Clinic n° 05 du 01/05/2018

 

ENQUÊTE

Hélène Fron-Chabouis  

coordinatrice de projets de recherche clinique nationaux

« J’ai eu l’occasion de participer à deux projets de recherche clinique que l’on pourrait appeler practice-based. En effet, des praticiens libéraux avaient volontairement été impliqués dans ces deux projets pour réaliser les soins ou une partie des soins, afin que les résultats soient valables pour les patients soignés dans les cabinets dentaires français, et pas seulement dans le contexte hospitalo-universitaire qui ne présente pas les mêmes contraintes financières,...


« J’ai eu l’occasion de participer à deux projets de recherche clinique que l’on pourrait appeler practice-based. En effet, des praticiens libéraux avaient volontairement été impliqués dans ces deux projets pour réaliser les soins ou une partie des soins, afin que les résultats soient valables pour les patients soignés dans les cabinets dentaires français, et pas seulement dans le contexte hospitalo-universitaire qui ne présente pas les mêmes contraintes financières, temporelles et organisationnelles.

Projet URB2i

Le premier projet6 était un projet industriel, financé par la firme Tokuyama, qui souhaitait réaliser une étude clinique sur son nouvel adhésif auto-mordançant en 1 temps (le Bond Force®). Notre laboratoire de biomatériaux (URB2i, EA4462, Paris Descartes) avait été sollicité. Six praticiens libéraux ont collaboré et réalisé des restaurations de lésions cervicales d’usure à l’aide de ce nouvel adhésif auto-mordançant et de composite, avec ou sans pré-mordançage de l’émail. C’est Jean-Noël Vergnes, aujourd’hui MCU-PH à Toulouse, qui avait pris la responsabilité méthodologique du projet et fait le travail de conception et de coordination du projet ainsi que le recueil des données.

Étudiante en Master de recherche clinique, j’ai été sollicitée pour faire l’analyse statistique et l’interprétation des résultats. vingt-huit patients présentant deux lésions cervicales d’usure similaire ont été inclus. Il s’est avéré qu’un pré-mordançage de l’émail améliorait significativement l’efficacité des restaurations à 2 ans, en retardant en particulier le vieillissement du joint au niveau de la limite amélaire. Les six praticiens impliqués n’ont pas rencontré de difficultés particulières dans la mise en œuvre du protocole de cette étude. En revanche, l’un des praticiens a déménagé et ses patients ont été perdus.

Projet Cecoia

Le deuxième projet7, je l’ai vécu depuis le début. J’ai conçu le protocole dans le cadre de mon Master 2 de recherche clinique. J’ai dû mettre au point à ce stade pas mal d’éléments méthodologiques (choix de la méthode de randomisation, calcul du nombre de sujets nécessaire…), car la recherche clinique en dentisterie opératoire est encore assez peu codifiée dans la littérature. Puis j’ai candidaté en 2010 au Programme hospitalier de recherche clinique (PHRC national) pour demander un financement. Il s’agit de l’essai clinique Cecoia, qui a pour but de comparer le composite et la céramique pour la réalisation d’inlays-onlays. Dans la littérature, il n’y avait que 2 études randomisées qui avaient comparé ces 2 matériaux, et ce uniquement dans le cadre d’inlays sur dents vitales. Donc il n’y avait aucun élément clinique pour guider le praticien dans son choix entre composite et céramique pour des onlays ou des dents dépulpées ! J’ai décidé de mener l’essai à la fois dans deux services hospitalo-universitaires (Ivry et Toulouse) et dans des cabinets libéraux, afin que la population et le contexte de soins se rapprochent de la réalité en France. Cinq praticiens libéraux ont accepté de se lancer dans ce projet ambitieux. Ce projet institutionnel a été beaucoup plus lourd pour eux, à ma connaissance, que le projet industriel. Il est vrai que nous devions recruter 358 patients, ce qui n’est pas rien. Mais je crois que c’est surtout les contraintes de remplissage du cahier d’observation, de suivi des patients et d’échange avec l’attaché de recherche clinique, le technicien d’étude clinique et les 2 évaluatrices, qui ont été beaucoup plus lourdes. Les assistantes de ces praticiens ont réalisé une grande partie du travail administratif ; nous avons réussi à inclure 356 patients. Toutes les restaurations ont été réalisées par CFAO, dans le but de limiter la variabilité associée au travail d’un prothésiste (avec la CFAO, on pouvait calibrer tous les paramètres d’usinage). Les suivis à 2 ans se sont terminés en mai 2017. Nous sommes désormais en train de valider avec le « data manager » toutes les données incluses dans la base par des opérateurs de saisie, pour vérifier qu’il n’y a pas d’incohérences. Puis nous allons faire l’analyse statistique et au cours de l’année nous obtiendrons enfin les résultats ! Je pense que les praticiens ayant participé sont plutôt satisfaits, à l’exception d’un seul qui a décidé d’interrompre sa participation à la suite d’un malentendu avec le technicien d’étude clinique.

L’expérience était assez riche et je pense que toute l’équipe sera satisfaite quand les résultats seront publiés. Pour ma part, j’ai pu mieux constater les difficultés rencontrées dans les cabinets dentaires et je pourrai envisager des solutions dans le prochain projet, afin de faciliter au maximum le travail des praticiens libéraux. »

Dr Jean-Pierre Attal MCU-PH Paris Descartes URB2i EA4462

« Apporter la légitimité du terrain »

• Pour quelles raisons la recherche clinique doit-elle, aujourd’hui, sortir du cadre universitaire et hospitalier pour s’étendre aux cabinets de ville ?

Il s’agit de donner aux études menées en milieu universitaire et hospitalier une « légitimité du terrain ». En effet, les praticiens se plaignent souvent, en prenant connaissance des résultats des études, que celles-ci ne reflètent pas assez les conditions réelles du travail au cabinet, principalement en ce qui concerne la prise en compte du temps réservé aux séances. Par ailleurs, le plus souvent, les opérateurs sont des experts du domaine. Il y a donc un décalage indéniable avec ce qu’ils ont l’habitude d’appeler la « vraie vie ».

Aborder la recherche clinique au cabinet de ville permet d’adapter la thérapeutique et de donner une validité interne à l’étude. Il est vrai que les universitaires ont eu tendance ces dernières décennies à s’éloigner des praticiens libéraux dont ils se sont un peu trop déconnectés.

Un autre aspect est à souligner. Une fois validés grâce à la recherche clinique en ville (ou à la campagne), les traitements n’en gagneront que plus de « poids » face aux autorités administratives, notamment auprès de l’assurance maladie.

• La recherche clinique concerne-t-elle tous les praticiens ?

Certains de nos confrères sont en recherche de diversification de leur champ professionnel. Or, hormis le caractère prestigieux qu’elle revêt, la recherche clinique offre une ouverture plus scientifique à l’activité libérale. Pour ces praticiens, l’engagement dans un projet de recherche clinique constitue une autre manière d’exercer leur formation scientifique. Ce sont à ces praticiens que nous nous adressons en priorité.

• Quelle est l’implication d’un praticien lors d’une recherche clinique ?

Le praticien reçoit tout d’abord une formation au cours de laquelle les éléments de base de la recherche clinique lui sont exposés ainsi que les contraintes de la démarche scientifique (rigueur dans la sélection des patients, respect strict des critères d’inclusion…).

Il est à souligner que cette démarche requiert du temps supplémentaire (saisie des données, photos éventuelles, visites d’évaluation…), raison pour laquelle je considère qu’un seul projet à la fois peut être mené par un cabinet.

Au total, j’estime que le chirurgien-dentiste qui se sent isolé dans sa pratique au cabinet et qui juge que son exercice manque un peu d’approche scientifique devrait tirer une grande satisfaction de sa participation à une étude clinique.

Propos recueillis par Marie Luginsland

  • 6 Fron H, Vergnes JN, Moussally C, Cazier S, Simon AL, Chieze JB, et al. Effectiveness of a new one-step self-etch adhesive in the restoration of non-carious cervical lesions : 2-Year results of a randomized controlled practice-based study. Dental Materials, 2011;27:304-312.
  • 7 Fron Chabouis H, Prot C, Fonteneau C, Nasr K, Chabreron O, Cazier S, et al. Efficacy of composite versus ceramic inlays and onlays : study protocol for the CECOIA randomized controlled trial. Trials 2013;3;14:278.