CHIRURGIE
Alexandre MATHIEU* Marc BARANES**
*Exercice libéral
Saint-Mandé
**Exercice libéral
Saint-Mandé
La paresthésie labio-mentonnière (transitoire ou permanente) constitue une des complications majeures de l’extraction des troisièmes molaires mandibulaires. Cet article présente les situations pour lesquelles la coronectomie (ou extraction partielle intentionnelle) des dents de sagesse peut constituer une solution de remplacement intéressante en limitant les risques de lésion nerveuse.
La survenue de complications neurologiques lors de l’extraction de dents de sagesse inférieures doit être prise en compte, notamment lorsque leur position anatomique est jugée à risque. Le nerf alvéolaire inférieur et le nerf lingual peuvent être endommagés lors des manœuvres d’avulsion et les séquelles (paresthésie postopératoire) peuvent être transitoires ou permanentes.
Un des objectifs de la coronectomie est de diminuer, voire de supprimer, le risque de lésion du nerf alvéolaire inférieur. En effet, une paresthésie de l’hémi-lèvre peut entraîner de multiples séquelles non négligeables : plaies par morsure, incontinence salivaire, postillons, tic de tremblement de l’hémi-? lèvre, problèmes d’élocution, etc. Ces séquelles sont d’autant plus handicapantes que la paresthésie est permanente, car elles ne sont pas rattrapables, même par neurochirurgie [1].
Ainsi, dans certaines situations jugées à risque, la coronectomie peut se retrouver particulièrement indiquée. L’intervention consiste à laisser en place les racines de la dent de sagesse sans les avoir mobilisées tout au long de la procédure. Il faut donc différencier cette technique des situations où la décision de laisser les apex en place est prise en peropératoire lorsque l’extraction se révèle compliquée et que l’opérateur préfère arrêter ou reporter l’avulsion.
Compte tenu de l’absence de recommandations et de consensus sur le sujet, cet article présente les principales indications des coronectomies et détaille la technique opératoire.
L’objectif majeur est de limiter les risques de paresthésie de l’hémi-lèvre inférieure lorsque les racines de la dent de sagesse entretiennent un rapport étroit avec le nerf alvéolaire inférieur.
Seuls les tissus pulpaires et dentinaires peuvent être laissés en place car ces derniers n’empêcheront pas une néoformation osseuse en coronaire des racines. L’intégralité de l’émail (et donc de la portion coronaire) doit être retirée [2].
La partie de la dent laissée en place doit être immobile, il faut veiller à ne pas mobiliser les racines afin d’éviter qu’elles ne soient perçues comme un corps étranger. Cela limite l’inconfort postopératoire et le risque de migration en direction coronaire et, ainsi, permet de se passer d’une seconde intervention pour extraire les racines résiduelles.
Dans certaines situations, lorsque les racines de la dent de sagesse entretiennent un rapport étroit avec le nerf alvéolaire inférieur (sans l’encercler), il existe une autre possibilité, plus coûteuse et chronophage, qui se fait en deux temps [3] :
• la dent subit une extrusion orthodontique pendant plusieurs semaines, afin de déplacer ses racines à distance du nerf alvéolaire inférieur ;
• elle est extraite après avoir réalisé une radiographie de contrôle.
Lors de l’avulsion, une section du tronc nerveux par le matériel rotatif ou une compression excessive lors du déplacement de la racine dans le canal du nerf alvéolaire inférieur [1] peut entraîner une paresthésie labio-mentonnière. Le plus souvent, les paresthésies sont temporaires (0,44 % des cas) et se résolvent au bout du premier mois en général, mais elles peuvent durer plus de 1 an (jusqu’à 14 mois). Dans de rares cas, la paresthésie peut être permanente (0,24 % des cas) [1].
Ce risque est augmenté chez les patients de plus de 25 ans pour certains auteurs [1], de plus de 40 ans pour d’autres [4], lors de chirurgie sous anesthésie générale, d’inclusion mésio-angulaire et lorsque le praticien est inexpérimenté.
La coronectomie peut être indiquée :
• dans certaines situations de fragilité mandibulaire, parfois en raison de la présence d’un kyste volumineux (risque de fracture mandibulaire) ;
• lors de la suspicion d’ankylose (risque d’intervention longue et fastidieuse) ;
• lorsque les racines des dents de sagesse mandibulaires entretiennent un rapport intime avec le nerf alvéolaire inférieur (risque de lésion du nerf alvéolaire inférieur), et c’est là l’indication majeure.
Les situations à risque de lésion du nerf alvéolaire inférieur peuvent être identifiées sur la radiographie panoramique. En effet, lors de sa lecture, certains signes d’alerte [5] (fig. 1 à 7) doivent être recherchés : ils indiquent la réalisation d’un examen radiographique de seconde intention. Certains auteurs pensent même qu’identifier une de ces dispositions permet d’indiquer d’emblée une coronectomie [6], sans même réaliser d’acquisition radiographique tridimensionnelle.
Lors de la lecture de l’examen radiographique tridimensionnel, on peut appliquer aux situations rencontrées la classification de Nemsi et al. [7]. Les conditions qui semblent être le plus à risque sont les suivantes :
• le canal du nerf alvéolaire inférieur est complètement entouré par un apex ;
• le nerf alvéolaire inférieur passe entre les racines qui ne sont ni fusionnées ni rapprochées ;
• le nerf alvéolaire inférieur passe entre les racines qui sont fusionnées ou rapprochées ;
• le nerf alvéolaire inférieur est en contact direct avec les racines et son diamètre est réduit, notamment lorsqu’il est situé en position linguale [8].
Pour résumer, plus les patients sont âgés, plus la coronectomie est adaptée, car :
• la survenue de paresthésie augmente avec l’âge [4] ;
• la migration des racines laissées en place diminue avec l’âge [9] ;
• la difficulté opératoire (notamment le risque d’ankylose) augmente avec l’âge.
Les contre-indications d’ordre général sont les patients à risque d’infection locale (diabète, sida, chimiothérapie, radiothérapie).
Les contre-indications locales sont relatives et le rapport bénéfice/risque doit être évalué :
• dents positionnées horizontalement le long du nerf alvéolaire inférieur. La position de la dent entraîne un risque lors de la section de la portion coronaire par le matériel rotatif utilisé [4, 10] ;
• dents qui présentent une infection péri-apicale ;
• dents mobiles/mobilisées (le risque que les racines laissées en place deviennent symptomatiques augmente avec le temps) ;
• dents à distance du nerf alvéolaire inférieur (il n’y a pas de risque de lésion de ce nerf) ;
• dents dont les racines ne sont pas encore édifiées (germectomies) ;
• paresthésie du nerf alvéolaire inférieur déjà présente.
L’indication de la coronectomie ne peut être posée qu’après analyse du questionnaire médical et des radiographies panoramiques puis tridimensionnelles (scanner, imagerie volumique par faisceau conique ou cone beam computed tomography). Puis quelques explications à propos du principe de la coronectomie et des alternatives thérapeutiques doivent être données au patient. Il ne faudra pas non plus oublier de remettre au patient un formulaire de consentement éclairé spécifique précisant les suites opératoires, la nécessité de réaliser des contrôles radiographiques pendant les deux premières années et le risque de réintervention.
La prescription préopératoire conventionnelle (antibiotiques, anti-inflammatoires stéroïdiens et éventuels anxiolytiques) peut ensuite être expliquée. Par ailleurs, il est souvent intéressant de remettre d’emblée au patient les conseils postopératoires pour qu’il puisse en prendre connaissance tranquillement avant l’intervention.
Les premières étapes chirurgicales sont semblables à celles d’une avulsion de dent de sagesse mandibulaire incluse. Elles commencent après réalisation de la désinfection buccale et de l’anesthésie.
Le tracé d’incision est conventionnel : incision intrasulculaire franche partant de la face mésiale de la première molaire jusqu’à la face distale de la deuxième molaire, puis prolongée en distal par une incision de décharge le long de la branche montante.
Un lambeau vestibulaire de pleine épaisseur peut être levé de proche en proche. Il est possible de compléter ce lambeau par un décollement lingual localisé autour de la dent de sagesse et, ainsi, permettre de placer un décolleur en regard de la table osseuse linguale pour protéger le nerf lingual et augmenter la visibilité opératoire. Cependant, la levée d’un lambeau lingual fait débat chez certains auteurs qui préfèrent ne pas l’effectuer (cf. Particularité).
Lorsque cela s’avère nécessaire, une alvéolectomie vestibulaire minime est réalisée [11] sans dépasser la jonction amélo-cémentaire de la troisième molaire [11, 12].
La couronne est ensuite sectionnée horizontalement en procédant à une tranchée mésio-distale à l’aide d’une fraise fissure. En fonction de la position de la dent de sagesse, on utilisera un contre-angle bague rouge ou une pièce à main. Pour éviter d’endommager le pan osseux lingual et écarter tout risque de lésion du nerf lingual, il est prudent de ne pas chercher à réaliser une section complète de la couronne (jusqu’à la paroi osseuse linguale) [12].
Un élévateur est ensuite inséré dans la tranchée pour séparer la partie coronaire et la partie radiculaire. Pour éviter de mobiliser la partie radiculaire laissée en place, la tranchée doit être suffisamment importante pour que l’application d’une faible force suffise à séparer les fragments [12]. C’est pour cette raison qu’il est aussi préférable de séparer en deux une portion coronaire qui bloque lors de son retrait plutôt que tenter de forcer pour la luxer.
En fonction de la position de la dent de sagesse, on utilisera un contre-angle bague rouge ou une pièce à main pour fraiser la partie radiculaire restante jusqu’à se situer à 3 [11] ou 4 mm [2, 12, 13] sous les parois osseuses avec une fraise boule diamantée à long col. Il faudra vérifier le respect de cette distance à l’aide d’une sonde parodontale.
Il n’est pas nécessaire de prendre de précaution particulière par rapport à la pulpe laissée en place [12], il est donc possible de réaliser une pulpotomie ou de laisser le parenchyme pulpaire tel quel.
Pour favoriser la stabilité du caillot et promouvoir la formation d’un cal osseux, les lambeaux devront être suturés de manière hermétique. Ainsi, lorsque cela s’avère nécessaire, il faudra donner de la laxité au lambeau en incisant le périoste pour obtenir une fermeture passive du site opératoire.
Pour s’assurer de la bonne élimination de toute la partie coronaire (tout l’émail doit être retiré et les racines résiduelles sont à distance de plusieurs millimètres du rebord osseux), il est :
• possible de réaliser une radiographie rétroalvéolaire de la zone en peropératoire. La technique la plus simple est de maintenir le capteur radiographique avec une pince hémostatique ;
• obligatoire de réaliser une radiographie panoramique en fin d’intervention. Elle servira de point de repère initial pour le suivi.
Il n’y a pas d’avis tranché sur la réalisation d’un lambeau lingual lors de l’intervention. En effet, certains auteurs ne le conseillent pas [11, 12] et d’autres ont remarqué que ce lambeau pouvait éviter la survenue de paresthésies permanentes [14]. Ces derniers ont réalisé une étude sur 380 patients et ont remarqué que la réalisation d’un lambeau lingual entraînait 8,94 % de paresthésies linguales, systématiquement réversibles, tandis que son absence entraînait 2,63 % de paresthésies, systématiquement permanentes. Ces auteurs ont conclu que lever un lambeau lingual présentait 3,5 fois plus de risque d’avoir une paresthésie mais que la perte de sensibilité était systématiquement réversible.
Un fraisage avec une fraise diamantée neuve et à vitesse de rotation rapide est à préférer à un fraisage lent et/ou avec une fraise en carbure de tungstène car ce dernier aurait tendance à entraîner plus de vibrations sur les racines laissées en place.
Dans certaines situations compliquées, il est possible de ne pas réaliser de section de la partie coronaire mais, plutôt, de procéder uniquement par un fraisage de toute la partie coronaire, prolongé au moins jusqu’à 3 mm sous le niveau osseux. Cette technique est cependant plus chronophage que la section de la partie coronaire et il faudra veiller à utiliser une fraise diamantée neuve.
Sauf en cas de suite opératoire indésirable, pour suivre l’évolution des fragments laissés en place et leur migration éventuelle [12], le patient est revu au bout de 6 puis de 12 mois [2].
Par souci de simplicité, les clichés panoramiques sont souvent préférés aux clichés rétroalvéolaires.
Les lésions du nerf alvéolaire inférieur et du nerf lingual sont rares chez les patients ayant subi une coronectomie (tableau 1) et elles sont tout le temps temporaires. De plus, lorsqu’une réintervention est nécessaire, celle-ci semble ne jamais entraîner de paresthésies (temporaires ou permanentes).
Les études montrent un inconfort opératoire similaire, voire inférieur, à celui de l’extraction conventionnelle : selon l’une d’elles [9], les patients opérés par les chirurgiens les plus expérimentés (au moins 10 ans d’expérience) présentaient moins de complications en cas de coronectomie que d’extraction. Les études concluent qu’il est possible de considérer qu’il n’y a pas de différence : « La qualité de vie postopératoire est identique entre extraction et coronectomie » [17]. Pour aller encore plus dans ce sens, nous avons constaté dans notre pratique quotidienne des suites opératoires relativement plus simples lors des coronectomies.
Les études montrent que de 2 à 85 % des fragments laissés en place vont migrer (tableau 2). Cette migration a essentiellement lieu lors des deux premières années, puis elle se stabilise. Une étude [9] montre
• que la plupart des racines migrent (80 %) ;
• que la migration moyenne des racines est de 3,3 mm au bout de 1 an et de 4,6 mm au bout de 2 ans.
Réaliser une régénération osseuse guidée par-dessus des apex laissés en place semble réduire la migration des racines [15].
En ce qui concerne la cicatrisation parodontale en distal des deuxièmes molaires, la coronectomie ne semble pas l’altérer [18].
Une seconde intervention peut être nécessaire, le plus souvent pour retirer les fragments laissés en place et ayant migré à distance des zones à risque de lésion nerveuse. Le taux de réinterventions est en moyenne de 10 % [19].
La coronectomie des dents de sagesse mandibulaires à risque est un traitement fiable. Elle permet de prévenir les complications neurosensorielles de manière non négligeable. Ses inconvénients majeurs sont le suivi postopératoire, essentiel les deux premières années, et le risque de réintervention. Il faut cependant bien noter que la majorité des réinterventions se fait dans de bonnes conditions, les racines ayant migré en direction coronaire, à distance du nerf alvéolaire inférieur.