ENQUÊTE
Brigitte Grosgogeat* François Gueyffer**
** Université
de Lyon 1,
UFR d’odontologie,
LMI UMR CNRS
5615 & Hospices
Civils de Lyon,
Service de
consultations et de traitements
dentaires,
Unité fonctionnelle
de recherche
clinique.
**Université
de Lyon 1,
UFR de Médecine
Lyon Est,
LBBE UMR CNRS
5558 & Hospices
Civils de Lyon,
Hôpital
cardiologique,
Service de
pharmacologie
clinique.
Alors que l’évaluation statistique apparaît désormais indispensable à la compréhension des pathologies et à la mesure du succès des thérapeutiques proposées, la recherche clinique s’impose comme une évidence en odontologie pour trouver des solutions aux problèmes rencontrés dans la pratique clinique.
L’odontologie appartient aux disciplines médicales qui utilisent de nombreux produits allant du médicament au dispositif médical en passant par tous les petits et grands équipements connectés ou non, sans oublier certains produits cosmétiques. Dans la pratique clinique, de nouveaux produits sont sans cesse proposés, et ce dans le but d’améliorer la qualité et la sécurité du soin ainsi que le confort du patient et du praticien. Pour pouvoir mettre un produit sur le marché, les fabricants doivent fournir un minimum de preuves de concept. Ils doivent également assurer un suivi post-marché.
Parallèlement et souvent de façon très complémentaire, l’évaluation des pratiques professionnelles est un enjeu de santé publique avec, comme objectif commun, l’amélioration de la qualité des soins d’actes diagnostiques et thérapeutiques.
Les essais cliniques sont des outils nécessaires pour suivre ces évaluations et mesurer leur niveau de pertinence. Au travers des questions que nous nous sommes posées ci-dessous, il est proposé de faire un tour d’horizon de ce que représente la recherche clinique en odontologie.
La recherche clinique est indispensable au progrès des soins. La recherche clinique est une recherche, effectuée chez l’être humain, dont la finalité est l’amélioration de la santé.
C’est une étape indispensable dans le développement d’un médicament, d’un dispositif médical, ou d’un acte médical, afin d’évaluer les bénéfices qu’il peut apporter et les risques qu’il peut comporter. La recherche peut également porter sur un traitement déjà existant, soit dans le but de l’améliorer, soit pour le comparer avec un autre traitement. En amont, les essais en laboratoire restent nécessaires, néanmoins ils ne peuvent à eux seuls permettre de prédire de façon fiable et exhaustive les bénéfices attendus et les risques encourus2.
La recherche clinique est soumise à différentes réglementations en fonction de l’objectif attendu.
Depuis l’entrée en vigueur du décret d’application de la loi Jardé (n° 2016-1537 du 16 novembre 2016), les « recherches biomédicales » sont devenues « les recherches impliquant la personne humaine ». La définition reste identique, il s’agit toujours des recherches organisées et pratiquées sur l’être humain en vue du développement des connaissances biologiques ou médicales, mais la classification de ces recherches a quelque peu changé.
Il existe, à présent, trois catégories :
– recherches interventionnelles ;
– recherches interventionnelles à risques et contraintes minimes ;
– recherches non interventionnelles.
Le plus souvent les recherches cliniques en odontologie concernent l’une de ces deux dernières catégories.
Les recherches cliniques peuvent être présentées de plusieurs façons :
– en fonction du type de produits concernés (la réglementation concernant les médicaments est par exemple différente de celles des dispositifs médicaux) ;
– en fonction de l’objectif visé (études interventionnelles ou observationnelles ou sur données existantes) ;
– en fonction du promoteur, ce dernier pouvant être institutionnel ou industriel.
Ces recherches engagent plusieurs acteurs. Le promoteur précité est la personne physique ou morale qui prend l’initiative d’une recherche impliquant la personne humaine, qui en assure la gestion et vérifie que le financement de la recherche est prévu. L’investigateur ou les investigateurs sont la ou les personnes physiques qui dirigent et surveillent la réalisation de la recherche. Il est appréciable de souligner que la recherche clinique en odontologie peut, depuis 2011, être conduite par des chirurgiens-dentistes (art. L. 1121-3, 5° alinéa du CSP modifié). Libre à nous maintenant de savoir prendre nos responsabilités et de nous impliquer dans les études qui concernent notre spécialité. Les différentes façons d’y participer sont présentées ci-après au travers de témoignages de consœurs et confrères.
Au-delà du promoteur et des investigateurs, entrent en jeu d’autres structures pour assurer la conformité et le bon déroulement d’un essai clinique. Afin de décharger le praticien que nous sommes, il existe des Organisations de recherche clinique par contrat (Contract Research Organisation) qui peuvent être une entreprise privée prestataire ou un centre institutionnel qui prend en charge les procédures administratives. Ces procédures diffèrent selon le type d’étude. Néanmoins, l’obtention d’avis favorable d’un Comité de protection des personnes est toujours requis avec une procédure allégée pour les recherches à risques minimes et pour les recherches non interventionnelles.
Avant de revenir plus spécifiquement vers notre spécialité, pour bien mesurer les enjeux nous nous proposons de prendre exemple sur ce que les essais cliniques ont apporté – ou auraient pu apporter – à la prévention cardiovasculaire
Les anti-arythmiques de type Ic bénéficient d’une efficacité nettement supérieure à celle de leurs prédécesseurs, les quinidiniques (Ia), sur les troubles du rythme ventriculaire, assortie d’une excellente sécurité apparente. Ils ont logiquement été largement prescrits pendant des années par les cardiologues après infarctus du myocarde en cas d’arythmie (extrasystolie ou tachycardie) ventriculaire pour prévenir la mort subite. Cette pratique perdurerait sans doute si les National Institutes of Health n’avaient conduit un essai clinique pour valider le modèle thérapeutique. Les résultats ont démontré exactement l’inverse de ce qui était attendu, la mortalité globale et subite était plus que doublée sous trois médicaments différents de cette classe 2.
Le Mediator® (benfluorex) a été associé à une baisse de l’hémoglobine glyquée de 1 %, ce qui est un résultat excellent pour un antidiabétique4. Lorsque des données observationnelles ont pointé un problème grave de tolérance avec valvulopathie et hypertension artérielle pulmonaire, parfois mortel, aucun essai clinique n’était disponible pour démontrer si l’exposition au benfluorex allait au-delà du contrôle glycémique et se traduisait par une réduction de la morbidité ou de la mortalité cardiovasculaire associée au diabète. Ce médicament était mort par défaut de preuve cliniquement pertinente, la part positive possible restant définitivement inconnue5.
Jusqu’à présent, il n’était pas très facile d’avoir accès à l’ensemble des études cliniques ainsi conduites. Les essais cliniques interventionnels doivent être enregistrés dans une base de données accessible au public avant que ne soit recrutée la première personne impliquée dans la recherche. Il est aisé de comprendre qu’il s’agit d’une responsabilité scientifique, éthique et morale et qui vise à éviter toute dérive. Deux bases regroupent les principaux essais : la base européenne EU Clinical Trials Register (https://www.clinicaltrialsregister.eu) et la base National Institutes of Health (NIH) (https://clinicaltrials.gov). Afin d’avoir un aperçu le plus exhaustif possible, il convient d’utiliser différents mots clés tels que « odontology » ou « dentistry » ou un vocabulaire encore plus spécifique en fonction du domaine d’intérêt visé.
La recherche clinique en France est dynamique dans de nombreux domaines ; elle l’est aussi en médecine bucco-dentaire. La participation à une étude clinique est utile à tous : aux patients comme aux praticiens. Par le haut niveau de preuve qu’elle permet d’apporter, elle peut ainsi permettre d’influencer la santé de nos patients. Comme en témoigne les retours d’expériences, elle est également gratifiante et très motivante pour le praticien et son équipe.
« Le monde de la recherche clinique est exigeant, en particulier lorsqu’il s’agit d’écrire le protocole, d’obtenir les agréments légaux et… de publier les résultats. Ces tâches nous incombent, à nous, hospitalo-universitaires. Pour ce qui concerne le praticien évaluateur, qu’il soit libéral ou hospitalier, c’est une excellente opportunité d’échanges d’expériences, d’analyse de la perception clinique, de remise en cause de ces habitudes… et parfois de ses certitudes. Après publication des résultats, il reste toujours le sentiment d’avoir participé à une belle aventure.
Pour avoir conduit une recherche clinique sur la Biodentine®1, j’ai pu vivre ces deux aspects et surtout savoir tirer, à partir des résultats, les indications cliniques que l’on connaît aujourd’hui. »
« Certaines personnes telles que les maitres de conférences à temps partiel, les assistants hospitalo-universitaires et les attachés peuvent travailler à la fois en milieu hospitalier et libéral. Une autre piste pouvant favoriser les échanges entre ces deux structures est la recherche clinique qui, jusqu’à présent, est plus fréquemment effectuée en milieu hospitalier.
J’ai eu l’opportunité de participer en tant qu’évaluatrice au projet de recherche clinique DECAT3 (lire l’encadré page 366) au sein d’hôpitaux de l’APHP (Paris) bénéficiant ainsi de leur expérience et de leur organisation dans ce domaine. Je me suis rendue compte, en faisant ces mêmes évaluations dans le cadre d’un cabinet libéral, qu’une patientèle privée accueillait avec enthousiasme ce type de démarche et que les équipes (secrétaires, assistantes et praticiens) s’impliquaient réellement. L’arrivée de la recherche clinique dans le privé semble pouvoir bénéficier à tout le monde : au patient qui est placé au centre d’un projet de recherche médicale, au praticien qui complète ainsi son activité de soin et au monde universitaire par l’augmentation de la puissance de ses études.
Je retiens, de cette expérience de partage de la mission de recherche clinique entre le milieu hospitalier et le cabinet libéral, un moyen d’élargir leur horizon et de maintenir un lien enrichissant pour chacun d’eux. »
L’étude DECAT (Deep Cari) est un projet collaboratif qui a été initié par la Société Francophone de Biomatériaux Dentaires. Cet essai clinique d’envergure est conduit dans des services hospitaliers d’odontologie et des cabinets libéraux autour de la problématique du traitement de la lésion carieuse profonde et de l’intérêt d’agents antibactériens dans les adhésifs dentaires. Il s’inscrit pleinement dans les principes de la préservation tissulaire. Le protocole détaillé est disponible sur le site https://trialsjournal.biomedcentral.com/articles/10.1186/s13063-016-1484-0.
Le bon déroulement de l’étude est particulièrement lié à l’implication de tous les acteurs et au soutien des partenaires industriels pour la mise à disposition des matériaux et du matériel nécessaires. Au-delà de son intérêt scientifique, il a pour objectif de fédérer autour de la recherche clinique sans frontières que ces dernières puissent être géographiques, disciplinaires, ou encore liées au type d’exercice.
« Dans l’esprit de nombreux/nombreuses confrères/consœurs, la recherche est l’apanage de l’université et des centres de formation. Ma participation au projet DECAT (lire l’encadré ci-dessus) en libéral montre que cette recherche est également possible et nécessaire dans nos cabinets. Au delà de l’intérêt intellectuel, elle m’a permis de fédérer mon équipe autour d’un projet commun, de participer à l’évolution des connaissances, d’intégrer un réseau de praticiens motivés, de tester de nouvelles techniques, de nouveaux matériels et matériaux. Passé les quelques contraintes administratives, cette démarche a été fortement appréciée par les patients et a valorisé l’image du cabinet. Participer à la recherche clinique, c’est remettre en question ses pratiques. Cette démarche éthique est essentielle pour offrir à nos patients des soins conformes aux données acquises de la science. Éthique et science sont en mouvements perpétuels et nous avons la chance d’en être les acteurs principaux.3 »
« L’Evidence based dentistry a toujours été un fil conducteur dans mon évolution professionnelle. Dans tous les domaines de la dentisterie, que cela soit la parodontologie, la prothèse en passant par l’endodontie ou la prise en charge comportementale des patients, la preuve scientifique est la pierre angulaire, le point commmun de toute évolution des pratiques cliniques.
La perspective de pouvoir échanger entre consœurs et confrères libéraux ou universitaires sur nos pratiques quotidiennes permet non seulement d’évaluer la qualité des soins apportés aux patients, mais aussi de les faire évoluer de façon rigoureuse et scientifiquement validé. À ce titre, la possibilité de pouvoir contribuer à valider de nouvelles techniques ou de nouvelles hypothèses en participant à une recherche clinique est enthousiasmant. »
« Il m’a été donné la chance de participer à plusieurs études cliniques en tant qu’investigateur6, 7. À chaque fois c’est avec plaisir que j’ai accepté la mission qui m’était confiée. En effet, outre l’aspect flatteur pour l’ego, d’une telle mission, il me semble impossible de mettre en évidence les avantages ou inconvénients d’une technique ou d’une famille de biomatériaux par exemple, sans étude clinique spécifique.
Le succès d’une étude clinique repose, bien entendu, sur la mise au point d’un protocole précis et sur la sélection des critères à prendre en compte. La qualité des inclusions est également un critère primordial.
L’investigateur est à la fois responsable du nombre de patients inclus dans l’étude et de la possibilité de suivi de ces patients. Ces deux paramètres sont bien souvent difficiles à conjuguer. La participation de cabinets libéraux comme centres d’investigation est en ce sens un avantage, dans la mesure où le suivi des patients sur le moyen et long terme est plus facile à réaliser en cabinet qu’en milieu hospitalo-universitaire. En revanche, les visites de suivi demandent une adaptation au mode de fonctionnement d’un cabinet libéral, surtout lorsque les évaluateurs sont extérieurs au cabinet. Quoi qu’il en soit, je serais heureux de renouveler cette expérience si l’occasion se présente. »