Clinic n° 06 du 01/06/2018

 

3 questions au Dr Nicolas Giraudeau

ENQUÊTE

Marie Luginsland  

Chirurgien-dentiste et docteur en droit, Nicolas Giraudeau a été l’un des premiers praticiens à expérimenter la télémédecine dans le domaine buccodentaire, avec notamment le projet « e-dent » de consultation dentaire à distance. Il lève les appréhensions qui pèsent sur le recours à l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé. Selon lui, elle ouvrira de nouvelles perspectives dans l’optimisation du diagnostic et du pronostic thérapeutique. Par ailleurs, il considère que l’intelligence artificielle apportera des progrès en termes de clarification et de structuration dans l’utilisation des données du patient.

Quel signal le plan national sur l’intelligence artificiel émet-il en direction des praticiens qui, comme vous, sont investis depuis près de cinq ans, dans la e-santé ?

Nicolas Giraudeau : Ce plan démontre que le numérique prend désormais toute sa place dans la prise en charge des soins, y compris dans les aspects cliniques puisque l’intelligence artificielle contribuera à améliorer le diagnostic en permettant de l’établir plus précocement. L’intelligence artificielle apporte donc une innovation organisationnelle dans la mesure où il sera possible non seulement de déclencher la prise en charge sur la base de l’analyse d’une radio pour calculer par exemple la place et l’orientation d’un implant, mais aussi de dépister plus prématurément des lésions cancéreuses. L’intelligence artificielle permet d’envisager de nombreuses pistes. Au niveau international, on peut ainsi s’imaginer qu’à partir d’une simple image, on puisse détecter un noma en phase initiale, ce qui pourrait épargner de nombreuses atteintes traumatiques, sans parler des décès qui surviennent dans 90 % des cas.

Jusqu’à présent, l’application de l’intelligence artificielle dans le domaine bucco-dentaire était avant tout connue dans la prévention, notamment dans l’utilisation des brosses à dents connectées. Comment dépasser ce stade ?

NG : Cette application n’est pas à négliger puisqu’elle pourrait permettre de détecter des caries, des inflammations gingivales ou de la plaque dentaire. Bien entendu, l’intelligence artificielle pourra être étendue à la chirurgie. Tout dépendra de la capacité qu’auront les praticiens à alimenter les bases en données. À cette condition, il sera alors possible de croiser les données du patient avec les résultats de la recherche et l’ensemble des autres données collectées afin de pouvoir améliorer la prise en charge du patient. Ainsi dans le cas d’une dent de sagesse incluse et mal positionnée, on sera en mesure d’établir des pronostics au regard de toutes ces données. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

L’intelligence artificielle suscite l’enthousiasme de certains professionnels de santé, mais aussi des réticences chez d’autres praticiens, notamment en ce qui concerne l’avenir de leurs fonctions et la protection des données. Comprenez-vous ces craintes ?

NG : Tout d’abord, il faudra toujours des humains, des cliniciens impliqués, pour alimenter et contrôler les banques de données. Tous les grands principes devront être, par ailleurs, validés par les sociétés savantes, en adéquation avec les acquis de la science. Il n’est donc aucunement question de remplacer les chirurgiens-dentistes. Le système numérique ne sera là que pour les accompagner pour les rendre plus performants, plus pertinents dans la prise en charge du patient. Si l’Homme n’est pas infaillible, la machine, bien programmée, bien validée, devrait l’être. Les algorithmes seront là pour assister le praticien afin d’augmenter ses capacités dans le seul objectif d’améliorer les soins ou de détecter des besoins en soins qui ne sont pas visibles par l’humain.

Il s’agira bien entendu de vérifier que les transferts de données sont bien sécurisés et qu’ils sont effectués avec le consentement du patient. Nous sommes cependant d’ores et déjà soumis, en France, à des obligations réglementaires répondant à ces contraintes, notamment par le biais des hébergeurs en données de santé, et ce dans le respect de la réglementation européenne. J’estime que, au contraire des réticences exprimées par certains praticiens, des avancées vont être effectuées, grâce aux progrès de l’intelligence artificielle, en termes de clarification et de structuration. Car il n’est pas rare que ce soit les mêmes praticiens qui hurlent au scandale au sujet de supposées dérives dans l’utilisation des données et qui, en même temps, envoient à leur prothésiste ou confrères les photos ou radios de leurs patients par leur boîte mail Yahoo ou Gmail !