AVANT-PREMIÈRE
Romain PEREZ* Vanessa BAAROUN** Géraldine LESCAILLE***
*Interne de chirurgie orale
Service Odontologie du Pr Descroix
UFR Odontologie Paris VII
**MCU-PH
Service Odontologie du Pr Descroix
UFR Odontologie Paris VII
***PU-PH
Service Odontologie du Pr Descroix
UFR Odontologie Paris VII
Traitements incontournables des répercussions osseuses (fracture, douleur, compressions médullaires, hypercalcémie maligne) des pathologies osseuses bénignes et malignes, certains inhibiteurs de la résorption osseuse peuvent être à l’origine de complications buccales.
Que sait-on du risque d’ostéonécrose des mâchoires en 2018 et doit-on en avoir peur dans son exercice quotidien ?
Parmi les différents traitements, les biphosphonates (BPs) et le denosumab sont très fréquemment utilisés en rhumatologie (ostéoporose post-ménopausique ou cortico-induite) et en oncologie pour traiter les métastases osseuses des cancers solides et les myélomes. Ces molécules sont bien tolérées dans l’ensemble, mais elles peuvent être, dans certains cas, à l’origine d’ostéonécrose des mâchoires (ONM). Bien que ces lésions soient assez rares avec une incidence très variable selon les indications bénignes ou malignes, les ONM restent une réalité clinique que le spécialiste de la cavité orale doit connaître afin de prévenir au mieux leur apparition.
Depuis les recommandations de l’AFFSAPS de 2007, beaucoup de paramètres ont évolué. L’objectif de cette mise au point est donc de composer un guide pratique permettant à chaque clinicien d’identifier les situations à risque et de mettre en œuvre les protocoles adaptés afin d’éviter la survenue de ces effets indésirables.
Décrite initialement par Marx en 2003, l’ONM médicamenteuse est définie en 2014 par l’American Association of Oral and Maxillofacial Surgeons (AAOMS) [1] comme répondant à ces 3 critères :
• une exposition osseuse directe (ou via une fistule intra ou extra-orale dans la région maxillo-faciale) persistant depuis plus de 8 semaines ;
• en l’absence d’antécédent de traitement par radiothérapie cervico-faciale – diagnostic différentiel avec l’ostéoradionécrose (ORN) –, de diagnostic local de récidive tumorale ou de métastase ;
• et en présence d’un traitement par inhibiteur de la résorption osseuse connu pour être à l’origine d’ONM (denosumab ou BP).
Le plus souvent, l’examen clinique retrouve une ulcération muqueuse mettant à nu du tissu osseux nécrotique sous-jacent atone, jaunâtre, voire brunâtre ou verdâtre. Compte tenu du caractère variable de ces signes accompagnateurs et donc de l’hétérogénéité clinique de ces lésions, l’AAOMS a établi en 2009 une classification descriptive [2] d’un stade 0 asymptomatique jusqu’au stade 3 avec extension aux structures anatomiques voisines (tableau 1). Dans de rares cas, des signes cliniques non spécifiques en lien avec une surinfection sans exposition osseuse encore présente peuvent être observées (stade 0). Par ailleurs, les ONM ne sont pas toujours accompagnées de douleurs (stade 1), les symptômes et signes cliniques (douleur, sensation d’engourdissement de la mâchoire, mobilités dentaires, purulence, fistules cutanées, fractures pathologiques) étant souvent en lien avec la surinfection secondaire (stades 2 et 3). Au niveau radiologique, à des stades avancés, on constate au niveau radiologique un os inhomogène mixte avec des zones radioclaires et denses ou des lésions de type séquestre osseux et des lésions périostées qui témoignent de l’inflammation osseuse (fig. 1).
Les médicaments responsables du développement de ces ONM sont, d’une part, les biphosphonates ainsi que les anticorps monoclonaux anti-RANK L (denosumab), plus récents sur le marché (tableau 2). Ces traitements sont indiqués à la fois dans des pathologies bénignes (ostéoporose, maladie de Paget, etc.) ou malignes (métastases osseuses de tumeurs solides, myélome), principalement dans la prévention des événements osseux tels que les fractures, les compressions médullaires ou l’hypercalcémie maligne. Il est à noter que d’autres molécules, certains agents anti-cancéreux notamment anti-angiogéniques (bévacizumab, aflibercept et sunitinib), ont par ailleurs été décrites dans de très rares cas comme potentiellement à l’origine d’ONM.
Concernant l’ostéoporose, il existe, en dehors des BPs et du denosumab, d’autres traitements ayant une activité de ce type tels que les traitements hormonaux, œstrogènes ou modulateurs sélectifs des récepteurs des œstrogènes (SERM) qui ne sont pas associés au risque d’ONM. Par ailleurs, à l’inverse des inhibiteurs de la résorption, d’autres traitements stimulant la production osseuse comme l’hormone parathyroïdienne (PTH) et son dérivé court (tériparatide) ou encore le ranélate de strontium (dont l’indication a été réduite en raison des risques cardiovasculaires et allergiques) peuvent être proposés. Toutefois, à l’heure actuelle, les BPs et le denosumab sont des thérapeutiques efficaces et puissantes qui sont incontournables dans la prise en charge des patients ostéoporotiques. Toutes causes confondues, 23,5 % des patients décèdent dans l’année qui suit une fracture du col du fémur [3] qui touchait, en 2008-2009, 42,5 personnes sur 10 000 de 55 ans ou plus. En effet, l’ostéoporose ne touche pas uniquement les femmes après la ménopause mais également les patients nécessitant une corticothérapie au long cours qui sont, de ce fait, très exposés au risque d’ostéoporose cortico-induite.
Bien que ces deux types de molécules (BPs et denosumab) soient des inhibiteurs de la résorption osseuse ayant pour effet d’affecter le remodelage osseux et d’être à l’origine d’ostéonécrose, elles présentent de nombreuses différences à tous les niveaux (fig. 2) :
• au niveau du mode d’action, les bisphosphonates ont une affinité pour le tissu osseux en se fixant aux cristaux d’hydroxyapatite et permettent une inhibition des ostéoclastes après internalisation par endocytose au niveau de leur bordure en brosse. Le denosumab quant à lui agit directement par blocage du ligand de RANK à la surface des ostéoclastes impliqués dans le remodelage osseuse ;
• concernant les voies d’administration, les voies orale ainsi qu’intra-veineuse sont utilisées pour les BPs alors que le denosumab est injecté par voie sous-cutanée ;
• d’un point de vue des contre-indications, les BPs nécessitent une fonction rénale correcte contrairement au denosumab ;
• la demi-vie osseuse est différente, principalement en lien avec leur mode d’action. Ainsi, l’anticorps monoclonal anti-RANK L sera rapidement éliminé alors que les BPs, de par leur fixation aux cristaux d’hydroxyapatite, auront une demi-vie osseuse de plusieurs années.
L’incidence globale des ONM est faible. Par ailleurs, ce risque dépend de différents paramètres en lien avec les inhibiteurs de la résorption osseuse et leurs indications, les comorbidités du patient et le contexte dentaire.
Concernant les bisphosphonates dans une indication oncologique (traitements de métastases de cancers solides tels que cancer du sein, de la prostate notamment, ou myélome), la plupart des études évaluent un risque se situant entre 1 et 10 %. En revanche, dans des indications bénignes, le risque d’ONM se situerait entre 0,001 % et 0,1 % [4]. Concernant le denosumab, le risque dans les indications malignes est très similaire à celui des bisphosphonates lorsque l’injection est mensuelle (SC pour le denosumab et IV pour les BPs). Le risque est également très faible dans les indications bénignes (une injection SC 2 fois/an). Ainsi, une analyse récente de 3 études cliniques révèle un risque inférieur à 0,1 % [5].
Concernant les BPs, toutes les molécules ne sont pas à l’origine d’ONM. En effet, il existe, d’une part, différents types de molécules selon le type de génération et, d’autre part, plusieurs voies d’administration qui sont associées à des risques d’ONM variables.
Ainsi, 3 types de générations de BPs ont vu le jour :
– BP de première génération dits non nitrogénés : étidronate, clodronate et tiludronate ;
– BP de deuxième génération (nitrogénés) : pamidronate, alendronate ;
– BP de troisième génération (nitrogénés) : risédronate, zolédronate, ibandronate.
S’il est admis que les BPs de première génération prescrits depuis 40 ans ne sont pas à l’origine d’ONM, ils constituent également les BPs les moins puissants et donc moins usités à l’heure actuelle. Les BPs de première et deuxième génération peuvent être à l’origine d’ONM mais l’incidence est ?variable en fonction du mode, de la fréquence et de l’indication d’administration. Bien que la voie d’administration IV ait été longtemps évoquée comme facteur de risque principal compte tenu du grand nombre d’ostéonécroses dans des indications malignes quasi toutes en lien avec un traitement par BPs, les choses ont évolué ces dernières années avec l’utilisation de BPs en IV annuelle dans le traitement de l’ostéoporose. Ainsi, à l’heure actuelle, très peu d’ONM ont été décrites chez les patients ostéoporotiques traités par des BPs en IV, que ce soit du zolédronate ou de l’ibandronate.
Toutes molécules confondues, l’incidence des ONM induites par les BPs oscillent entre 0,85 % et 18,6 % selon différents paramètres [7]. Quant au dénosumab, l’incidence est également liée à l’indication, avec un risque similaire aux BP, plus important dans un contexte oncologique [8].
Le délai moyen de survenue d’une ONM est variable selon les molécules. Pour les BPs IV dans une indication maligne (zolédronate principalement), celui-ci est de 24 mois. Concernant le denosumab, le délai de survenue et l’incidence sont proches de ceux des BPs en IV. Une étude récente sur de nombreux patients, avec un suivi de plusieurs années, montre un délai médian d’apparition de 20,6 mois dans les cancers du sein et de la prostate [6]. Compte tenu du délai moyen de survenue de 24 mois pour les BPs en IV mensuelles (indication maligne), le traitement n’excède en général pas 2 ans.
Concernant les BPs per os, aucun cas n’a été décrit avant 2 ans de traitement et il est admis que le risque reste rarissime avant 5 ans de traitement. Au-delà de cette durée, le risque augmente avec la dose cumulée.
Dans des indications bénignes, le risque d’ONM semble augmenter dans les cas d’ostéoporose cortico-induite, notamment dans le cas de polyarthrite rhumatoïde (PR) du fait de l’effet des corticoïdes sur le remodelage osseux et de la prise d’autres traitements de type méthotrexate [9]. Dans des indications malignes, le risque augmente avec l’association à certains anti-néoplasiques, notamment des anti-angiogéniques. Bien que de rares cas aient été observés avec le bévacizumab, l’aflibercept ou le sunitinib seuls, il est admis que l’association de ces molécules aux BPs ou au denosumab augmente le risque d’ONM ainsi que leur sévérité (localisations multiples, développement spontané et rapide) [10].
En dehors des facteurs de risque inhérents au traitement, le développement d’une ONM est majoritairement associé à la présence d’un foyer infectieux ou à un geste chirurgical. En effet 75 à 86 % des ONM sont diagnostiquées dans un contexte post-extractionnel [8]. Toutefois, le lien de causalité n’est pas toujours établi sachant que l’extraction peut rendre visible l’os nécrotique sous-jacent déjà présent, souvent à l’origine de l’indication d’extraction en lien avec une mobilité dentaire (stade 0). Pour autant, il a été démontré que la remise en état bucco-dentaire avant de démarrer le traitement permettait de diminuer considérablement l’incidence des ONM [11, 12]. À noter que, dans 14 % des cas, l’ONM est d’apparition spontanée [8].
Trois situations se présentent au spécialiste de la cavité orale en fonction de la prise ou non d’un traitement par inhibiteur de la résorption osseuse.
Chaque patient candidat à un traitement par inhibiteur de la résorption osseuse doit faire l’objet d’un bilan bucco-dentaire en amont qui est demandé par le prescripteur. Ainsi, moins qu’une contre-indication, l’objectif de ce bilan est de permettre d’éliminer de potentiels foyers infectieux et d’envisager les extractions nécessaires à court et moyen terme ainsi qu’une réhabilitation prothétique en fonction du risque du patient. Pour répondre à cette demande, le praticien doit faire le point sur les risques en fonction de l’indication du traitement et des facteurs de risque précédemment décrits et en informer le patient. Par ailleurs, il sera rappelé au patient la nécessité de maintenir une bonne hygiène orale pour diminuer le plus possible les risques, notamment dans des indications oncologiques où les risques sont les plus importants.
À l’issue des examens clinique et radiologique nécessaires à l’établissement du bilan, une remise en état bucco-dentaire devra être proposée si nécessaire, en effectuant les extractions dentaires des dents non conservables et en attendant au minimum la cicatrisation muqueuse avant de débuter le traitement par inhibiteur de la résorption osseuse. Concernant la prise de décision d’extraction, l’appréciation sera à réaliser en fonction du risque étroitement lié au contexte médical. Les soins conservateurs pourront dans tous les cas être réalisés pendant le traitement quelle que soit l’indication.
Si on prend en compte les paramètres précédemment évoqués, il est possible d’établir certains critères permettant de définir le risque en fonction du traitement du patient. Ainsi, il est possible de déterminer trois catégories de patients : les patients à haut risque, à risque modéré, à faible risque (tableau 3). Si les soins conservateurs sont possibles pour l’ensemble des patients, certains gestes invasifs sont contre-indiqués ou à éviter chez les patients à risque élevé (tableau 4).
L’interrogatoire devra rechercher une corticothérapie active ainsi que la prise antérieure de BPs (demi-vie osseuse très longue d’environ 10 ans). Si la dose cumulée sous BPs n’excède pas 5 ans et qu’il n’y a pas de corticothérapie active, le risque est faible, voire nul avant 2 à 3 ans de traitement par BPs per os : tous les soins sont possibles, y compris chirurgicaux sans antibioprophylaxie [13]. Concernant la chirurgie implantaire, de nombreuses études démontrent que le risque d’échec n’est pas plus important chez les femmes ostéoporotiques traitées par BPs per os ou denosumab. Au delà de 5 ans ou dans le cas d’une ostéoporose associée à une corticothérapie active, des mesures préventives d’antibioprophylaxie seront à mettre en place et les décisions seront à prendre au cas par cas compte tenu de l’augmentation du risque (risque modéré).
Après le début du traitement par BPs en IV, le risque augmentant avec le nombre d’injections avec un délai moyen de 24 injections, l’attitude sera conservatrice. Ainsi, le patient devra être suivi 2 fois par an pendant toute la durée du traitement et pendant 10 ans. Pendant cette durée, tous les soins conservateurs pourront être réalisés sans précaution particulière. Les traitements invasifs avec effraction muqueuse ou du péri-apex nécessiteront une antibioprophylaxie à poursuivre pendant la période de cicatrisation. Les actes chirurgicaux seront contre-indiqués, sauf les extractions limitées aux dents non conservables (mobilité terminale, fracture verticale, infection chronique persistante, etc.) avec fermeture étanche à l’aide de suture sans tension. Dans le cas d’une chimiothérapie associée, le geste se fera en concertation avec le médecin prescripteur, de préférence en milieu hospitalier. Dans le cas du denosumab, le suivi au long cours ne sera pas nécessaire, compte tenu de la demi-vie osseuse courte, et la suspension transitoire pourra être discutée. Dans tous les cas, une antibioprophylaxie suivie par une couverture antibiotique jusqu’à cicatrisation muqueuse complète s’impose. Un contrôle de la cicatrisation osseuse sera réalisé à 3 mois à l’aide d’un examen panoramique.
Tous les soins conservateurs sont donc possibles pour tous ces patients, le risque d’ONM étant lié très principalement à la présence de foyers infectieux non traités ou à la réalisation d’un geste chirurgical. Ainsi, dans le cas d’une extraction dentaire chez un patient à risque modéré à élevé, il sera nécessaire de prévoir un protocole respectant [4] :
• la prise d’une antibioprophylaxie avec une antibiothérapie jusqu’à cicatrisation muqueuse [14] ;
• la fermeture étanche et sans tension du site opératoire.
Pour l’heure, il n’existe pas de réel consensus quant au traitement des ONM. La prise en charge, de préférence hospitalière, repose sur des approches médicale (bains de bouche antiseptiques et antibiothérapie en stades 0, 2 et 3) et chirurgicale, en éliminant l’os nécrotique (analyse histologique pour élimination d’un diagnostic différentiel) et en recherchant une fermeture muqueuse après information du diagnostic d’ONM au médecin prescripteur. Quelle que soit l’approche thérapeutique mise en place, la suspension du traitement est à envisager par le médecin prescripteur en fonction de la balance bénéfice/risque du patient.
Denosumab et BPs sont prescrits pour des pathologies lourdes, quelles soient bénignes ou malignes, dans l’objectif d’améliorer la qualité de vie et le pronostic de nombreux patients. Le bilan bucco-dentaire avant initiation du traitement doit être l’occasion de prévoir une remise en état permettant d’envisager ce traitement dans les meilleures conditions. Après instauration du traitement, tous ces patients pourront bénéficier de tous les soins dentaires conservateurs sans risque d’ONM, mais également de soins invasifs pour la grande majorité d’entre eux dans des indications bénignes. En tant que spécialistes de la cavité orale, il est donc nécessaire de pouvoir correctement apprécier les risques d’ostéonécrose en fonction du contexte médical pour pouvoir proposer aux patients des alternatives de soins bucco-dentaires adaptées aux différents temps de traitement du patient.