Clinic n° 09 du 01/09/2018

 

PHYSIOLOGIE

Ahmed CHABBAR*   Radhia BENBELAÏD**   Bernard FLEITER***   Nicolas FOUGERONT****   Jean-Arthur MICOULAUD-FRANCHI*****   Emmanuel d’INCAU******  


*Groupe hospitalier universitaire Pitié-Salpétrière - Charles Foix (AP-HP)
Consultation Spécialisée Douleur Orofaciale et
Troubles Musculo-Squelettiques
**Docteur en Chirurgie Dentaire
***Groupe hospitalier universitaire Pitié-Salpétrière - Charles Foix (AP-HP)
Consultation Spécialisée Douleur Orofaciale et
Troubles Musculo-Squelettiques
****Docteur en Chirurgie Dentaire
*****Docteur en Chirurgie Dentaire
DU en Sciences
MCU-PH
Faculté de chirurgie dentaire de Paris
Descartes
******Groupe hospitalier universitaire Pitié-Salpétrière - Charles Foix (AP-HP)
Consultation Spécialisée Douleur Orofaciale et
Troubles Musculo-Squelettiques
*******Docteur en Chirurgie Dentaire
********DU en Sciences
MCU-PH
Faculté de chirurgie dentaire de Paris
Descartes
*********Groupe hospitalier universitaire Pitié-Salpétrière - Charles Foix (AP-HP)
Consultation Spécialisée Douleur Orofaciale et
Troubles Musculo-Squelettiques
**********Docteur en Chirurgie Dentaire
***********Docteur en médecine
DU en Neurosciences
MCU-PH
UFR des sciences médicales de Bordeaux
USR CNRS 3413 SANSPY, université de Bordeaux
Clinique du sommeil, CHU de Bordeaux
************Docteur en Chirurgie Dentaire
DU en Anthropologie biologique
MCU- PH
UFR des sciences odontologiques de Bordeaux
UMR 5199 PACEA, Université de Bordeaux
Service d’odontologie et santé buccale,
CHU de Bordeaux

La médecine dentaire du sommeil se consacre à l’étude des causes et des conséquences bucco-dentaires et maxillo-faciales de certains troubles du sommeil ainsi qu’à leur prise en charge [1]. La plupart des affections qui entrent dans cette catégorie établissent des liens comorbides. Ceci est particulièrement le cas des douleurs myofasciales chroniques et de certains troubles du sommeil dont l’insomnie chronique. L’objectif principal de cet article est de présenter ce modèle d’interaction réciproque en faisant le rapport d’un cas clinique.

Contexte

Une patiente âgée de 54 ans, mariée, mère de deux enfants, exerçant la profession de professeur des écoles se présente à la consultation « Troubles Fonctionnels Orofaciaux » de l’hôpital Charles Foix d’Yvry-sur-Seine (AP-HP). Elle exprime des complaintes qui évoquent différents dysfonctionnements temporomandibulaires (DTM). Un entretien et un examen clinique sont donc mis en place afin d’évaluer la pathologie, d’établir des hypothèses diagnostiques et de proposer une prise en charge thérapeutique. Comme cela est recommandé dans un tel cas [2-4], l’évaluation de la douleur orofaciale est basée sur le modèle biopsychosocial d’Engel [5] afin d’ouvrir un maximum de possibilités diagnostiques et thérapeutiques. Elle s’établit selon deux axes principaux :

- l’axe 1 qui correspond aux conditions biologiques et biomécaniques de l’appareil manducateur. Il représente la dimension structurelle, l’aspect somatique local qui est principalement évalué lors de l’examen clinique ;

- l’axe 2 qui correspond au statut psychosocial, soit l’aspect psycho-émotionnel de l’individu dans son contexte social (environnemental, économique et culturel) pouvant diminuer son seuil d’adaptation, de résistance et de sensibilisation. Cet axe essentiellement évalué lors de l’entretien clinique influence fortement la symptomatologie et le pronostic de la prise en charge. En effet, il est directement lié à un éventuel passage à la chronicité de la douleur.

Dans tous les cas, les évaluations biologique, psychologique et sociale ne doivent pas être effectuées de manière séquentielle mais elles doivent être intégrées en permanence, sur un pied d’égalité et sans exclusion [6]. Notons également qu’à côté de ces deux axes principaux, il est nécessaire de tenir compte d’un troisième axe qui est représenté par l’aspect somatique général qui tient compte des impacts génétique, endocrinien et immunologique, des troubles vasculaires et/ou neurologiques et du vieillissement [7].

Entretien clinique

Objectifs

La singularité de l’entretien clinique avec le patient algique et/ou dysfonctionnel s’écarte des schémas standardisés et quotidiens de l’omnipratique. Ses objectifs sont les mêmes mais la tâche est plus difficile et demande une connaissance plus approfondie des méthodes d’entretien [3]. Quatre actions doivent successivement être effectuées :

1. La détermination des principaux motifs de la consultation ;

2. L’évaluation de l’histoire de la douleur si elle est présente ;

3. L’évaluation du statut psychosocial ;

4. L’évaluation de certains troubles du sommeil.

La connaissance de la neurophysiologie de la nociception et des modulations centrales du signal nociceptif doit pour cela être connue, de même que les différentes composantes de la douleur et leur interaction (fig. 1). Rappelons que ces dernières sont au nombre de quatre :

1. Composante sensori-descriminative : elle correspond aux mécanismes neurophysiologiques de la nociception. C’est la description physique de la douleur ressentie en termes de localisation, de qualité (brûlures, picotements, décharges électriques, pression, etc.), de durée (brève, récidivante, continue) et d’intensité. Cette composante est celle qui est mise en avant en situation de douleur aiguë par les patients dénués de psychopathologie flagrante. Elle est bien connue par les chirurgiens-dentistes mais elle est trop souvent évaluée de manière exclusive ;

2. Composante affectivo-émotionnelle : elle exprime l’affect qu’une personne associe à sa douleur et le retentissement sur son activité et son humeur. Elle confère à la douleur un caractère plus ou moins désagréable, pénible, supportable selon les individus. De par son intensité, sa durée et ses répercussions sur les activités quotidiennes, les douleurs chroniques peuvent entraîner un changement de l’humeur et/ou du caractère avec survenue d’anxiété et/ou de dépression ;

3. Composante cognitive : elle englobe un ensemble de processus mentaux qui accompagnent et donnent du sens à une perception en adaptant les réactions comportementales. Parmi ces processus, les phénomènes de mémoire d’expériences douloureuses antérieures personnelles sont décisifs. Ils influent sur la nature du message algique, sa prise de conscience (idées, croyances, analyse faite de l’attitude de l’entourage) et la manière d’y faire face (« coping » en anglais) ;

4. Composante comportementale : elle correspond aux répercussions de la douleur sur le comportement. Elle exprime également la dimension relationnelle de la douleur, c’est-à-dire les réactions de l’entourage familial, social ou professionnel qui peuvent avoir un impact sur le comportement du patient et contribuer à son entretien. Les modifications du comportement peuvent être verbales (cris, soupirs, plaintes, etc.) ou non verbales (mimiques, attitudes de protection ou d’évitement). L’entourage observe et ses réactions positives ou négatives peuvent venir soulager ou au contraire renforcer la douleur en cas de rejet.

Détermination des principaux motifs de la consultation

Lorsqu’elle est interrogée, la patiente rapporte :

- une douleur intense au niveau des muscles de la « mâchoire ». Celle-ci est spontanée et elle est présente depuis environ deux ans. Cette douleur « que rien ne peut soulager » est apparue sans circonstance identifiée mais elle « ne la quitte que rarement dans la journée ». Elle est parfois associée à des douleurs moindres au niveau des tempes, des oreilles, du cou et du dos. Plusieurs chirurgiens-dentistes ont été consultés, mais sans succès ;

- des bruits inconstants de type « claquements » au niveau des articulations temporomandibulaires (ATM). Ils sont irréguliers mais leur présence « est inquiétante » ;

- une ouverture buccale non rectiligne ;

- une auto-limitation de l’ouverture buccale de peur « d’amplifier la douleur et le claquement au niveau des articulations » (kinésiophobie).

Après cet entretien préliminaire, plusieurs signes et symptômes sont en faveur d’une association plus ou moins concomitante de plusieurs DTM. En effet, la patiente décrit une douleur au niveau des muscles masticateurs, des bruits articulaires et ce qui semble être une dyscinésie. À ce stade de l’entretien, il est fondamental de revenir sur le symptôme principal, la douleur, afin de mieux l’identifier, la caractériser et la prendre en charge.

Rappelons que selon l’International Association for the Study of Pain (IASP), il s’agit d’une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable, associée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle, ou décrite en termes d’une telle lésion. C’est une expérience subjective non simulée qui existe dès lors qu’une personne affirme la ressentir, qu’une cause soit identifiée ou non.

Signalons enfin que ces différents DTM sont associés à différentes autres douleurs moins intenses et plus épisodiques dans d’autres parties du corps. Il est également nécessaire d’en tenir compte.

Évaluation de l’histoire de la douleur

Après avoir recueilli les principaux motifs de la consultation, il est nécessaire de connaître l’histoire des différentes douleurs (muscles masticateurs, tempes, oreilles, cou, dos) ressenties par la patiente. Un questionnaire standard est pour cela utilisé (fig. 2). Il permet d’apprendre que la douleur la plus intense (notée « I ») :

- est localisée au niveau des masséters droit et gauche ;

- est présente depuis environ 2 ans ;

- n’est pas associée à des circonstances d’apparition identifiées ;

- est quasi continue, quotidienne dans tous les cas avec des pics en fin d’après-midi ;

- a une intensité de fond évaluée à 5/10 (à l’aide d’une échelle numérique simple) ;

- a des pics douloureux pouvant atteindre 7/10, durant 1 à 2 heures ;

- est accentuée par la mastication et la fatigue ;

- est plutôt sourde, épuisante ;

- n’est pas soulagée par des antalgiques de palier 2 (Tramadol® ;

- est associée à des douleurs épisodiques au niveau des tempes (de type céphalées de tension), du cou et des ceintures scapulaires ;

- est associée à une importante détérioration de la qualité de vie de la patiente (cf. question 8 de la figure 2) ;

- est associée à une très mauvaise qualité subjective de sommeil (cf. question 9 de la figure 2). La patiente a du mal à s’endormir et elle se réveille plusieurs fois par nuit malgré un contexte adéquat de sommeil.

Évaluation du statut psychosocial (axe 2)

Cela consiste à déterminer l’incapacité et la détresse liées à la douleur car elles peuvent participer à son renforcement et à sa chronisisation et par-delà influencer le pronostic de la prise en charge. Ceci est particulièrement le cas des manifestations psychopathologiques de type somatisation et dépression [8, 9].

Selon les recommandations de l’International RDC/TMD Consortium Network et de l’Orofacial Pain Special Interest Group [10] différents outils sont recommandés pour effectuer une évaluation plus ou moins complète (tableau 1). En pratique clinique, deux outils sont particulièrement indiqués :

- le score du grade chronique de la douleur (Graded Chronic Pain Scale - GCPS) qui permet de déterminer l’intensité de la douleur (sous-catégorie 1) ainsi que l’incapacité liée à la douleur (sous-catégorie 2). En ce qui concerne la patiente, le score de 54/100 indique qu’elle présente une douleur de forte intensité et le grade 3 indique que la douleur est responsable d’une grande incapacité sur ses activités sociales et/ou professionnelles.

- le questionnaire PHQ-4 (Patient Health Questionnary) qui permet de dépister de manière rapide, fiable et valide une détresse psychosociale liée à l’anxiété et/ou la dépression, quel que soit le contexte clinique. À côté de cet outil, de nombreux autres questionnaires de dépistage existent. Il en est ainsi du questionnaire EDAS-21 qui est la version française validée du questionnaire DASS-21. Nous l’avons retenu pour la patiente et les scores obtenus sont en faveur d’une dépression modérée (score D = 9), d’une anxiété très sévère (score A = 12) et d’un stress sévère (score S = 16) (fig. 3). Notons qu’à aucun moment ces valeurs ne permettent d’effectuer un diagnostic et qu’elles doivent être explicitées à la patiente. Cela impose au praticien de savoir les interpréter.

Évaluation de certains troubles du sommeil

Certaines données confirment l’idée que la relation troubles du sommeil/douleur relève d’une interaction réciproque [11, 12]. Selon ce modèle, une douleur est capable d’altérer le sommeil et un sommeil de mauvaise qualité est capable d’entretenir ou d’aggraver la douleur (fig. 4). Si ce fait est démontré pour certaines lombalgies chroniques ou la fibromyalgie, certaines études rétrospectives indiquent également que les patients qui présentent des douleurs orofaciales en général et des DTM algiques en particulier ont une mauvaise qualité subjective du sommeil évaluée à l’aide du questionnaire PSQI (Pittsburgh Sleep Qualitry Index) [8, 12-19]. Selon Rener-Sitar et al [17], ceci devrait inciter à évaluer subjectivement la qualité du sommeil des patients souffrant de DTM algiques, en particulier ceux dont l’axe 2 est significativement impliqué. Ces données subjectives sont confortées par l’étude de Smith et al [20] qui montre objectivement (à l’aide d’examens polysomnographiques) que 43 % des patients qui présentent une douleur myofasciale chronique au niveau de l’appareil manducateur ont au moins deux troubles du sommeil. Parmi ceux-ci, le trouble d’insomnie est le plus fréquent (36 % des cas), suivi du syndrome d’apnées-hypopnées obstructives du sommeil ou SAHOS (28,4 % des cas) et du bruxisme du sommeil (17 % des cas). La prise en charge de ces différents troubles du sommeil laisse donc entrevoir des solutions thérapeutiques visant à diminuer la douleur, mais cette hypothèse doit être confirmée par la recherche clinique. Certaines mesures de prévention semblent également émaner de l’étude prospective OPPERA (Orofacial Pain : Prospective Evaluation and Risk Assessment) qui montre que l’apparition des premiers symptômes douloureux en lien avec un DTM est précédée par une détérioration significative de la qualité subjective du sommeil [21]. Cette même étude montre par ailleurs que les patients qui présentent un SAHOS ont trois fois plus de risque de développer un DTM algique que les patients qui ne présentent pas ce trouble respiratoire du sommeil [22].

Aussi, après avoir évalué les principaux signes et symptômes du SAHOS à l’aide du questionnaire de Berlin et la présence d’une insomnie chronique à l’aide des critères de la troisième version de l’International Classification of Sleep Disorders ou ICSD-3 [23] (encadré 1), il s’avère que la patiente présente ce dernier trouble du sommeil. Le questionnaire ISI (Insomnia Severity Index) permet de confirmer qu’il s’agit d’une insomnie clinique modérée (ISI = 18) (fig. 5).

Examen clinique

L’examen clinique que nous ne présenterons pas en détail s’inscrit dans un protocole validé qui permet d’évaluer et/ou de reproduire certains signes et symptômes caractéristiques des DTM [10].

Les palpations musculaires (1 kg de pression durant 2 secondes) confirment la localisation de la douleur au niveau des masséters droit et gauche. Cette douleur familière est identique à celle habituellement ressentie par la patiente. Elle s’étend au-delà des sites de palpation mais elle reste à l’intérieur de la limite des muscles palpés.

L’amplitude maximale de l’ouverture buccale non assistée est mesurée à 41 mm ; elle passe à 44 mm lorsqu’elle est assistée. Les diductions sont de 11 mm de chaque côté.

Le trajet d’ouverture est successivement dévié à droite et à gauche (de moins de 2 mm) puis il se recentre.

Les claquements au niveau des deux ATM sont présents lors de l’ouverture buccale et des diductions. Ils sont détectables à la palpation pendant au moins un mouvement sur une série de trois consécutifs.

Diagnostic

Les données issues de l’entretien et de l’examen clinique permettent de diagnostiquer une douleur myofasciale sans limitation d’ouverture au niveau des masséters droit et gauche. Ce type de douleur est induit par des modifications du système nerveux initiées par des interactions complexes entre des facteurs extrinsèques et intrinsèques (humeur, cognition, troubles du sommeil, neurodégénérescence, etc.). De nombreux gènes (e.g. Cathecol-O-methyltransferase ou COMT) susceptibles de perturber la modulation de la douleur sont également responsables d’une augmentation de la sensibilité à la douleur [24] (fig. 6).

Selon les critères de la Haute Autorité de Santé (HAS), cette douleur myofasciale peut être considérée comme chronique car elle est associée :

- à une persistance qui dure au-delà de ce qui est habituel pour la cause initiale présumée, notamment puisqu’elle évolue depuis plus de 3 mois ;

- à une réponse insuffisante au traitement (Tramadol® ;

- à une détérioration significative et progressive des capacités fonctionnelles et relationnelles de la patiente dans ses activités de la vie journalière, au domicile comme au travail (importante implication de l’axe 2).

Ce syndrome multidimensionnel est associé à des déplacements discaux avec réduction et sans blocage intermittent. Il est important de signaler à la patiente que leur disparition ainsi que la levée de la dyscinésie ne sont pas des objectifs de la prise en charge.

Ces différents DTM sont parfois associés à des céphalées de tension, des cervicalgies, des douleurs dans le haut du dos ainsi qu’une insomnie chronique.

Prise en charge

La douleur myofasciale chronique doit être appréhendée selon un modèle biopsychosocial. Les objectifs de la prise en charge sont de faire accepter la douleur pour diminuer sa perception et ses interférences sur les activités usuelles, l’anxiété, la dépression et l’insomnie chronique. Il est donc nécessaire que la patiente participe activement à sa prise en charge, ce qui impose d’instaurer un traitement multimodal, réadaptatif [25]. Celui-ci comprend différentes actions devant être réalisées auprès de spécialistes (physiothérapeute, psychiatre, médecin du sommeil).

La prise en charge de l’insomnie chronique étant moins connue que les autres approches thérapeutiques, nous proposons de revenir dans cette partie sur les recommandations qui encadrent ses modalités. Avant cela, certaines données épidémiologiques, diagnostiques et physiopathologiques concernant ce trouble du sommeil sont proposées.

L’insomnie est le plus fréquent des troubles du sommeil. En Europe, la prévalence de sa forme chronique varie de 5,7 % en Allemagne à 19 % en France. Cela engendre des coûts socioéconomiques importants liés à sa prise en charge médicale mais également à la perte de productivité au travail [26]. Comme c’est le cas pour la patiente, l’insomnie est fréquemment associée à certains troubles psychiatriques (anxiété, dépression) [27] et certaines douleurs chroniques parmi lesquelles la fibromyalgie, les lombalgies et les douleurs orofaciales de type douleur myofasciale [20, 28-30].

Afin d’évaluer la sévérité de l’insomnie (et de confirmer sa présence), un agenda de vigilance et de sommeil est généralement prescrit. C’est le cas pour la patiente qui reporte ses horaires de coucher et de lever, la fréquence et la durée de ses éveils nocturnes ainsi que la durée et la qualité de son sommeil (fig. 7). Ces données subjectives sont indiquées durant deux à trois semaines. Cet agenda est également un outil précieux qui permet de mettre en œuvre certaines composantes du traitement cognitivo-comportemental [31].

La physiopathologie de l’insomnie n’est pas encore totalement élucidée mais certaines hypothèses reposent sur un dérèglement du système veille-sommeil, d’autres sur un dérèglement des oscillateurs circadiens ou encore sur une hyperactivation du système nerveux central [32]. La majorité des modèles explicatifs s’accordent également sur le fait qu’une interaction entre des facteurs biologiques et psychologiques permet d’initier et de maintenir une insomnie chronique. Sur le plan psychologique, le modèle de Spielman et al [33] est souvent retenu. Il repose sur l’interaction de facteurs prédisposants, précipitants et perpétuants (modèle « 3P » - Predisposing, Precipitating, Perpetuating) (fig. 8) :

- les facteurs prédisposants ou de vulnérabilité sont liés à des perturbations qui entraînent une suractivation émotionnelle, cognitive et physiologique [31]. Ils sont associés à un haut seuil d’éveil, une anxiété, certains antécédents familiaux et le sexe féminin ;

- les facteurs précipitants ou déclenchants sont essentiellement associés au stress, qu’il soit biologique, social ou psychologique ;

- les facteurs perpétuants ou d’entretien concernent quant à eux les croyances erronées par rapport au sommeil, la mauvaise hygiène du sommeil liée à de mauvaises habitudes et la prise éventuelle d’hypnotiques.

Tous ces facteurs cognitifs, comportementaux et environnementaux interagissent, ce qui perpétue le plus souvent l’insomnie [34] (fig. 9).

L’insomnie aigüe est très fréquente et ne nécessite généralement pas de traitement spécifique. En revanche, l’insomnie chronique qui persiste au-delà de la disparition de la situation stressante doit être prise en charge en particulier dans un contexte anxio-dépressif et en présence d’une douleur chronique, comme c’est le cas pour la patiente. Pour cela, deux approches thérapeutiques sont validées : l’approche pharmacologique et la thérapie cognitivo-comportementale (TCC).

L’approche pharmacologique consiste à prescrire certains hypnotiques benzodiazépiniques (BZD), ou des agonistes des récepteurs BZD (e.g. Zolpidem®, Zopiclone® ou encore certains antidépresseurs sédatifs (trazadone, amitriptyline). Le type de médicament doit être adapté au type d’insomnie (privilégier un médicament à demi-vie courte pour une insomnie d’initiation et un médicament à demi-vie intermédiaire pour une insomnie de maintien). La présence d’un éventuel trouble psychiatrique comorbide (e.g. anxiété, dépression) doit également orienter le choix [31]. Bien qu’efficace à court terme, cette approche pharmacologique reste controversée en raison du risque accru de dépendance.

La thérapie cognitivo-comportementale (TCC) doit être utilisée en première intention [26, 35]. Elle est fondée sur les théories de l’apprentissage et le modèle du traitement de l’information [36]. Elle se focalise sur les stimuli déclenchant le comportement-problème, les conséquences de cet événement et enfin son interprétation, parfois erronée, mais à partir de laquelle vont se structurer les cognitions et les émotions. Trois types d’objectifs sont recherchés en parallèle :

- les objectifs comportementaux, qui sont doubles :

• restreindre le temps passé au lit [33] ;

• et contrôler le stimulus.

- l’hygiène du sommeil ;

- et la gestion des cognitions dysfonctionnelles.

La plupart des patients recourent spontanément à une stratégie qui consiste à augmenter le temps passé au lit en croyant limiter les effets de l’insomnie. Cette stratégie entraîne en réalité un sommeil fragmenté et plus léger ce qui perpétue le problème. La méthode de restriction du sommeil, simple et efficace [35, 37], consiste à restreindre le temps passé au lit au plus près possible du temps réellement dormi. Le pourcentage du temps de sommeil divisé par le temps passé au lit (efficacité du sommeil) doit être supérieur ou égal à 85 %. Pour ce faire, il est nécessaire de s’appuyer sur les données de l’agenda du sommeil et de procéder selon trois étapes [31, 36] :

1. Fixer avec le patient une heure de lever fixe et compatible avec les activités journalières ;

2. Calculer la durée de la fenêtre de sommeil qui est égale à la moyenne sur 1 à 2 semaines du temps effectif de sommeil (moyennes des zones hachurées sur l’agenda du sommeil, jamais inférieure à 5 heures) ;

3. Déduire l’heure à partir de laquelle le patient peut se coucher. Rapidement, il va augmenter sa pression de sommeil, ce qui va avoir pour effet de diminuer la latence d’endormissement et les éveils intra-sommeil. Lorsque l’efficacité du sommeil atteint 85 %, le patient peut se coucher 15 à 20 minutes plus tôt chaque semaine, toujours en gardant la même heure de réveil. Les patients insomniaques éprouvent souvent une appréhension lors de la période qui précède le coucher. La chambre à coucher est également associée à une activation, à l’éveil et à de la frustration. Ce conditionnement insidieux contribue à la chronicité de l’insomnie. Certaines mesures permettent de le limiter. Elles consistent à ne réserver la chambre qu’au sommeil et à l’intimité, à se lever si l’on ne dort pas, à ne se coucher que si l’on sent les signes de somnolence et à ne pas dormir en dehors de son lit. Un mauvais sommeil peut être lié à différents facteurs associés au style de vie ou environnementaux. Certaines règles de base (éviter les stimulations lumineuses comme les écrans, proscrire la télé, le téléphone au lit, limiter l’alcool, etc.) sont donc importantes à respecter afin de limiter l’impact des autres facteurs interférant avec le sommeil [36].

Une interprétation péjorative et une anxiété quant aux possibles conséquences d’un manque de sommeil génèrent des émotions négatives qui souvent interfèrent avec le sommeil et entretiennent l’insomnie. La thérapie cognitive doit permettre d’aider les patients à s’interroger sur leur situation et leur cognition dysfonctionnelles face au sommeil [36].

Le succès de la TCC repose principalement sur la motivation du patient à s’investir en mettant en application les recommandations du praticien. Cela impose des suivis réguliers, souvent sous forme d’ateliers de groupe visant à mettre en œuvre une éducation thérapeutique (e.g. ateliers du réseau Morphée en Île-de-France ; inscription sur le site reseau-morphee.fr).

Au final, un algorithme décisionnel récemment mis au point par des experts internationaux peut être appliqué pour le diagnostic et le traitement de l’insomnie chronique (fig. 10) [26].

Pronostic

La patiente a bénéficié de différentes prises en charge :

- des séances de TCC qui ont permis en huit semaines de diminuer significativement la latence d’endormissement et la fréquence des épisodes d’éveils intra-sommeil ;

- un traitement médicamenteux (antidépresseur) prescrit par un psychiatre qui a permis en un peu plus de 6 mois d’améliorer la détresse psychique ;

- des séances de physiothérapie (thérapie manuelle) dont l’action sur la douleur est difficile à évaluer.

Finalement, en moins d’un an, ces interventions ont permis de réduire de plus de 50 % la douleur la plus intense (douleur myofasciale au niveau des masséters). Ceci n’a été possible qu’en la faisant accepter à la patiente afin de diminuer sa perception et ses interférences sur les activités usuelles, l’anxiété, la dépression et l’insomnie chronique.

Conclusion

Les myalgies chroniques de la face, comme toutes douleurs chroniques, doivent être abordées selon le modèle biopsychosocial [38]. Elles sont associées à des facteurs de renforcement qui participent à leur entretien. Parmi eux, l’insomnie chronique est fréquemment présente, souvent en association avec un état anxio-dépressif. La place de l’odontologiste est d’abord d’identifier puis d’évaluer la douleur. Il doit ensuite adresser le patient douloureux chronique à divers spécialistes qui vont intervenir concomitamment et séparément. La prise en charge est souvent efficace à condition que le patient devienne co-acteur de sa prise en charge.

Liens d’intérêts :

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts concernant cet article.

ENCADRÉ 1

Critères diagnostiques de l’insomnie chronique selon l’ICSD-3 (d’après [23]) :

• Le patient déclare, ou le parent ou la personne qui s’occupe du patient observe, un ou plusieurs des éléments suivants :

- difficulté à initier le sommeil (> 20 min jeune adulte ; > 30 min adulte)

- difficulté à maintenir le sommeil (réveils intra-sommeil > 30 min)

- réveil trop précoce (au moins 30 min avant l’heure choisie)

- temps de sommeil < 6 heures ;

• Au moins trois fois par semaine ;

• Depuis au moins 3 mois ;

• Malgré un contexte adéquat de sommeil de nuit ;

• Avec une répercussion sur le fonctionnement diurne*.

* Fatigue ou malaise, troubles de l’attention, de la concentration, de la mémoire, altération de la vie sociale, professionnelle, scolaire, trouble de l’humeur, irritabilité, somnolence diurne, problèmes comportementaux (hyperactivité, impulsivité, agressivité), diminution de la motivation, de l’énergie, des initiatives, facilité à faire des erreurs, à avoir des accidents (conduite, travail), préoccupation ou insatisfaction par rapport au sommeil.

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