ENDODONTIE
Alexia FANGET* Marc ENGELS-DEUTSCH**
*Docteur en chirurgie dentaire
Nancy
**MCU-PH
Faculté d’odontologie
Nancy
Le second canal mésio-vestibulaire des molaires maxillaires (MV2) sonne comme un défi de taille en endodontie. Très fréquent, ce canal arbore une morphologie d’une extrême complexité, tant par son fin diamètre que par sa courbure marquée. Sa localisation, son cathétérisme, sa mise en forme et son obturation sont autant d’étapes délicates concourant à la réussite du traitement endodontique pourtant indispensable, de par les répercussions orales, loco-régionales et focales qu’il peut induire.
Les molaires maxillaires sont les dents les plus touchées par une parodontite apicale chronique et seuls 15 % de leurs traitements endodontiques sont jugés adéquats en France [1]. De cet inquiétant constat découle la nécessité de mieux appréhender le traitement de ces dents, mais aussi de prendre conscience de l’indéniable présence d’un second canal « caché » au sein de la racine mésio-vestibulaire des molaires maxillaires (MV2) et des conséquences anatomopathologiques du défaut de son traitement.
La réalisation d’un traitement endodontique conforme aux données acquises de la science se fonde sur une connaissance aboutie de l’anatomie radiculaire.
Les molaires maxillaires présentent communément 3 racines : une racine palatine, une racine disto-vestibulaire et une racine mésio-vestibulaire. La variation du nombre des racines est rare pour la première molaire maxillaire : entre 93,8 [2] et 95,9 % [3] d’entre elles sont triradiculées. L’anatomie de la deuxième molaire maxillaire est soumise à davantage de variations, tendant vers une simplification de sa morphologie radiculaire : les deuxièmes molaires à 2 racines (de 6,7 à 13,5 %), voire à 1 (de 0,5 à 10 %), sont plus fréquentes [2-5].
L’approche par voie orthograde du traitement endodontique des molaires maxillaires conduit en premier lieu à la trépanation d’une chambre pulpaire de volume généralement très vaste, située en profondeur (le plafond pulpaire se trouvant généralement au niveau de la jonction amélo-cémentaire). Sa forme générale se rapproche de celle d’un triangle dont les angles correspondent aux entrées canalaires des racines mésio-vestibulaire, disto-vestibulaire et palatine.
L’abord des racines palatine et disto-vestibulaire s’avère moins complexe que celui de la racine mésio-vestibulaire.
La racine palatine contient presque toujours un canal unique, large, ovale et rectiligne, hormis une courbure apicale. En effet, son orientation palatine globale est plus marquée dans ses deux tiers coronaires (formant un angle d’environ 30° avec les racines vestibulaires) que dans son tiers apical (plus droit ou à orientation vestibulaire).
La racine disto-vestibulaire renferme un canal unique également mais qui est fin, plat à la section et courbe : les orientations distale du tiers cervical puis mésiale du tiers apical de cette racine expliquent la présence de deux portions canalaires difficiles à négocier (fig. 1).
Contrairement à ses voisines, la racine mésio-vestibulaire des molaires maxillaires peut arborer soit 1 canal, soit 2 canaux : un canal mésio-vestibulaire principal (MV1) et un second canal mésio-vestibulaire (MV2).
Le MV2 est, dans la littérature scientifique, décrit comme :
• un canal très fin. On utilisera comme premier instrument de pénétration canalaire une lime K n° 8 ou n° 10 [7] ;
• un canal court. Le MV2 est généralement plus court que le MV1, de 0,6 à 0,8 mm en moyenne [8] ;
• un canal de forme oblongue. Les canaux mésio-vestibulaires semblent épouser la forme de la racine dans laquelle ils sont contenus, c’est-à-dire de dimension vestibulo-palatine en moyenne 3 fois plus large que leur dimension mésio-distale [7] ;
• un canal extrêmement courbe. Une ou 2 courbures abruptes, d’orientation mésiale fortement marquée, se profilent dans les tiers cervical et apical du canal [9] ;
• un canal « communiquant ». Des isthmes relient partiellement ou complètement le MV2 au MV1 ; ceux-ci atteignent la prévalence maximale de 100 % à 4 mm de l’apex [10]. Plus globalement, le dédale canalaire des molaires maxillaires est accentué par la présence en grand nombre de canaux latéraux, secondaires, accessoires et de ramifications apicales, ensemble de zones inaccessibles à l’instrumentation mécanique dont la désinfection repose sur une irrigation de qualité.
Le précepte selon lequel une racine arbore un canal en son centre est illusoire pour la racine mésio-vestibulaire des molaires maxillaires. Le MV2 existe sur plus de 1 première molaire maxillaire sur 2 (tableau 1). Plusieurs études in vitro tendent même à démontrer sa quasi-omniprésence [16, 17] mais les études considérant seulement les canaux négociables et obturés affichent des prévalences plus faibles [11, 12]. Les deux canaux MV1 et MV2 peuvent être distincts ou se rejoindre quelques millimètres avant l’apex, sans qu’une configuration ne prévale significativement sur une autre. Sur les deuxièmes molaires maxillaires, la plus forte tendance à la fusion radiculaire (et donc canalaire) explique une prévalence du MV2 plus faible (environ 1 dent sur 3) et la majorité des MV2 objectivés rejoignent le MV1 avant l’apex. Bien sûr, la variabilité interétude rend complexe l’interprétation des résultats.
« Accès rime avec succès » : une cavité d’accès endodontique de qualité est le premier pas vers la localisation du MV2. Celle-ci doit être entreprise par la réalisation initiale d’une cavité de délinéation triangulaire, dont les angles sont les projections occlusales des trois cornes pulpaires mésio-vestibulaire, disto-vestibulaire et palatine. Puis, après mise en forme des trois canaux principaux, l’orifice du MV2 est recherché par l’élargissement de l’angle mésio-vestibulaire de la cavité d’accès en direction mésio-palatine, en inclinant une fraise Zekrya® mésialement, parallèlement à la crête marginale mésiale. Cette nouvelle cavité d’accès prend ainsi une forme trapézoïdale (fig. 2).
Vertucci énonce quelques règles inhérentes à l’exploration du MV2 [23] :
• une racine contient toujours au moins un canal ;
• si le MV1 découvert s’avère non centré sur la racine mésio-vestibulaire, il est fort probable qu’un MV2 existe et lui soit symétrique ;
• plus les entrées du MV1 et du MV2 sont proches, plus le risque de fusion des deux canaux est grand ;
• le MV2 peut être directement positionné sur la ligne passant par les orifices MV1 et palatin ou, plus fréquemment, en mésial de cette ligne ;
• le MV2 est positionné, selon Vertucci, à 2 mm en mésial et à 3,5 mm en palatin par rapport au MV1. D’autres auteurs évoquent une distance MV1-MV2 bien plus courte, comprise entre 1,2 et 1,8 mm [24, 25] (fig. 3).
Beer et Bauman échafaudent une construction géométrique plus complexe permettant d’imaginer la position du second canal mésio-vestibulaire sur le plancher pulpaire [26] (fig. 4) :
• une première ligne (L1) est tracée visuellement entre les orifices canalaires mésio-vestibulaire principal (point MV1) et palatin (point P) ;
• une deuxième ligne (L2) est tracée perpendiculairement à L1 à un tiers de distance du point MV1 sur le segment MV1-P. L’orifice canalaire de la racine disto-vestibulaire se trouve souvent sur cette ligne ;
• le second canal mésio-vestibulaire (MV2) se trouve à l’intersection de L1 et L2 ou sur une ligne (L3) passant par MV1 et orienté à 10° en mésio-palatin, à proximité de l’intersection avec L2.
Le MV2 peut ensuite être localisé :
• en suivant les rainures sous-pulpaires du plancher, nées d’une différence de saturation entre une dentine secondaire foncée et une dentine primaire plus claire. Les extrémités de ces rainures mènent aux orifices canalaires (fig. 5) ;
• à la jonction entre les murs et le plancher pulpaire, par un point blanc marquant une accumulation de débris dentinaires (test de la ligne blanche) ou par un point rouge notant la présence de tissu pulpaire résiduel (test de la ligne rouge) ;
• par le sondage du plancher à la sonde DG16.
Si cette première approche non invasive ne suffit pas, il est probable qu’un surplomb dentinaire recouvre l’orifice canalaire du MV2 : l’endodontiste peut avoir alors recours à des Micro-Openers®, à des inserts ultrasonores piézoélectriques ou à des fraises « long col » pour découvrir l’entrée, ainsi qu’à des forêts de Gates-Glidden® afin de rectifier l’angle d’accès au canal.
Certaines substances chimiques peuvent aider à la localisation du MV2 :
• l’acide éthylène diamine tétra-acétique (EDTA, ethylene diamine tetra acetic acid), par dissolution de la boue dentinaire, peut être utilisé en solution ou en gel pour ramollir le surplomb dentinaire obstruant l’orifice du MV2 ;
• la réaction entre une solution d’hypochlorite de sodium injectée dans la chambre pulpaire au contact de tissu pulpaire résiduel aboutit à la libération d’oxygène et à la formation de bulles. C’est le bubble test ou test des bulles de champagne ;
• des colorants classiques peuvent mettre en exergue des canaux cachés et la fluorescéine de sodium couplée à une lumière bleue peut révéler le MV2 par fluorescence [29] (fig. 6 et 7).
Les téléloupes binoculaires « classiques » sont dotées de grossissements trouvant vite leur limite en endodontie. Elles constituent toutefois des aides optiques indéniables. Les téléloupes képlériennes, proposant des grossissements supérieurs, s’avèrent prometteuses. Néanmoins, elles restent aujourd’hui lourdes et nécessitent un éclairage intense imposant le port d’un casque peu ergonomique. Le microscope opératoire, en raison de ses capacités de grossissement puissantes et variables, constitue l’aide optique la plus adaptée à l’exploration du MV2 (tableau 2).
Une fois localisé, le MV2 ne peut pas toujours être mis en forme : il se révèle impénétrable dans 8,5 à 49,1 % des cas en raison de la sénescence pulpaire physiologique, des contraintes anatomiques rendant ce canal indomptable ou encore de manipulations iatrogènes antérieures (perforations, bouchons ou butées créés) [17, 30] (fig. 8).
Si le MV2 est perméable, la longueur de travail doit être déterminée idéalement par le biais d’un localisateur d’apex et validée par la prise d’un cliché rétroalvéolaire, lime K n° 10 en place positionnée à 1 mm de l’apex radiographique. Le cathétérisme reste un préalable indispensable à l’instrumentation en nickel-titane (Ni-Ti). On privilégiera en rotation continue les instruments à conicité constante pour un meilleur respect de la courbure canalaire [32]. On adoptera la technique de mise en forme par crown down tout en effectuant le brossage pariétal sur la paroi mésiale pour ne pas risquer la fragilisation de la furcation. Le MV2 doit être idéalement élargi de 0,2 mm de plus que son diamètre initial en cas d’inflammation et de 0,25 à 0,3 mm de plus en cas de nécrose pulpaire. Compte tenu de l’étroitesse du canal et de la morphologie de la racine, la conicité de préparation du MV2 peut être limitée à 4 % pour éviter le risque de stripping à des conicités supérieures.
Les techniques de compactage vertical à chaud, offrant une obturation plus dense et plus tridimensionnelle que le compactage latéral à froid dans les canaux courbes, semblent les plus indiquées pour une obturation du MV2 en bonne et due forme.
Un défaut de traitement du MV2 a des répercussions physiopathologiques réelles : si des micro-organismes ont colonisé le canal, ils subissent une sélection bactérienne imposée par les conditions de survie difficiles qu’offre le système endodontique. Les défenses de l’hôte tentent de contenir cette virulente infection bactérienne par une réaction inflammatoire qui provoque malgré elle une inflammation desmodontale ainsi qu’une résorption alvéolaire, cémentaire et dentinaire : ces mécanismes de dégradation parodontale correspondent à la formation d’une lésion inflammatoire péri-apicale d’origine endodontique (LIPOE). In extenso, ce processus inflammatoire peut :
• s’intensifier localement. Un abcès apical peut se former, s’étendre à l’os alvéolaire adjacent et fistuliser ;
• s’étendre à la sphère loco-régionale sous forme d’ostéite odontogène, d’abcès sous-muqueux ou sous-périosté, de cellulite cervico-faciale, de sinusite maxillaire ou encore de thrombophlébite faciale ;
• s’étendre généralement et aboutir au tableau clinique grave qu’est l’état septicémique ;
• être à l’origine de lésions à distance, localisées à divers appareils. On parle alors d’infection focale (tableau 3).
Toutefois, la configuration canalaire du MV2 peut sauver la dent de toute complication.
Lors d’une fusion du MV2 avec le MV1 avant l’apex, une obturation en bonne et due forme du MV1 peut venir court-circuiter la migration bactérienne du MV2 au point d’intersection MV1-MV2 : les antigènes bactériens ne peuvent plus rallier le péri-apex, surtout si le canal est sclérosé.
La conduite à tenir devant l’échec endodontique d’une molaire maxillaire est la suivante :
• s’assurer au préalable que le parodonte est sain (pour prévenir d’une éventuelle colonisation bactérienne par le parodonte) ;
• identifier et appréhender le canal causal avec la radiographie avant de retraiter.
L’examen radiographique conventionnel constitue un préalable obligatoire au diagnostic. Tandis qu’une incidence ortho-centrée ne fournit que peu d’informations sur l’anatomie radiculaire des molaires maxillaires, un cliché en incidence disto-centrée laisse apparaître les trois racines distinctement et c’est avec une incidence mésio-centrée que le MV2 est le plus facilement objectivable [34].
Lorsque les informations fournies par la clinique et la radiographie conventionnelle ne contribuent pas suffisamment au diagnostic, l’imagerie par tomographie volumique à faisceau conique (CBCT, cone beam computed tomography) s’avère un outil intéressant pour :
• mettre en évidence un très grand nombre de LIPOE, notamment les petites lésions qui passeraient inaperçues avec une radiographie rétroalvéolaire conventionnelle ;
• objectiver des MV2 non traités et attribuer au MV2 de nombreuses LIPOE de manière fiable (fig. 9) ;
• observer le diamètre du MV2 et, donc, évaluer la faisabilité du retraitement endodontique ;
• différencier les lésions granulomateuses des cavités kystiques, plus radio-claires à l’imagerie 3D. En précisant la nature de la lésion, on clarifie la thérapeutique de premier choix : orthograde pour le granulome, rétrograde pour le kyste vrai.
Deux conduites thérapeutiques existent devant une LIPOE :
• le retraitement endodontique, qui doit toujours être réalisé en première intention :
- devant un échec endodontique établi, c’est-à-dire en présence de signes cliniques et/ou radiographiques incriminant une parodontite apicale,
- devant un échec endodontique potentiel. En l’absence de parodontopathie apicale avérée, un retraitement doit être envisagé si le traitement endodontique initial est jugé inadéquat à la radiographie, si le sondage intracanalaire révèle une obturation canalaire peu dense ou si la restauration coronaire manque d’herméticité,
- le MV2 étant un facteur d’échec endodontique significatif [35], sa recherche et, s’il existe, son traitement deviennent primordiaux lors du retraitement endodontique. En effet, un MV2 traité à cette occasion favorise grandement la guérison péri-apicale (fig. 10 et 11) ;
• la chirurgie endodontique, seulement indiquée en cas d’échec ou d’impossibilité de retraitement, qui doit proposer une résection à 4 mm de l’apex pour contenir l’intégralité des isthmes et canaux accessoires de la racine mésio-vestibulaire [36]. La préparation a retro doit inclure le MV2, potentiellement porteur de micro-organismes, même si les parois extrêmement fines entourant ce canal sont fortement fragilisées (fig. 12 et 13).
Le traitement du MV2 se trouve également au cœur d’un débat éthique : comment expliquer que le MV2 soit si peu traité dans la réalité clinique alors qu’il est connu de tous en théorie ? Les omnipraticiens se trouvent aujourd’hui tiraillés entre la volonté de bien soigner et leur manque de moyens devant les investissements colossaux que représente un plateau technique spécialisé, quasi nécessaire à l’endodontie des molaires maxillaires. La Sécurité sociale française, en gelant le tarif des traitements endodontiques, n’incite pas les chirurgiens-dentistes à développer leurs connaissances et leur pratique endodontique. Pour autant, les coûts en matière de santé publique ne font qu’augmenter : les répercussions néfastes des parodontites apicales sont considérables et constituent un véritable enjeu de santé publique [37]. C’est seulement en misant sur une endodontie moderne que l’on peut espérer enrayer la gravité des pathologies péri-apicales et leurs conséquences économiques sous-jacentes.
Mais l’avenir de l’endodontie s’annonce plus prometteur. D’une part, les jeunes praticiens sont statistiquement plus enclins à utiliser la digue, l’instrumentation Ni-Ti ou encore les localisateurs d’apex électroniques, qui sont tous autant de clés conduisant à la réussite d’un traitement endodontique [38]. D’autre part, le patient est, lui aussi, plus éclairé. Il comprend que l’endodontie est la réponse à beaucoup de ses demandes : un confort inégalé à celui d’un implant en bouche, des pronostics similaires, un coût moins considérable et, surtout, la satisfaction de conserver sa dent sur l’arcade.