PHARMACOLOGIE
Alexandre BAUDET* Julien SCALA-BERTOLA** Céline CLÉMENT***
*AHU prévention, épidémiologie, économie de la santé et odontologie légale
CHRU Nancy, service d’odontologie
Université de Lorraine, UFR odontologie
de Nancy
**MCU-PH pharmacologie
Service de pharmacologie clinique et toxicologie
Hôpital Central - CHRU Nancy
Université de Lorraine,
UMR 7365 CNRS-UL, IMoPA,
Vandœuvre-lès-Nancy
***MCU-PH prévention, épidémiologie,
économie de la santé et odontologie
légale
CHRU Nancy, service d’odontologie
Université de Lorraine, UFR odontologie
de Nancy
Le paracétamol est l’un des médicaments les plus vendus dans le monde et l’un des plus prescrits en France. Il est l’antalgique le plus utilisé contre les douleurs légères à modérées. Concernant les algies dentaires, la prise d’antalgiques reste généralement peu efficace et, souvent, seul un traitement étiologique via un acte thérapeutique réalisé par le chirurgien-dentiste permettra une résolution de la douleur. La relative inefficacité des antalgiques face aux douleurs dentaires amène régulièrement les patients consultant en urgence à une consommation excessive de paracétamol, abus potentiellement hépatotoxique, voire mortel.
Le paracétamol est le médicament le plus vendu dans les officines françaises [1]. Il possède des propriétés analgésiques et antipyrétiques. Cet antalgique de palier 1 selon l’OMS est le traitement symptomatique de choix face aux douleurs faibles à modérées car très bien toléré et présentant de rares effets secondaires à dose thérapeutique. Il peut être utilisé seul ou en association avec d’autres antalgiques de palier 2 (codéine, tramadol) indiqués dans les douleurs modérées à intenses.
Le paracétamol est un médicament à prescription médicale facultative (PMF) disponible en vente libre en pharmacie. Sa prise le plus souvent en automédication par nos patients augmente le risque iatrogénique lié à son utilisation [2]. Ainsi, en 2012, une étude menée dans les services d’urgences dentaires de 3 centres hospitaliers français a montré que près de 70 % des patients s’étaient automédiqués en antalgiques pour leurs douleurs dentaires avant de venir consulter. Parmi eux, plus de 98 % avaient utilisé du paracétamol dans les 24 heures précédant la consultation. L’usage antalgique abusif concernait 7 % des patients et près de 80 % de ce mésusage se rapportait au paracétamol [3] et se traduisait par l’absorption d’une dose unique ou de doses supra-thérapeutiques répétées supérieures aux doses maximales recommandées.
Deuxième molécule la plus retrouvée dans les intoxications médicamenteuses [4], le paracétamol représente la première cause d’hépatite aiguë en Europe [5]. C’est pourquoi il est important de déceler les abus de paracétamol chez les patients algiques consultant au cabinet dentaire lors de l’interrogatoire médical afin d’établir une prise en charge adaptée.
La douleur est une sensation désagréable complexe et pluridimensionnelle pouvant être ressentie au niveau de la sphère orofaciale innervée par un large réseau nerveux caractérisé par une forte densité de nocicepteurs. Lors d’un processus inflammatoire comme une pulpite ou une parodontite apicale aiguë, ces nocicepteurs déclenchent la sensation de douleur, le plus souvent de type aigu.
En cas de douleur dentaire, il n’est pas rare que les patients retardent la prise de rendez-vous et qu’ils attendent 1 à 2 semaines avant de consulter [6], une fois la douleur devenue intolérable. C’est précisément au cours de ce délai avant consultation que les patients tentent de juguler la douleur par la prise d’antalgiques et notamment de paracétamol. Malheureusement, les douleurs dentaires demeurent souvent réfractaires aux antalgiques et seul l’acte thérapeutique d’un praticien est en mesure de soulager efficacement les patients [7]. Les surdosages non intentionnels aux antalgiques sont d’ailleurs bien plus fréquents chez les patients présentant des algies dentaires que chez les patients souffrant d’autres algies [4, 8, 9]. Au final, les douleurs dentaires vont conduire certains patients à augmenter leur consommation de paracétamol de manière immodérée et aboutir à un surdosage potentiellement hépatotoxique, voire mortel [9, 10].
Le paracétamol, aussi appelé acétaminophène, possède de très nombreuses présentations commerciales (fig. 1) : le site eVidal référence actuellement 236 spécialités contenant du paracétamol [11].
La dose thérapeutique de paracétamol recommandée chez l’enfant est de 60 mg/kg/24 h, à répartir en 4 à 6 prises. Pour les adultes et les enfants de plus de 50 kg, la posologie unitaire usuelle est de 1 g par prise, à renouveler en cas de besoin au bout de 4 heures minimum. Il n’est généralement pas nécessaire de dépasser 3 g de paracétamol par 24 heures mais, en cas de douleurs plus intenses, la posologie maximale peut être augmentée jusqu’à 4 g par 24 heures [11].
Le paracétamol présente quelques rares effets indésirables cutanés (rash, prurit, érythème, urticaire) et hépatiques (élévation des enzymes hépatiques) et de très rares effets indésirables hématologiques et lymphatiques (thrombopénie, agranulocytose, leucopénie, neutropénie, pancytopénie) [11].
À dose thérapeutique, le pic plasmatique du paracétamol est obtenu en 30 à 60 minutes [12]. Son effet analgésique débute 20 minutes après la prise médicamenteuse et dure environ 4 heures [4]. Son absorption est diminuée par la prise d’aliments mais est augmentée en cas de prise concomitante de caféine [13].
Le foie est le site essentiel de la métabolisation du paracétamol. À doses thérapeutiques, 85 % du paracétamol est transformé en métabolites non toxiques et 5 % reste inchangé, le tout étant éliminé dans les urines. Le paracétamol restant (10 %) est catalysé par le cytochrome P450 et aboutit à la formation de la N-acétyl-p-benzoquinone-imine (NAPQI), métabolite réactif très toxique pour les hépatocytes. Ce métabolite cytotoxique est rapidement détoxifié par le glutathion et devient un métabolite inactif éliminé, lui aussi, par les urines [11-13] (fig. 2).
Le glutathion, pierre angulaire de la détoxification et de l’élimination de la NAPQI, est présent en quantité limitée dans le foie. Lorsque le stock de glutathion est consommé, suite à une dose supra-thérapeutique de paracétamol ou en cas de prise à dose thérapeutique en présence d’une comorbidité hépatique, la NAPQI s’accumule dans les hépatocytes et entraîne leur cytolyse [12-14].
Le paracétamol est contre-indiqué chez le patient présentant une insuffisance hépatocellulaire sévère et en cas d’hypersensibilité, ce qui est rare.
La dose journalière ne devrait pas excéder 3 g/24 h dans les situations suivantes : poids < 50 kg, insuffisance hépatocellulaire légère à modérée, alcoolisme chronique, déshydratation, réserves basses en glutathion (malnutrition chronique, jeûne, amaigrissement récent, sujet âgé de plus de 75 ans ou de plus de 65 ans et polypathologique, hépatite virale chronique, VIH, mucoviscidose ou cholémie familiale - maladie de Gilbert).
La toxicité du paracétamol peut aussi être augmentée chez les patients traités par des médicaments potentiellement hépatotoxiques ou inducteurs enzymatiques du cytochrome P450, comme les anti-épileptiques (phénobarbital, phénytoïne, carbamazépine) et la rifampicine.
En cas de prise de paracétamol aux doses maximales (4 g/24 h) pendant au moins 4 jours, une augmentation du risque hémorragique peut être constatée lors d’une utilisation concomitante de traitements anticoagulants par antivitamines K (AVK) [11].
La dose toxique de paracétamol est de 150 mg/kg chez l’adulte sain et de 75 mg/kg chez le patient à risque (tableau 1). Pour un adulte, le risque d’hépatite cytolytique existe pour une prise unique supérieure à 6 g et le risque létal apparaît pour une dose unique supérieure à 10 g [12, 15].
En odontologie, les intoxications sont le plus souvent accidentelles, d’une part, par méconnaissance de la posologie et des risques engendrés par un mésusage et, d’autre part, par l’association de plusieurs spécialités contenant du paracétamol sans que le patient ne s’en rende compte.
Dans les premières 24 heures, on observe peu ou pas de symptômes, même chez les patients ayant ingéré de grandes quantités de paracétamol ; le risque de sous-estimer la gravité réelle de l’intoxication est alors élevé. Les premiers symptômes seront d’ordre digestif : douleurs abdominales, nausées, vomissements, parfois asthénie, somnolence avec pâleur ou sensation de malaise.
À partir de 24 heures, les symptômes digestifs sont plus affirmés, une douleur au niveau de l’hypochondre droit apparaît.
À partir du 3e jour, les symptômes d’insuffisance hépatique peuvent survenir : ictère, encéphalopathie hépatique avec trouble de conscience, hypoglycémie, œdème cérébral ; une insuffisance rénale est possible.
Entre le 4e et le 11e jour, soit les fonctions hépatiques sont rétablies, soit des nécroses hépatiques foudroyantes peuvent survenir. Dans les cas graves, des convulsions, une défaillance cardio-vasculaire, une dépression respiratoire ou un coma profond peuvent précéder le décès [3, 4].
En cas de suspicion de surdosage antalgique, il faut interroger le patient sur la nature du toxique, sa dénomination commerciale, sa forme galénique, la quantité prise estimée, les heures d’ingestion, l’heure de dernière prise, mais aussi sur son poids, sa taille, son âge, ses antécédents médicaux et traitements médicamenteux en cours à la recherche de comorbidités hépatiques. L’interrogatoire du patient constitue la clé de voûte de la démarche d’identification de l’intoxication et de sa gravité.
En cas de mise en évidence d’un mésusage, il conviendra d’appeler le centre antipoison et de toxicovigilance (CAPTV) (tableau 2) et de fournir l’ensemble des informations collectées ainsi que le numéro de téléphone du patient. Le médecin de permanence pourra alors évaluer la situation, contrôler si le patient a dépassé la dose toxique puis fournir des conseils, recommander la prescription de certains examens biologiques ou demander d’adresser le patient au service d’accueil des urgences (SAU). Dans ce dernier cas, le chirurgien-dentiste doit rédiger un courrier explicatif que le patient devra remettre au SAU et le CAPTV se chargera, quant à lui, de prévenir les urgences médicales de l’arrivée du patient puis de vérifier que le patient s’est bien rendu à la consultation d’urgence dans les 24 heures. En cas de non-consultation aux urgences, le CAPTV contactera le patient ainsi que son médecin traitant pour réaffirmer la dangerosité de la situation et inciter au contrôle.
Un traitement étiologique rapide de la douleur devra dans tous les cas être réalisé en urgence au cabinet dentaire afin de calmer la douleur du patient et, ainsi, de permettre l’arrêt ou la limitation des prises d’antalgiques (fig. 3).
Des examens complémentaires peuvent être effectués pour établir le degré d’atteinte hépatocellulaire. Le bilan biologique concernera la détermination de la concentration plasmatique en paracétamol, le bilan hépatique et parfois le bilan rénal (tableau 3).
Le dosage plasmatique du paracétamol est réalisé à partir de la 4e heure après une intoxication aiguë ou dans les 24 heures maximum après l’ingestion. En dehors de ces conditions, ce dosage ne présente que peu d’intérêt. Le bilan hépatique vérifie les concentrations plasmatiques en gamma glutamyl transférase (
Une décontamination digestive, ayant pour but de diminuer l’absorption gastro-intestinale du paracétamol de 50 à 90 % [12], est réalisée avec du charbon activé (Carbomix® ou Toxicarb®) dont l’administration orale en prise unique n’est indiquée que pour une intoxication aiguë prise en charge dans les 4 heures, idéalement dans les 2 heures suivant l’ingestion [4]. Le lavage gastrique présente une moindre efficacité comparé au charbon activé [16].
L’administration d’un antidote, la N-acétylcystéine (NAC), prévient l’hépatite induite par une intoxication aiguë au paracétamol car elle apporte un précurseur du glutathion. Il est administré, par voie orale ou intraveineuse, en fonction d’un nomogramme dépendant de la concentration plasmatique de paracétamol et du temps écoulé depuis le mésusage. Plus le délai entre le surdosage de paracétamol et l’administration de l’antidote augmente, plus l’efficacité de celui-ci diminue : la NAC procure une protection efficace lorsqu’elle est administrée dans les 8 heures suivant l’ingestion [12, 17].
L’ingestion répétée de paracétamol à fortes doses (> 4 g/24 h sur plusieurs jours) engendre aussi un risque d’hépatotoxicité et de décès. Il a été constaté qu’il existait une relation de proportionnalité entre l’importance de l’hépatotoxicité, la dose ingérée et la durée du traitement.
Les intoxications par ingestions répétées de paracétamol sur plusieurs jours peuvent être asymptomatiques et ainsi difficilement décelables. L’examen clinique et les examens complémentaires sont les mêmes que pour les intoxications aiguës. Une augmentation des transaminases et de la concentration plasmatique de paracétamol peut être parfois constatée mais les nomogrammes utilisés dans les intoxications aiguës ne pourront être utilisés dans ces cas.
L’administration de la NAC sera indiquée en cas de surdosage et face à une augmentation des ASAT ou à une concentration plasmatique en paracétamol supérieure à 20 mg/L. Dans les situations où les dosages d’ASAT sont inférieurs à 50 UI/L et la concentration plasmatique de paracétamol inférieure à 10 mg/L, aucune prise en charge particulière ne semble nécessaire bien qu’il n’existe pas de protocole clair actuellement établi dans le cas des intoxications chroniques [18].
D’après l’article R.5144-19 du Code de Santé Publique : « tout médecin, chirurgien-dentiste, ou sage-femme ayant constaté un effet indésirable grave ou inattendu susceptible d’être dû à un médicament (…), qu’il l’ait ou non prescrit, doit en faire la déclaration immédiate au centre régional de pharmacovigilance [CRPV] ». On utilisera, de préférence, la fiche déclarative (imprimé cerfa 10011*01 téléchargeable sur le site du Conseil National de l’Ordre des Chirurgiens-Dentistes, rubrique « Sécurisez votre exercice - pratiques professionnelles et vigilances - pharmacovigilance ») (fig. 4) à adresser au CRPV de son lieu d’exercice par courrier postal ou électronique.
Bien que le paracétamol ait fait la preuve de son innocuité aux doses thérapeutiques et qu’il soit considéré comme un antalgique sûr, il ne faut pas sous-estimer son hépatotoxicité lorsqu’il est utilisé à dose supra-thérapeutique ou chez les patients présentant une fragilité hépatique.
Le surdosage involontaire au paracétamol consécutif à une algie dentaire est un véritable problème de santé publique encore sous-estimé en France. Malgré les campagnes de prévention sur le risque hépatotoxique du paracétamol menées par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé française (ANSM) [19] en 2008 ou la Food and Drug Administration (FDA) [20] en 2009, des efforts doivent être poursuivis en France, à l’instar des programmes américains comme Know Your Dose (Coalition de sensibilisation au paracétamol) [21], Medicines in My Home (FDA) [22] et Get Relief Responsibly (McNeil Consumer Healthcare) [23] abordant les différents aspects de iatrogénie médicamenteuse liée à la consommation de médicaments en vente libre et aux ingestions accidentelles non surveillées chez les patients. Le strict respect de la dose journalière maximale de 4 grammes de paracétamol par 24 h et la consultation dans les plus brefs délais d’un chirurgien-dentiste en cas de survenue d’une douleur dentaire sont probablement les deux moyens de prévention les plus importants à retenir et à diffuser.