Dermatologie buccale
Léonie QUÉNEL* Grégoire HUGUET** Mathilde SEIGNEUR*** Sarah LEMOINE**** Philippe LESCLOUS***** Saïd KIMAKHE******
Un patient de 40 ans consulte pour réparation d’un crochet de sa prothèse amovible partielle maxillaire (fig. 1 et 2).
Le patient a pour principaux antécédents une phlébite en 2014 et un syndrome du canal carpien ayant bénéficié d’un traitement chirurgical en 2017. Il n’a aucun traitement médicamenteux en cours. Il est consommateur régulier, depuis environ 8 ans, de tabac à chiquer qu’il place au niveau du vestibule supérieur droit.
À l’examen endobuccal, on constate une hygiène bucco-dentaire correcte. Le patient présente des édentements postérieurs bilatéraux, maxillaire et mandibulaire mais seulement compensés au maxillaire par la prothèse amovible partielle motif de la consultation.
Lors de cet examen, on retrouve une large plaque blanche kératosique visible au niveau de la joue droite de 4 à 5 cm de plus grand axe, indolore, non indurée, d’aspect inhomogène, à contours flous, irréguliers et non érythémateux. Au sein de cette plaque siègent deux petites érosions ovalaires à contours nets et réguliers, la plus grande mesurant environ 5 mm de plus grand axe, la plus petite 2 mm (fig. 3). Cette lésion est totalement asymptomatique et de découverte tout à fait fortuite, le patient n’en n’ayant aucune conscience.
Devant ce type de lésion, il convient d’abord de rechercher les étiologies spécifiques les plus fréquentes : irritation (tabac, traumatisme), dermatoses (lichen plan, lupus érythémateux disséminé), tumeurs malignes (carcinome épidermoïde, carcinome verruqueux) et infection candidosique chronique. En l’absence d’étiologie retrouvée, on parlera de leucoplasie qui correspond, selon la définition de l’OMS, à une lésion blanche sans cause identifiable. Il s’agit donc d’un diagnostic d’exclusion.
Dans les cas où une étiologie semble trouvée et s’il est possible de corriger le facteur supposé en cause (arrêt du tabac chez un patient motivé, suppression d’un facteur traumatisant, traitement d’une candidose), il convient alors de réévaluer systématiquement la lésion 2 à 4 semaines plus tard pour vérifier son évolution. En cas d’absence de réponse à cette correction initiale, la lésion sera alors biopsiée pour examen histologique de manière à explorer l’existence d’un processus malin. S’il n’est pas possible de corriger un facteur étiologique supposé causal, la lésion sera alors biopsiée d’emblée.
Devant l’aspect clinique de cette lésion et l’addiction tabagique, le patient a été informé du probable lien de causalité. De plus, son attention a bien été attirée sur le possible risque de cancérisation de cette lésion de manière à le motiver à un arrêt rapide de cette addiction. Devant le peu de motivation affichée, nous avons décidé de réaliser la biopsie d’emblée.
Cet examen retrouvait un revêtement malpighien hyperkératosique et parakératosique, sans argument pour une dysplasie associée, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’anomalie architecturale ni cytonucléaire significative (fig. 4).
L’examen histologique s’attache surtout à rechercher des signes de dysplasie épithéliale qui sont les premiers signes histologiques d’évolution vers un processus malin, ce qui n’était pas le cas pour ce patient.
Une surveillance régulière hebdomadaire avec motivation répétée à l’arrêt du tabac a ensuite été instaurée pendant 1 mois afin de dépister précocement d’éventuels signes cliniques de dysplasie (modification de texture, renforcement de l’aspect inhomogène de la muqueuse à cet endroit).
Le patient a finalement stoppé son addiction tabagique et, à la consultation de contrôle réalisée 1 mois après cet arrêt, la plaque blanche kératosique avait totalement disparu (fig. 5).
Une surveillance régulière trimestrielle a ensuite été poursuivie (sans récidive pour l’instant). Si l’arrêt du tabac se confirme, cette surveillance sera espacée après 1 an et deviendra semestrielle à vie.
La leucokératose tabagique est une pathologie fréquente qu’il convient de détecter lors de tout examen endobuccal de routine et de surveiller régulièrement cliniquement (avec réalisation de photographies si possible) compte tenu de son potentiel dégénératif.
La kératose de la chique du tabac, si elle évolue vers la malignité, tend à dégénérer en carcinome verruqueux contrairement aux leucokératoses tabagiques des fumeurs de pipe ou de cigarettes qui évoluent plus volontiers vers un carcinome épidermoïde.
La prise en charge de la leucokératose tabagique sans signe de dysplasie consiste essentiellement en l’arrêt du tabac. Il convient d’informer le patient du risque de transformation maligne de ces lésions. L’arrêt du tabac, s’il ne supprime pas totalement ce risque, le réduit fortement.
La surveillance s’effectue ensuite tous les 6 mois et à vie, même chez un tabagique sevré. En effet, des lésions précancéreuses peuvent survenir plusieurs années après l’arrêt du tabac.
La suspicion d’une étiologie tabagique face à une kératose de la muqueuse buccale est très fréquente. Le lien de causalité ne peut être affirmé qu’en cas d’évolution positive après sevrage tabagique.
Kuffer R, Lombardi T, Husson-Bui C, Courrier B, Samson J. La muqueuse buccale, de la clinique au traitement. Éditions Med’Com, 2009.
Dridi SM, Ejeil AL, Gaultier F, Meyer J. La gencive pathologique de l’enfant à l’adulte : diagnostics et thérapeutiques. Espace ID Éditions, 2013.