Clinic n° 10 du 01/10/2018

 

PARODONTIE

Anaïs GONTIER*   Sarah MILLOT**  


*Diplomée de l’Université Paris
Descartes
Exercice libéral,
Paris
**MCU-PH
UFR d’odontologie
Université de Montpellier

Pour de nombreux professionnels de santé mais également pour de nombreux patients, avoir une bouche en bonne santé, c’est avoir des dents saines. Les pathologies parodontales sont malheureusement bien souvent oubliées. Or, les parodontites sont associées à une bactériémie quotidienne fréquente, qu’on pourrait qualifier de chronique, et représentent ainsi un facteur de risque d’événements vasculaires graves tels que les endocardites infectieuses. Maintenir ou recouvrer une bonne santé parodontale est un élément important pour leur prévention.

Les parodontites sont des maladies très prévalentes puisque environ 50 % de la population adulte en est atteinte. La prévalence des parodontites sévères est estimée à 11 % de la population adulte mondiale, avec une prévalence de 7,2 à 9,8 % dans les pays développés [1]. Ces maladies restent cependant sous-diagnostiquées par le corps médical. Par exemple, la recherche de foyers infectieux par une équipe médicale avant une intervention chirurgicale de type pose de prothèse de hanche repose, en pratique courante, sur la détection d’infections péri-apicales ou péri-coronaires par un examen panoramique. Le niveau d’alvéolyse, bien qu’il soit insuffisant pour diagnostiquer une parodontite, n’est que très rarement observé. De plus, une parodontite étant d’évolution lente, rarement douloureuse et le plus souvent sans manifestation aiguë de type abcès, les patients ont rarement conscience d’avoir cette maladie. Récemment, la compréhension croissante des liens entre parodonte et santé générale, notamment dans le champ des maladies cardiovasculaires, a permis de faire prendre conscience de l’importance de la santé parodontale.

Les parodontites sont-elles impliquées dans les événements graves, souvent mortels, que sont les endocardites infectieuses ?

Les endocardites infectieuses : implication possible des bactéries parodontales ?

L’endocardite infectieuse (EI) est une pathologie rare (2000 cas par an en France) mais grave : 20 % de mortalité en phase aiguë et 40 % à 5 ans. Elle est causée dans plus de 25 % des cas par un germe oral. L’EI se définit par l’infection d’une ou de plusieurs valves cardiaques, plus rarement de l’endocarde pariétal, par un micro-organisme, bactérie le plus souvent, plus rarement germe intracellulaire ou levure (fig. 1 et 2). L’EI touche de plus en plus de patients âgés et dans 50 % des cas sans patho-logie cardiaque pré-existante. L’outil commun pour l’identification des germes impliqués dans l’EI est l’hémoculture (culture des bactéries à partir du sang veineux) qui permet d’isoler l’organisme responsable dans 90 % des cas. Les 10 % restants correspondent à des bactéries difficiles à cultiver. Pour celles-ci, on associe des techniques de biologie moléculaire avec amplification génique (type PCR) afin de les identifier.

L’implication des bactéries parodontales est déjà reconnue dans certaines maladies cardio-vasculaires [1-3]. Le rôle des bactéries parodontopathogènes retrouvées sur des valves lésées (ex. : Aggregatibacter actinomycetemcomitans), mortes ou vivantes, s’explique par l’expression de leur pathogénicité (libération d’endotoxines, déclenchement d’une réponse inflammatoire…). En ce qui concerne l’EI, 275 espèces bactériennes ont été retrouvées impliquées à ce jour. Ces bactéries sont, pour la plupart, des bactéries anaérobies Gram positif [4, 5] (fig. 3). Au premier rang se trouvent les staphylocoques puis viennent les streptocoques, les entérocoques puis, plus rarement, les bactéries du groupe HACCEK (Haemophilus para-influenzae ou influenzae, Aggregatibacter actinomycetemcomitans, Cardiobacterium hominis ou valvarum, Capnocytophaga canimorsus, Eikenella corrodens, Kingella kingae ou denitrificans) qui représentent 4 % des germes responsables d’EI sur valve native et 1 % des EI sur valves prothétiques. Enfin, des entérobactéries, levures ou encore Pseudomonas ont également été retrouvés. Notons que les bactéries du groupe HACCEK appartiennent au groupe des bactéries identifiées dans les maladies parodontales. Il s’est ainsi posé la question de l’identification des germes parodontaux dans les cultures bactériennes lors des hémocultures chez les patients atteints de l’EI. En effet, les bactéries parodontopathogènes ne sont pas accessibles en méthode de culture classique et nécessitent l’utilisation de techniques de biologie moléculaire telles que la PCR. C’est pourquoi le nombre d’EI d’origine parodontale est peut-être sous-estimé (fig. 4 à 7).

Bactériémie « chronique » chez le patient parodontal

Les endocardites infectieuses sont des pathologies aiguës, rares, qui sont par nature non prévisibles : il est donc difficile de réaliser des études cliniques pour identifier leurs facteurs de risque. Certaines études randomisées montrent que l’incidence de la bactériémie après un brossage dentaire sur un terrain parodontal inflammatoire est comparable à une bactériémie engendrée par une extraction dentaire ou, encore, que le saignement généralisé après brossage dentaire chez un patient présentant une inflammation gingivale multiplie par 8 le risque de survenue d’une bactériémie susceptible d’induire une EI [6]. Certains affirment même que les gestes de la vie quotidienne sur un parodonte inflammatoire seraient plus dangereux que les actes effectués au cabinet dentaire. Ainsi, un brossage dentaire régulier pendant un mois sur parodonte inflammatoire expose à un risque cumulé de 5 376 minutes (bactériémie continue de faible intensité) (fig. 8) (tableau 1), tandis qu’une extraction dentaire non compliquée expose à une bactériémie de 6 minutes [7], voire 11 minutes [8] (bactériémie brève et intense). Ainsi, recouvrer une santé parodontale semble crucial pour la prévention du risque d’EI, notamment lorsque le patient présente un risque évident (porteurs de valves).

Modalités de prise en charge des patients à haut risque d’EI

Les recommandations sur la prophylaxie de l’EI ont été révisées en 2015 en Europe (ESC 2015) [9] et ont été accompagnées de modifications de recommandation de prise en charge bucco-dentaire de ces patients avec la possibilité de réaliser de l’implantologie dentaire. Depuis, un groupe de travail multidisciplinaire a réévalué de façon critique les possibilités de prise en charge spécifique de ces patients à haut risque d’EI dans d’autres disciplines de l’odontologie. L’analyse de l’importance de la bactériémie quotidienne par rapport à la bactériémie induite par les actes dentaires a permis de proposer une démarche prudente et raisonnée de l’implantologie, de l’endodontie et de la parodontie pour ces patients, à la condition d’une hygiène bucco-dentaire adéquate. Une possibilité d’un plus large choix de thérapeutiques plus conservatrices chez ces patients à haut risque d’EI dentaires pourrait être envisageable [10].

Conduite à tenir pour la prévention des endocardites infectieuses

Actuellement, à notre échelle de chirurgien-dentiste, nous pouvons agir sur la prévention de l’EI par le contrôle des bactériémies via un rétablissement de la santé parodontale. Pour cela, il faut insister sur les mesures de prévention en matière d’hygiène buccodentaire car on connait désormais l’impact des bactériémies causées par la vie quotidienne sur un terrain parodontal inflammatoire et réaliser le traitement des maladies parodontales selon les dernières recommandations de l’ANSM. Chez les patients à haut risque d’EI (fig. 9), un suivi bucco-dentaire et une maintenance régulière (tous les 6 mois) sont indispensables. Les actes impliquant une effraction de la muqueuse orale (excepté l’anesthésie locale) chez ces patients à haut risque doivent s’effectuer sous antibioprophylaxie, en accord avec les dernières recommandations de l’ANSM (anciennement AFSSAPS) datant de 2011 [11].

Pour rappel, une antibioprophylaxie est recommandée en France pour tous les patients à haut risque d’EI (tableau 2) avant un acte invasif. Celle-ci est désormais remise en cause en Grande-Bretagne où, depuis mars 2008, sont parues les recommandations du National Institute for Health and Care Excellence (NICE) supprimant totalement l’antibioprophylaxie avant un geste bucco-dentaire [12]. Plusieurs arguments s’opposent à l’antibioprophylaxie.

- Malgré l’introduction de l’antibioprophylaxie, l’incidence de l’EI est restée constante.

- « Les bactériémies à risque d’induire une endocardite infectieuse sont probablement plus le fait d’un passage quotidien des bactéries de la cavité buccale dans le sang que de gestes bucco-dentaires occasionnels » (issu des « recommandations de la Société Française de Cardiologie, 2002). De nombreuses études montrent que la plupart des patients ayant développé une endocardite infectieuse n’avaient pas eu de soins dentaires dans les deux semaines précédant la survenue de l’endocardite. De plus, il semble biologiquement surprenant qu’une procédure dentaire isolée conduise à un risque plus grand d’EI que le brossage dentaire quotidien.

- Aujourd’hui, il n’existe pas de preuve scientifique de l’efficacité ou de l’inefficacité de l’antibioprophylaxie chez les patients considérés à risque d’endocardite infectieuse. La mise en œuvre de l’antibioprophylaxie repose uniquement sur des recommandations issues d’avis d’experts. Aucun essai clinique contrôlé et randomisé sur l’efficacité de l’antibioprophylaxie pour prévenir l’endocardite infectieuse n’a été mis en œuvre. En effet, cela nécessiterait un recrutement d’au moins 6000 patients par groupe pour que cet essai soit suffisamment puissant [13] et poserait des questions éthiques.

- En plus de la difficulté d’en montrer l’efficacité, l’utilisation d’une antibioprophylaxie représente un risque. Il a été estimé que 1,36 personne par million est susceptible de décéder suite à un choc anaphylactique dû aux pénicillines tandis que seulement 0,26 personne par million décède d’une endocardite infectieuse causée par un acte dentaire. Autrement dit, un patient recevant une antibioprophylaxie (à l’amoxicilline) pour prévenir une endocardite infectieuse est 5 fois plus susceptible de décéder d’un choc anaphylactique que d’une endocardite infectieuse. Cependant, aucun décès n’a été rapporté dans la littérature suite à une antibioprophylaxie pour une procédure dentaire.

- Enfin, le problème de l’apparition de souches bactériennes résistantes due à une sur-utilisation et une sur-prescription des antibiotiques se doit également d’être évoqué.

Qu’en est-il actuellement ?

L’impact de l’arrêt de l’antibioprophylaxie sur l’incidence de l’EI en Angleterre a été étudié et publié en 2014 par l’équipe de Dayer [14]. D’après les résultats de cette étude, la prescription d’antibiotiques par les dentistes après 2008 a diminué significativement (preuve de l’adhésion des praticiens aux nouvelles recommandations), passant de 10 900 à 1307 prescriptions par mois. Parallèlement, le nombre d’EI a significativement augmenté après mars 2008 chez les patients à haut risque et chez les patients à risque faible. La mortalité, quant à elle, n’a pas augmenté (fig. 10). Les auteurs soulignent qu’ils n’ont pas pu relier l’augmentation des EI et les bactéries en cause dans cette augmentation (streptocoques ou non). De plus, il n’est pas stipulé le nombre de patients à haut risque n’ayant pas bénéficié d’antibioprophylaxie avant une procédure dentaire. Il est bien souligné que, même si une association temporelle a été relevée (modification des recommandations suivie d’une augmentation des EI), une association causale n’est pas évidente. L’augmentation du nombre d’EI n’est significative que depuis 3 ans. En effet, à 2 ans, le nombre d’EI n’avait pas augmenté significativement. Plusieurs facteurs ou hypothèses autres que l’arrêt de l’antibioprophylaxie pourraient expliquer cette augmentation des EI comme l’augmentation du nombre de chirurgies valvulaires ou l’amélioration du diagnostic des EI.

Conclusion

La parodontite doit être reconnue comme un foyer infectieux susceptible d’induire une EI. Cette maladie semble encore négligée bien que des bactéries parodontales aient été trouvées sur certaines valves lésées, car les moyens de détection ne ciblent pas forcément les bactéries parodontales. L’évolution des recommandations en matière de prophylaxie de l’EI tend vers une sensibilisation des praticiens et des patients sur l’importance de l’hygiène orale afin de limiter l’inflammation parodontale et, ainsi, diminuer l’exposition de ces patients fragiles à une bactériémie quotidienne plutôt que sur une antibioprophylaxie courte précédant un acte dentaire.

Liens d’intérêts :

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts concernant cet article.

Bibliographie

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  • [11] AFSSAPS. Recommandations AFSSAPS 2011, 2011 (http://nosobase.chu-lyon.fr/recommandations/ afssaps/Prescription-des-antibiotiques-en-pratique-buccodent aire_Septembre2011-2.pdf).
  • [12] AFSSAPS. Recommandations AFSSAPS 2011 argumentaire », 2011 (http://ansm.sante.fr/var/ansm_site/storage/original/application/753c041773b2cebeab1ec25 bdba06d33.pdf).
  • [13] Dayer MJ, Jones S, Prendergast B, Baddour LM, Lockhart PB, Thornhill MH. Incidence of infective endocarditis in England, 2000-2013: a secular trend, interrupted time-series analysis. Lancet 2014;385:1219-1228.