ODONTOLOGIE PÉDIATRIQUE
Blanche GOYAT-LONGLET* Aline COSTENOBLE** Thomas ROUX*** Fadi BDEOUI**** Élisabeth DURSUN*****
*Ancienne interne en médecine
bucco-dentaire
Université Paris Descartes, Montrouge
**Ancienne interne en orthopédie
dento-faciale
Université Paris Descartes, Montrouge
***AHU
Université Paris Descartes, Montrouge
****PH
*****MCU-PH
Unité de Recherche en Biomatériaux
innovants et interfaces (EA 4462),
Université Paris Descartes, Montrouge
Les restaurations directes en composite des zones postérieures font partie des traitements standard en odontologie conservatrice et restauratrice moderne. Les protocoles de collage sont désormais bien décrits dans la littérature scientifique et les protocoles cliniques sont bien renseignés. Cependant, lorsque la structure des tissus dentaires est altérée ou modifiée (amélogenèse imparfaite ou hypominéralisation des molaires et incisives), le collage à ces tissus est moins performant.
L’amélogenèse imparfaite héréditaire est une anomalie génétique qui se manifeste par une atteinte de l’émail de toutes ou presque toutes les dents des deux dentures, même si son expression clinique varie d’un patient à un autre. Sa prévalence est relativement faible : entre 1/7 000 et 1/14 000 selon les populations étudiées et les critères de diagnostic utilisés [1, 2].
Son diagnostic n’est pas toujours simple du fait de la très grande variabilité des phénotypes rencontrés. Quant au diagnostic génétique, il n’est disponible que dans le cadre d’un protocole de recherche (Orphanet).
Sa prise en charge est complexe et particulièrement longue, puisque toutes les dents des deux dentures sont affectées. Elle consiste, chez le jeune patient, en des restaurations directes ou indirectes collées. Or, le collage sur l’émail altéré n’est pas aussi performant que sur l’émail sain, à l’origine donc d’une durée de vie écourtée des restaurations [3].
L’objet de cet article est de présenter la prise en charge d’une patiente actuellement âgée de 15 ans, atteinte d’une amélogenèse imparfaite héréditaire, et de discuter les choix thérapeutiques mis en œuvre.
Céline, âgée de 15 ans, se présente en consultation en novembre 2015 pour une prise en charge globale. Elle est en bonne santé générale. Elle se plaint de sensibilités dentaires sur les dents postérieures, lors de la prise de boissons chaudes et froides. Elle n’a pas de demande esthétique.
L’anamnèse ainsi que les éléments issus du dossier médical de Céline révèlent qu’elle est suivie depuis l’âge de 3 ans. Le diagnostic d’amélogenèse imparfaite héréditaire avait été posé et caractérisé, dans son cas, par l’absence d’émail sur les premières molaires et la présence de stries verticales. Des coiffes pédodontiques préformées avaient alors été posées sur ses quatre premières molaires (54, 64, 74 et 84). À l’âge de 4 ans, une très légère perte d’émail avait été objectivée sur 75 (fig. 1 et 2), puis cette perte s’était accentuée sur les deuxièmes molaires temporaires (fig. 3 et 4) ; la 75 et la 85 avaient alors été reconstituées au ciment verre ionomère modifié par adjonction de résine. À 5 ans, la perte d’émail s’était confirmée et des coiffes pédodontiques préformées avaient été posées sur 75 et 85 (fig. 5 et 6). Les deuxièmes molaires maxillaires (65 et 55) étaient surveillées et l’éruption dentaire était suivie. Une dysharmonie dento-maxillaire s’était installée avec une perte totale d’espace pour la mise en place des canines maxillaires à l’âge de 10 ans (2010). Des coiffes pédodontiques préformées avaient également été mises en place entre 2009 et 2010 pour protéger les molaires permanentes sur 16-26, puis ultérieurement sur 46-47 et sur 36-37. À 12 ans (en 2013), Céline était envoyée chez un spécialiste pour un traitement orthodontique.
L’orthodontiste avait noté, dans son examen, sur le plan exobuccal, un visage ovalaire et symétrique, un profil convexe, un angle naso-labial ouvert et des lèvres en retrait (birétrochéilie). L’examen endobuccal mettait en évidence (fig. 7 à 11) une dysharmonie dento-maxillaire de 5 mm avec l’inclusion de 23, ainsi qu’une classe II molaire de 7 mm, un surplomb de 2 mm, un décalage du point interincisif maxillaire de 2 mm à gauche et une supraclusion de 5 mm. L’examen fonctionnel rapportait une interposition linguale, avec l’absence de contacts dentaires et la contraction des muscles des lèvres et des joues à la déglutition. Enfin, les examens radiographiques objectivaient les agénésies de 18 et 48 et la position haute de 13 et 23 sur la radiographie panoramique (fig. 12) ainsi qu’une classe II squelettique par rétromandibulie dans un contexte hypodivergent à l’analyse céphalométrique de Tweed et Merrifield, sur la téléradiographie de profil (fig. 13).
La stratégie thérapeutique alors retenue était l’obtention d’une classe II thérapeutique par extraction des prémolaires maxillaires (14 et 24) avec un appareillage multi-attaches bimaxillaire couplé à des tractions intermaxillaires de classe II et des contentions orthodontiques.
La patiente est en phase d’établissement de la denture adulte jeune. Toutes les dents sont revêtues d’un émail dur de faible épaisseur de type hypoplasique avec des marbrures jaune brun (fig. 14 à 18). Des plages de dentine sont exposées sur les faces occlusales des prémolaires et des deuxièmes molaires maxillaires à l’origine des sensibilités décrites lors de l’entretien. Les coiffes pédodontiques préformées sur 16, 26, 36, 46, 37 et 47 sont adaptées et permettent le maintien de la dimension verticale. Des lésions carieuses peu étendues sont présentes en palatin au niveau des cingulums de 12, 22, 23, 15 et 17 (présence confirmée par les examens radiographiques) (fig. 19 à 22).
L’examen des rapports interarcades dans les trois sens de l’espace met en évidence :
• dans le sens sagittal, une classe II d’Angle molaire bilatérale, avec un surplomb incisif correct ;
• dans le transversal, pas d’articulé inversé et l’alignement des points interincisifs ;
• dans le sens vertical, une dimension verticale correcte maintenue par les coiffes pédodontiques préformées sur les premières molaires permanentes, ainsi qu’un recouvrement de 3 mm en antérieur (fig. 14 à 18).
L’examen fonctionnel ne révèle pas d’anomalies : le défaut de déglutition a été corrigé par la rééducation par un orthophoniste. Après la réalisation de modèles d’études (fig. 23 à 26), leur observation montre une perturbation des courbes occlusales (37 et surtout 47 sont égressées), corrélée à une usure importante de 17 et 27, en particulier dans le secteur droit.
En résumé : Céline, 15 ans, en bonne santé générale, est atteinte d’amélogenèse imparfaite héréditaire de type hypoplasique à transmission autosomique récessive. Ses attentes consistent principalement en un soulagement de ses sensibilités dentaires et un gain de confort fonctionnel durable. Elle n’a pas de demande esthétique. Sur le plan parodontal, elle présente un biotype fin et une hygiène bucco-dentaire satisfaisante. Son risque carieux est élevé du fait de son émail fragile et de la présence de lésions carieuses. La plupart de ses dents cuspidées présentent des plages de dentine exposée et nécessitent d’être restaurées. Elle ne présente pas de perte de dimension verticale, la fonction de guidage est maintenue, cependant les courbes occlusales sont perturbées par les égressions des deuxièmes molaires mandibulaires.
Il est nécessaire que toutes les surfaces occlusales soient restaurées pour permettre :
• la protection des surfaces de dentine exposée, afin de limiter les sensibilités et d’éviter le développement de lésions carieuses ;
• le maintien ou le rétablissement d’une anatomie occlusale ;
• le maintien d’une bonne dimension verticale d’occlusion ;
• le maintien ou le rétablissement d’une bonne longueur d’arcade et des contacts proximaux adaptés.
Pour choisir le type de restauration des dents postérieures, plusieurs éléments ont été considérés :
• la nécessité de recouvrement occlusal partiel ou total selon la sévérité des hypersensibilités dentaires, la fragilité de l’émail et le volume des pertes de substance ;
• l’immaturité du parodonte et l’inachèvement de la croissance osseuse de la patiente ;
• les moyens financiers limités des parents.
Partant de ces éléments et dans une optique de dentisterie peu invasive, des restaurations composites en technique directe ont été préférées à des couronnes périphériques. Elles seront réalisées (à partir d’isomoulages issus de cires de diagnostic) et permettront :
• de prévisualiser avec la patiente le résultat final ;
• de mieux contrôler l’épaisseur de matériau et la forme anatomique occlusale ;
• de réduire le temps passé au fauteuil.
Après un détartrage, les lésions carieuses des faces palatines des dents antérieures (12, 22 et 13) sont soignées à l’aide d’un composite nano-hybride (Enamel Plus HRi®, Bisico, teinte UD3).
Des empreintes à l’alginate sont réalisées pour servir de base à la réalisation des cires de diagnostic sur 15, 17, 25, 27, 34 et 35 ainsi que sur 44 et 45 (fig. 27 et 28). Une empreinte des cires est effectuée à l’aide d’un silicone transparent (Memosil®, Heraeus Kulzer) (fig. 29). De petites clés sont découpées à partir de cette empreinte pour faire office d’isomoulage : deux clés mandibulaires (pour 34-35 et pour 44-45) et deux clés maxillaires (une qui englobe les dents 15, 16 et 17 et une autre qui englobe les dents 25, 26 et 27).
Par ailleurs, l’espace prothétique du secteur 4 étant insuffisant (fig. 23 à 26), la réfection de la coiffe pédodontique préformée sur la 47 est effectuée afin de corriger la courbe d’occlusion.
Ensuite, pour chaque secteur les étapes sont les suivantes (illustration pour le secteur 2) :
1 – un nettoyage des surfaces dentaires avec un contre-angle bague bleue et de la pâte à polir (Zircate® Prophy Paste, Dentsply) ;
2 – une prise de la teinte selon la technique du « teintier personnalisé » qui consiste à déposer sur les dents de petits incréments de composites polymérisés de différentes teintes afin de sélectionner la teinte la plus appropriée. La teinte UD3 est retenue (composite nano-hybride Enamel Plus HRi®, Bisico) ;
3 – une anesthésie para-apicale et la pose du champ opératoire (fig. 30). Des ligatures autour des dents 15 et 25 sont réalisées ;
4 – un sablage des dents à restaurer avec de la poudre d’oxyde d’alumine (Rondo Flex®, KaVo) pour optimiser le collage grâce à la création de microrugosités de surface (fig. 31). Pour le secteur 1, les caries des faces occlusales de 16 et 17 ont été curetées au préalable. Hormis 15 et 17, la préparation préalable au sablage consiste en un léger dépolissage de la surface dentaire à l’aide d’une fraise diamantée bague rouge sous irrigation ;
5 – la préparation au collage qui consiste à effectuer (sur 25/27 puis 15/17 et 34/35 et 44/45) :
• un mordançage à l’acide phosphorique à 37 % (ScotchBond®, Kerr) pendant 30 secondes sur l’émail et 15 secondes sur la dentine, suivi d’un rinçage et d’un séchage minutieux (fig. 32),
• une application d’hypochlorite de sodium pendant 60 secondes de façon à déprotéiniser l’émail pathologique (fig. 33), suivi d’un rinçage et d’un séchage minutieux,
• une application d’un système adhésif mordançage/rinçage en 3 temps (OptiBond™, Kerr) : le primer est mis en place et étalé à l’aide d’un séchage doux, puis l’adhésif est appliqué, doucement séché également (fig. 34) et photopolymérisé pendant 30 secondes sur chaque face (fig. 35) ;
6 – la préparation de la clé :
• un découpage à partir de l’empreinte au silicone transparent (Memosil®, Heraeus Kulzer) est réalisé,
• une matrice métallique est insérée en proximal afin d’éviter les débordements de composite dans les espaces interdentaires (fig. 36),
• un composite préalablement réchauffé (HRi® teinte UD3, Bisico) est appliqué dans l’intrados de la clé au niveau de la première dent (fig. 37) ;
7 – la photopolymérisation :
• la clé est positionnée sur les surfaces occlusales et maintenue sous pression pendant la polymérisation (fig. 38),
• la photopolymérisation est réalisée au travers de la clé, pendant 30 à 40 secondes par face (fig. 38),
• une photopolymérisation finale s’effectue après dépose de la clé au travers d’un gel de glycérine, ce qui permet une photopolymérisation anaérobie. Elle évite les défauts de polymérisation sur 40 µm de profondeur et permet également d’augmenter la résistance superficielle du matériau, donc sa longévité en termes d’état de surface et de teinte, et de minimiser le relargage de monomères.
Cette manipulation (étapes 6 et 7) est reproduite pour la deuxième dent ;
8 – le prépolissage. Il consiste à aplanir le joint et à donner la forme globale à la restauration, à l’aide d’une fraise flamme diamantée bague rouge et de disques abrasifs (Soft-Lex™) sur contre-angle bague bleue, avec un passage du matériau vers la dent ;
9 – l’occlusion est vérifiée après dépose de la digue à l’aide de papier à articuler fin, en statique et en dynamique pour vérifier l’intégration des restaurations dans la fonction ;
10 – la finition, qui s’effectue à l’aide de cupules siliconées (Enhance Multi®, Dentsply) (fig. 39).
Le même protocole est réalisé pour les dents postérieures des secteurs 1.
À l’issue du traitement (fig. 40 à 44), la patiente est informée de l’importance du brossage afin d’assurer la pérennité des restaurations. L’emploi du fil dentaire lui est également rappelé. Un calendrier de suivi est établi, avec une surveillance clinique des restaurations tous les 6 mois et une prise de clichés radiographiques tous les ans (radiographies rétrocoronaires des secteurs molaires/prémolaires et rétroalvéolaires des incisives supérieures).
À la fin de la maturation parodontale, un remplacement des coiffes pédodontiques par des overlays en composite est à prévoir afin de toujours préserver les tissus, de conserver la dimension verticale et d’offrir une meilleure esthétique.
La réalisation de restaurations partielles collées revêt plusieurs intérêts : pour les molaires, ces restaurations sont moins invasives que les coiffes pédodontiques préformées qui condamnent la dent à être couronnée ultérieurement ; pour les prémolaires, elles évitent la pose précoce de couronnes. De plus, elles permettent de rester à distance de la gencive, ce qui est souhaitable pour le respect du parodonte et le temps de la maturation parodontale. Enfin, le collage permet de renforcer les structures dentaires, qui sont déjà fragilisées.
Il est bien établi aujourd’hui que la teneur minérale des tissus dentaires conditionne la qualité de l’ancrage micromécanique des agents adhésifs. Or, la littérature scientifique rapporte que l’émail atteint d’amélogenèse imparfaite héréditaire présente un contenu minéral diminué [4-7] et, par conséquent, un excès de protéines par rapport à l’émail sain, expliquant le taux d’échecs élevé associé au collage des restaurations dans plusieurs séries de cas [8-10].
Plusieurs études ont testé l’efficacité de l’application d’hypochlorite de sodium, puissant déprotéinisant, lors de la procédure de collage pour diminuer le surplus de protéines de l’émail atteint d’amélogenèse imparfaite héréditaire. Même si leurs résultats divergent, certaines [11, 12] rapportent une amélioration après traitement d’un tel émail à l’hypochlorite de sodium après mordançage. Aucune amélioration de l’adhérence n’a en revanche été montrée lors de son application sur la dentine de ce type de dents.
Les restaurations partielles indirectes en céramique délivrent un résultat esthétique plus durable que celles en composite, elles sont biocompatibles et plus résistantes à l’usure, mais elles sont plus sujettes au risque de fracture [13]. L’usage de composite, en technique directe ou indirecte, facilite en revanche une éventuelle réintervention. Des restaurations indirectes auraient pu être réalisées en composite ou par conception et fabrication assistées par ordinateur (CFAO) au fauteuil. Mais elles nécessitent une étape chez le prothésiste ou que le cabinet soit équipé d’un dispositif de CFAO. Les composites usinés, fabriqués à partir de blocs hautement polymérisés en usine, ont pour avantage de ne quasiment pas relarguer de monomères, alors que les composites directs affichent un taux de conversion limité (proche de 50 %) même avec une polymérisation efficace : des monomères sont donc inéluctablement relargués. Toutefois, ce relargage peut être réduit en prenant certaines précautions : travail sous digue, polymérisation sous glycérine et polissage final (qui ôte la couche inhibée de surface) [14].
Enfin, lors d’une technique indirecte ou de cette technique directe avec l’usage d’isomoulages, une morphologie satisfaisante (anatomie occlusale et profil d’émergence) est facilement obtenue.
Les restaurations partielles avec des limites supra-gingivales permettent un meilleur contrôle de l’adaptation marginale et du polissage des limites. Cela évite l’accumulation de plaque au niveau du joint et, donc, prévient le risque de récidives carieuses et de récessions parodontales. Les coiffes pédodontiques préformées, même si elles sont durables, restent susceptibles de se desceller et s’usent. Elles sont généralement remplacées par des couronnes quand le parodonte est mature, car elles sont plus résistantes à l’usure et plus esthétiques.
Les restaurations collées en méthode directe permettent d’améliorer la qualité de vie des jeunes patients atteints d’amélogenèse imparfaite héréditaire, en diminuant les sensibilités et en préservant les structures dentaires en attendant la maturation du parodonte, tout en étant esthétiques. Leur succès sur ce type d’émail est lié à la rigueur non seulement dans la mise en œuvre du collage mais aussi dans le suivi et la maintenance. En effet, l’émail est particulièrement fragile et les contraintes liées à la mastication peuvent engendrer des fractures et/ou dégrader les marges des restaurations. Un bon contrôle de plaque est essentiel. Un suivi extrêmement rapproché est donc indispensable.
*Service d’Odontologie, Hôpital Albert Chenevier