôle des diplômes étrangers issus de la communauté européenne. En effet, le traité sur l'Union européenne prévoyant la libre circulation des citoyens, le nombre d'étudiants français dont le diplôme provient d'universités européennes a été multiplié par trois entre 2010 et 2017 [39]. Le nombre de nouveaux inscrits avec un diplôme européen dépasse les 30 % en 2017. Lorsque l'on sait que 10 % de ces praticiens n'ont effectué aucun acte de soins durant leurs études ou que 50 % n'ont pas rédigé une seule ordonnance [40], cela pose des questions sérieuses quant à la qualité des soins et à la sécurité sanitaire.

Ouverture de la profession à l'accès partiel

Un professionnel qui n'a pas de diplôme reconnu en France va pouvoir faire une demande d'accès partiel pour pratiquer les actes pour lesquels il est compétent dans le pays qui a délivré le diplôme. Il s'agit ni plus ni moins de la fragmentation de l'exercice réglementé de la chirurgie dentaire. Le Conseil national de l'Ordre s'oppose actuellement à ces dispositions [41].

La publicité et ses risques cachés

En 2017, la Cour de justice de l'Union européenne a confirmé [42] que les États membres pouvaient « le cas échéant, de manière étroite, encadrer les formes et les modalités des communications commerciales en ligne des professionnels en vue de garantir qu'il ne soit pas porté atteinte à la confiance qu'ont les patients envers leur praticien » suite à la plainte d'un praticien belge en conflit avec son ordre professionnel. Cette décision a motivé, entre autres, le Conseil d'État à proposer des modifications quant à l'interdiction de la publicité pour les professions de santé en ouvrant la possibilité aux professionnels de réaliser une publicité informative et non commerciale.

La publicité a plusieurs définitions : d'un côté, elle caractérise la diffusion de messages publics (la « publicité » des débats parlementaires par exemple) et, d'un autre côté, elle caractérise l'ensemble des moyens pour inciter le public à acheter ou utiliser un produit ou un service. C'est pourquoi il convient de distinguer la « publicité informative » de la « publicité commerciale ».

• La publicité informative a pour but l'information.

• La publicité commerciale a pour but la vente d'une marchandise.

De fait pour obtenir le consentement de son patient, le chirurgien-dentiste doit fournir une information claire et loyale [43]. L'objet de la publicité commerciale est la vente et non le consentement. La publicité commerciale présente aussi des possibilités de manipulation : elle peut associer un produit avec quelque chose que les gens désirent et ne peuvent pas avoir en créant ainsi de la frustration. La « dentisterie émotionnelle », telle qu'elle est parfois enseignée, a pour principe de donner envie, par opposition au principe de besoin.

Le patient est dans un état affaibli (soit par le manque de connaissance, soit par son état de santé) et dans le besoin : la relation médicale est dite asymétrique. L'utilisation de procédés publicitaires ne peut qu'accroître cette asymétrie.

Les frais de publicité seront supportés par les professionnels, ce qui augmentera les prix. La publicité commerciale donnera l'avantage aux structures de soins qui disposeront des ressources financières suffisantes, alors qu'il n'est aucunement établi que la qualité des soins y est meilleure.

Une publicité commerciale participera à transformer la médecine bucco-dentaire en commerce, ce qui mettra ipso facto fin à l'exonération de la TVA pour les soins médicaux. La facture pour les patients s'en trouvera nécessairement fortement alourdie [44].

D'un point de vue philosophique, le fait de donner une valeur marchande aux prestations de soins (le professionnel de santé ne « vendant » rien) entre en contradiction avec la notion d'inviolabilité du corps humain [45].

Ouverture à la télémédecine et aux produits connectés

Les compagnies commerciales et les assurances privées s'engouffrent dans cette ouverture permise par la télémédecine et les produits connectés. Cette possibilité technique qui laisse croire à une solution pour les déserts médicaux pose par ailleurs des questions légitimes quant au respect du secret médical et du caractère humaniste de la relation patient/praticien.

Les produits connectés, couplés aux possibilités ouvertes par l'intelligence artificielle, présentent certes des potentiels bénéfiques mais aussi des possibilités de destruction d'une médecine humaniste et désintéressée.

La faille des centres de santé en association loi 1901

Les centres de santé existent depuis longtemps et n'ont pas causé de graves problèmes de santé publique jusqu'à ces cinq dernières années. Leurs gestionnaires sont, jusqu'en 2011, soit des assurances, soit des collectivités. Mais, depuis la loi Bachelot (2011), les associations loi 1901 ont été autorisées à gérer des centres de santé. Ces associations sont à but non lucratif mais il est très facile de sortir des bénéfices avec des montages juridiques.

Le tribunal de grande instance d'Aix-en-Provence [46] a estimé que le montage des centres Dentego « s'inspire singulièrement du modèle d'organisation mis en place par M. Steichen lors de la création de Dentexia » et que « les grands principes ayant gouverné la loi Bachelot semblent avoir été oubliés au profit d'une organisation mercantile ».

Ce ne sont plus les associations qui s'adjoignent les services d'une société commerciale mais des sociétés commerciales qui se développent en créant un réseau d'associations loi 1901. Nous assistons, dans un déni officiel des pouvoirs publics, à la création de véritables franchises. 

D'après la FSDL [47], et selon les données disponibles publiquement sur Infogreffe, la société commerciale Adental Group, propriétaire de la marque Dentego, aurait bénéficié de l'investissement de 25 millions d'euros de la part d'une holding luxembourgeoise pour le compte d'un fond d'investissement anglais (GSQUARE) dont on peut imaginer qu'il attend légitimement des retours sur investissement et dont l'intérêt n'est pas la santé publique de la France.

N'importe qui peut donc aujourd'hui ouvrir un centre dentaire, sans demander ni autorisation ni justifier de ses compétences pour gérer un établissement de santé (un simple courrier en accusé réception à une ARS suffit).

L'IGAS se révèle très critique contre ce type de centre sous la forme d'association loi 1901 dans un rapport en 2016. Ce rapport n'a été rendu public que suite à une décision judiciaire de la CADA grâce à l'opiniâtreté des URPS de chirurgiens-dentistes des régions ARA, IDF et PACA. L'IGAS note ainsi qu'« une telle organisation repose sur un fonctionnement financier variable selon les associations, mais dont l'opacité est systématiquement présente dans chacun des montages » et que cette opacité « n'est contrôlée de façon globale par aucun service de l'État ».

Malgré ce rapport au vitriol, nous ne pouvons que constater qu'aucune disposition réellement efficace n'a été prise pour empêcher un nouveau scandale Dentexia. Au contraire, la Fédération nationale des centres de santé estime [48] ainsi que « le gouvernement a clairement ouvert la gestion des centres de santé aux gestionnaires d'établissements de santé privés à but lucratif ».

Défiance vis-à-vis des ordres professionnels

Les Ordres sont chargés de faire appliquer le code de la santé publique et ainsi de protéger les patients des éventuelles dérives des professionnels. L'engouement caricatural médiatique sur le rapport de la Cour des Comptes concernant l'Ordre des chirurgiens-dentistes en 2017 est un symptôme d'une gouvernance et de médias méfiants vis-à-vis des instances de régulation. Cette défiance n'est pas récente. Citons la 85e proposition du programme pour l'élection présidentielle de François Mitterrand en 1981 : « un service communautaire de la santé reposera sur le développement de la prévention, le tiers payant généralisé à terme, la création de centres de santé intégrés auxquels chaque médecin pourra adhérer s'il le souhaite. Une nouvelle convention sera négociée. Le Conseil de l'Ordre des médecins sera supprimé ».

La dernière réforme de l'Ordre qui sera applicable en 2019 diminue le nombre de conseillers départementaux bénévoles, affaiblissant l'institution.

En opposition avec cette défiance, certaines autorités soutiennent le rôle fondamental des Ordres. C'est le cas de l'IGAS qui rappelle que les « lignes de défense [de l'Ordre] (...) pâtit des soupçons de corporatisme, même s'il affirme défendre l'intérêt du patient ». Le Conseil d'État insiste de son côté sur le rôle central de la déontologie dans l'exercice des professions de santé.

Le contrôle

La politique de santé devient la responsabilité de l'État

Si notre système de santé repose officiellement sur le concept de démocratie sanitaire [49], la confiscation progressive des contre-pouvoirs donne le droit à un certain scepticisme :

• en 1996, le plan Juppé met fin à l'indépendance financière de la CNAM ;

• en 2004, la loi Douste Blazy réduit grandement le pouvoir des partenaires sociaux dans les processus décisionnels de l'Assurance maladie appelée dorénavant UNCAM ;

• en 2013, les lois Leroux et ANI amenuisent grandement les libertés de choix par les patients de leurs soignants et leurs complémentaires santé ;

• en 2015, la loi santé, adoptée pendant l'état d'urgence suite aux attentats du 13 novembre 2015 malgré une contestation forte du corps médical, donne un message clair : « La politique de santé relève dorénavant de la responsabilité de l'État ». L'une des conséquences directes aura été le règlement arbitral imposé par Marisol Touraine puis brandi comme un épouvantail par Agnès Buzyn, symbole de la fin d'un processus conventionnel symétrique où syndicats et pouvoirs publics pouvaient négocier.

L'hyper-centralisation du système de pilotage y est pour beaucoup, en ce sens qu'elle fait plus remonter de difficultés au niveau national qu'elle ne crée d'opportunités pour les résoudre dans un dialogue de proximité incarné notamment par les soignants libéraux. Or, ce dernier rempart est en train de céder, les soignants sont considérés de plus en plus comme des producteurs de soins devant répondre à un besoin de la part de patients réduits à des consommateurs, le tout sous le contrôle de l'UNCAM et des UNOCAM.

Si l'on reprochait au système français d'être plus centré sur la maladie que sur la santé, on peut s'inquiéter de le voir dévier vers une finalité essentiellement économique : le « RAC 0 » semble être un transfert d'argent du professionnel de santé vers les organismes complémentaires, le patient ne paiera plus celui qui le maintient en santé mais celui qui assure le risque. Or, rappelons qu'AXA, Allianz ou MMA font partie des plus gros détenteurs de la dette française [50].

Les réseaux de soins privés avec des remboursements différenciés

La loi Leroux trouve son fondement suite à une série de décisions judiciaires défavorables aux mutuelles. Le protocole CNSD-MFP est ainsi jugé illégal par la cour de cassation [51] en 2010. En 2012, la députée socialiste Fanély Carrey-Conte [52], elle-même issue du monde mutualiste (LMDE/UNEF [53]), explique à l'Assemblée nationale que « la Cour de cassation a (...) remis en cause le principe même de ce conventionnement mutualiste. (...) La nécessité de mettre fin à cette situation d'insécurité juridique, soulignée par de nombreuses études récentes, a fait l'objet d'un engagement présidentiel ».

En langage courant, nous pourrions traduire ces propos de la façon suivante (sur un fond de conflit d'intérêts) : puisque ces pratiques sont jugées illégales, il suffit de les rendre légales en s'appuyant sur des études commanditées.

D'après l'IGAS [4], si les réseaux de soins ont un effet plutôt favorable à l'accès aux soins, ils accroissent les inégalités liées à la couverture complémentaire et, surtout, ont une influence forte sur des principes fondamentaux de la médecine en France : « les réseaux de soins opèrent une restriction de la liberté de choix et de prescription, modérée pour les patients mais très forte pour les professionnels de santé ».

Le conventionnement sélectif

Le conventionnement sélectif des praticiens libéraux est abordé régulièrement avec comme fondement moral l'égal accès aux soins à tous les citoyens. De fait, il existe des déserts médicaux qui sont en réalité des déserts tout court. Il est intéressant de noter que ces projets de conventionnement sélectifs ne concernent jamais les centres de santé et l'on peut se demander à quel titre les praticiens salariés seraient exclus de ces dispositifs.

Depuis la loi Bachelot et l'ouverture aux associations loi 1901 de centres de santé, seuls 3 % des centres se seraient installés dans des zones sous-dotées [54] en 2016. Contrairement aux idées reçues et parfois véhiculées par les médias, ce sont les praticiens libéraux qui aujourd'hui assurent principalement le maillage du territoire.

La codification des actes médicaux (CCAM)

Si cette classification a été présentée comme la consécration de la médicalité de l'exercice de la profession, elle est aussi un outil statistique de suivi et comporte en son sein un risque de réduire à des chiffres une réalité médicale complexe.

Le contrôle sémantique et le choix éditorial des médias

Les « patients » deviennent des « usagers », voire des « consommateurs » alors que, dans le même temps, les « docteurs » en chirurgie dentaire deviennent des « prestataires de services de soins ».

Dans une période d'hyper-contrôle de la communication, chaque mot est précautionneusement choisi et à dessein.

Il est utile de rappeler que, si le docteur Mark van Nierop a eu droit à un véritable déferlement médiatique (« le dentiste boucher [55] », « le dentiste de l'horreur [56] »), le pôle santé du TGI de Paris traite dans le même temps dans un silence assourdissant pas moins de 250 plaintes contre les centres Dentexia et 230 plaintes contre des praticiens salariés du centre Cosem [57].

Approche budgétaire de la volonté politique

Du tiers payant social au tiers payant généralisé

Le tiers payant s'est développé à l'origine pour permettre un accès aux soins des plus démunis. Progressivement, il se généralise et devient un outil de contrôle des professionnels :

• CMU en 1999 ;

• AME en 2000 ;

• ACS en 2004 ;

• RAC-0 en 2019.

Dans le code de la santé publique, un article [58] affirme le « paiement direct des honoraires par le patient au chirurgien-dentiste ». Par dérogation, le tiers payant s'est progressivement développé, initialement pour des raisons sociales souvent jugées légitimes. Mais sa généralisation à une population qui peut assumer financièrement l'avance des frais revient à changer totalement ce paradigme. Ainsi, l'économiste de la santé Brigitte Dormont [59] explique que « La mise en œuvre du tiers payant généralisé prévu dans la loi sera d'une certaine manière la mort annoncée de la médecine libérale ce qui (...) est une bonne chose. La médecine de ville telle qu'on la connaît est complètement incompatible avec un système de santé comme le nôtre (...), les médecins seront dépendants du financeur et c'est cela le nœud de l'opposition (...) et c'est là que le tiers payant change tout ». En effet, selon l'adage, « Qui paye décide ».

Le coût important du tiers-payant sera supporté par tous les acteurs (professionnels, assurances) et sera in fine à la charge des patients mais de manière indirecte.

Du paiement à l'acte à une logique d'abonnement

La rémunération du professionnel de santé, historiquement fondée sur la réalisation d'actes intellectuels et techniques, évolue vers une logique de rémunération sur objectif (ROSP), voire sur abonnement (télémédecine et à terme via l'intelligence artificielle).

Le principe d'abonnement impose un nombre limité de professionnels au patient qui perd ainsi le libre choix du médecin, ce dernier étant davantage le client de la plate-forme que le soignant du patient. Ces dernières pourraient à terme proposer des services de diagnostics automatisés en partenariat avec les assurances complémentaires qui se transformeront en service de prescription automatisée en partenariat avec l'industrie.

Soins opposables à des tarifs indignes

Le montant des honoraires de tous les actes opposables sont faibles. Il est étonnant que les honoraires ne soient pas indexés à l'inflation, ce qui permet de fait à l'Assurance maladie de diminuer lentement sa participation. De nombreux syndicats professionnels estiment que cette pratique constitue une sorte de « déremboursement rampant ».

Déconnexion entre les actes remboursés et les actes conformes aux données acquises de la science

Il est de jurisprudence constante depuis 1936 [60] que les professionnels de santé doivent « donner des soins non pas quelconques mais consciencieux, attentifs et conformes aux données acquises de la science ». Or, un praticien ne délivrant exclusivement que des soins opposables ne peut soigner selon les données acquises de la science.

Ce point a été largement porté par les étudiants en odontologie en 2017 [61] qui se sont opposés au règlement arbitral par une grève dure davantage pour des raisons médicales que matérielles, ce qui aurait dû alerter les pouvoirs publics et les médias.

Faiblesse du service public

Le nombre de services hospitaliers proposant des soins dentaires est faible.

Les personnes étant hébergées dans les EHPAD ont un accès faible aux soins dentaires qui, la plupart du temps, sont réalisés par des praticiens libéraux.

Absence de prévention bucco-dentaire

La prévention telle que présentée par la CPAM et les pouvoirs publics n'est en réalité que du dépistage. Il y a une négation de la prise en charge de la source des problèmes dentaires, ce qui est régulièrement soulevé par le Syndicat des femmes chirurgiens-dentistes (politique alimentaire [62] ou avènement des MIH).

L'IGAS souligne [63] d'ailleurs en 2017 que « la santé bucco-dentaire n'a jamais été une véritable priorité de santé pour les pouvoirs publics ».

Quelques propositions concrètes

Rabelais [64] nous enseignait dès le XVIe siècle que « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ». Cet adage est plus que jamais d'actualité, et les évolutions actuelles autour de la santé de nos concitoyens le prouvent chaque jour davantage.

Nous avons montré que les intérêts, dans tous les sens du terme, sont multiples autour de ce qu'il est malheureusement convenu aujourd'hui de considérer comme un marché.

Plates-formes, réseaux sociaux, industries, assurances, politiques, publicitaires, hommes d'affaires, tout le monde peut chercher un supposé relais de croissance à l'intérieur de notre mission de santé publique.

Le patient ne doit pas être considéré comme un consommateur car il a besoin de soins pour maintenir son intégrité physique et psychologique. La déontologie est censée contrôler ces relations asymétriques. Mais cette déontologie ne s'applique pas aux acteurs intermédiaires qui s'immiscent de plus en plus dans la relation de soins. Si l'éthique médicale reste limitée aux seuls professionnels de santé, nous assisterons lentement à sa disparition.

Les principes édictés par le Code de déontologie se révèlent être en réalité d'une grande modernité si on prend le temps de les lire et de les comprendre. Une adaptation concomitante aux évolutions de la société est bien évidemment nécessaire.

Changeons de perspective. Qui pourrait continuer à penser que, si la déontologie disparaissait, nous serions encore reconnus comme des interlocuteurs plus légitimes que des entreprises commerciales par l'administration ? Comment espérer que, sans éthique, les Français continuent à nous faire plus confiance qu'à leur assureur ? Qui pourrait donc encore croire que les chirurgiens-dentistes peuvent conserver leur indépendance dans un monde où ils n'ont pas su préserver ce qui les caractérise : le respect d'un code de conduite éthique ?

Le pouvoir politique et les médias soupçonnent les Ordres de corporatisme alors qu'ils défendent les intérêts moraux de la discipline et le respect du Code de la santé publique dans l'intérêt supérieur des patients. Le respect de ces principes sera, à coup sûr, le seul et le dernier rempart contre l'absorption de notre beau métier par les lois du marché.

Une caractéristique constante de toutes ces plates-formes est une vitesse de développement très rapide. Il est impossible de prendre le temps de les évaluer, de vérifier leurs affirmations, de les confronter avec des études scientifiques et de réaliser des études d'impact sur la santé publique. Cette méthode crée un état de fait accompli sans tenir compte des règles professionnelles. C'est à la profession de s'adapter à cette vitesse, faute de quoi elle sera dépassée.

C'est dans cet esprit que nous vous proposons quelques pistes de réflexion.

En premier lieu, inciter les chirurgiens-dentistes, à tous les niveaux de leurs compétences, à préserver les piliers fondamentaux de la médecine et des libertés individuelles qui sont indispensables à l'établissement d'une relation de confiance entre le soigné et le soignant et gage d'une coresponsabilité réciproque :

• Préservation du secret médical : le patient doit être assuré du respect de la confidentialité de son état de santé ;

• Indépendance d'exercice et de prescription : le patient doit être convaincu que le praticien lui propose des traitements adaptés à ses problèmes ;

• Liberté de choix du praticien par le patient : le patient doit pouvoir retirer son consentement ;

• Refus des inclinations commerciales : le praticien doit rechercher le consentement éclairé de son patient.

Et tout ce qui en découle naturellement.

• Rester maître de son environnement :

– proposer nous-mêmes aux patients de réserver en ligne, sans passer par des intermédiaires non tenus de respecter l'éthique médicale ;

– rester maître des outils de diagnostic et de production : ne pas déléguer la conception de gouttières par exemple.

• Créer nous-mêmes des données scientifiques :

– en réalisant des enquêtes épidémiologiques ;

– en diffusant des connaissances scientifiques afin de limiter la diffusion de fake news tel le taux de renoncement aux soins pour raison financière.

• Valoriser l'investissement professionnel : syndicalisme, ordre, société civile, recherche, formation continue, association professionnelle... :

– créer un curriculum vitae officiel, validé par le CNO, plus détaillé qu'aujourd'hui mais sous contrôle et consultable, qui sera repris par les confrères sur leurs sites internet, ainsi que sur les sites de réservation en ligne.

• Clarifier les droits et les devoirs des praticiens :

– salariés, locataires et des associés minoritaires de SELARL ;

– utilisant les services d'une plate-forme.

• Considérer les firmes pour ce qu'elles sont :

– favoriser des actions groupées contre les pratiques de certaines firmes ;

– utiliser avec une infinie précaution les noms de marques déposées ou de firmes : leurs intérêts (légitimes) ne sont pas toujours ceux des patients ou de la profession ;

– veiller au bon respect des déclaration de liens d'intérêt, sinon de conflits.

• Rendre les établissements de santé respectueux du CSP, au même titre que les praticiens libéraux.

Conclusion

L'environnement de notre profession évolue à une vitesse avec laquelle nous ne sommes pas toujours en mesure de rivaliser. La profession réagit en subissant plutôt qu'en proposant des solutions concrètes pour s'adapter à ce nouveau monde rapide, défiant, connecté. Ces changements nécessaires, c'est notre conviction, nous posent inlassablement la question du partage entre l'art, le commerce et la médecine. Ce flou ne peut plus perdurer. François Mitterrand, cynique, disait qu'on ne sort de l'ambiguïté qu'à son propre détriment.

Ce n'est pas ce que nous pensons. Et, dans l'intérêt des patients mais aussi des praticiens, un choix médical clair doit être fait maintenant.

Contre les vents et les marées, s'il le faut.

Les propos tenus constituent des expressions personnelles et n'engagent en aucune façon les organismes au sein desquels les auteurs peuvent appartenir ou interagir.

Bibliographie

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  • [28] Ordonnance no 2018-17 du 12 janvier 2018 relative aux conditions de création et de fonctionnement des centres de santé.
  • [29] Le Digital champion Gilles Babinet dénonce les archaïsmes de la Cnil. Challenges 26/52/2013 (bit.ly/2T0VZf3).
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  • [32] Best I. « Une guerre des prix se profile sur les complémentaires santé ». La tribune 15/2/2015 (bit.ly/2FOG0x1).
  • [33] Cour de cassation, Civ., 20 mai 1936, Mercier.
  • [34] UFC Que Choisir, mars 2018, no567 page 7.
  • [35] Article 106 du traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne.
  • [36] CNOCD. La lettre no 168 : Test de proportionnalité : la santé dans le viseur de Bruxelles.
  • [37] CNOCD. La lettre no 158 : La proportionnalité, cheval de Troie d'un marché de la santé ?
  • [38] CNOCD. La lettre no 108 : Non à l'accès partiel à la profession.
  • [39] Rhodes M. Un chirurgien-dentiste sur trois obtient son diplôme à l'étranger. L'Étudiant, 26/9/207 (bit.ly/2DntaE3).
  • [40] Mazevet M. Thèse. Évaluation de la pratique clinique dans le cursus des études odontologiques au sein de l'UE. Rennes, 2016.
  • [41] Recours au conseil d'État déposé contre le décret no 2017-1520 du 2 novembre 2017 et contre les quatre arrêtés pris pour son application.
  • [42] CJUE, Luc Vanderborght, 4 mai 2017, C-339/15, point 49.
  • [43] Article L 111-4 du CSP.
  • [44] Article 261, 4, 1o du Code général des impôt.
  • [45] Article 16 du Code civil.
  • [46] Liquidation judiciaire de l'association Dentexia, 4 mars 2016, TGI d'Aix en Provence.
  • [47] Solera P. Centres dentaires low cost : un mensonge d'État. FSDL (bit.ly/2sEoeob).
  • [48] Legifrance. Ordonnance no 2018-17 du 12 janvier 2018 relative aux conditions de création et de fonctionnement des centres de santé, 13/1/2018 (bit.ly/2syYhGK).
  • [49] Article 16 du code civil.
  • [50] Rabreau M. Qui détient la dette de la France ? Le Figaro. Le ScanÉco 23/12/2015 (bit.ly/1FIcmEW).
  • [51] Cour de cassation, civile, Chambre civile 2, 18 mars 2010, 09-10.241, Publié au bulletin.
  • [52] Rapport de l'Assemblée nationale. 21/11/2012 (bit.ly/2Ucjq5t).
  • [53] Wikipédia. Fanélie Carrey-Conte
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  • [56] « Dentiste de l'horreur » : 17 victimes indemnisées de 5000 à 40 000 euros. Le Monde 08/09/2016.
  • [57] Missika P. Président du la Compagnie Nationale des Experts Judiciaires en Odonto-Stomatologie, éditorial du site Internet de la Compagnie, 2018.
  • [58] Article R4127-210 du Code de la santé publique.
  • [59] Bayle-Iniguez A. Les propos d'une économiste sur « la mort annoncée de la médecine libérale » agacent Twitter. Le Quotidien du Médecin 20/4/2015 (bit.ly/2CJQpXJ).
  • [60] Cour de cassation, 20 mai 1936, arrêt Mercier.
  • [61] Les étudiants dentistes en colère contre des « tarifs déconnectés ». Le Parisien Étudiant 20/2/2017 (bit.ly/2FT4Bkn).
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