PATHOLOGIE
Christian MILIN* Emmanuel TURBE**
*Docteur en chirurgie dentaire
**Ancien Assistant, PH
Châtellerault
***Docteur en chirurgie dentaire
Jaunay Clan
La maladie de Crohn, maladie inflammatoire du tube digestif, se manifeste précocement par des lésions buccales. Elles constituent fréquemment un signe d’appel très précoce de la maladie, précédant de plusieurs mois, voire de plusieurs années, l’apparition des symptômes intestinaux.
La connaissance des principaux signes buccaux de la maladie permet d’orienter au plus tôt les patients vers les médecins gastro-entérologues pour qu’ils les prennent en charge.
M. B, 16 ans, sans antécédent médical notable, est adressé par son orthodontiste traitant pour avis sur des ulcérations chroniques indolores et bilatérales du fond du vestibule mandibulaire (fig. 1 et 2). Ces ulcérations sont apparues au cours du traitement orthodontique, ne gênent pas le patient, celles du vestibule droit étant associées à des feuillets hyperplasiques (fig. 1). Les palpations péri-orales ne mettent pas en évidence d’adénopathie. À l’interrogatoire, le patient décrit des douleurs abdominales associées à des épisodes de diarrhées alternant parfois avec des épisodes de constipation.
Une demande de bilan hématologique – numération formule sanguine (NFS), vitesse de sédimentation (VS), protéine C réactive (CRP, C-reactive protein) – montre une anémie inflammatoire modérée (hémoglobine à 10), une thrombocytose (450 000/mm3) ainsi qu’une augmentation de la CRP.
Le taux d’hémoglobine est habituellement compris entre 9 et 11 g/dL alors qu’une baisse en dessous de 8 g/dL signe une anémie, le degré de l’anémie étant en gros proportionnel à la durée et à la gravité du processus inflammatoire.
La CRP, indicateur biologique d’un processus inflammatoire, dont les valeurs normales sont inférieures à 6 mg/L, voit sa valeur augmenter, parfois d’un facteur 500 à 1 000, lors de processus inflammatoires.
L’association des lésions buccales, des symptômes digestifs (douleurs abdominales, diarrhées, constipation) et du bilan hématologique montrant une anémie inflammatoire oriente immédiatement le diagnostic vers une maladie ?inflammatoire chronique intestinale (MICI), plus particulièrement vers une rectocolite hémorragique ou une maladie de Crohn.
Devant ce tableau, le patient est orienté vers un médecin gastro-entérologue qui confirmera, par une coloscopie, le diagnostic évoqué initialement de maladie de Crohn et éliminera le diagnostic de rectocolite hémorragique.
La maladie de Crohn est une maladie inflammatoire chronique, aussi appelée entérite régionale, caractérisée par des épisodes de douleurs abdominales, de diarrhées et parfois d’une perte de poids, de rectorragies, de vomissements ou de fièvre.
Elle appartient au groupe des MICI qui réunit un certain nombre d’affections inflammatoires chroniques de cause ?inconnue, divisées en deux groupes : les colites ulcéreuses et la maladie de Crohn [1].
La maladie de Crohn peut toucher n’importe quel segment du tube digestif et se complique fréquemment de manifestations extra-intestinales comme un pyoderma gangrenosum, un érythème noueux, une pyostomatite végétante, une uvéite, des calculs rénaux, une épidermolyse bulleuse acquise, une arthrite [2].
La maladie de Crohn est majoritairement rencontrée chez le jeune adulte ou l’adolescent (entre 15 et 35 ans) mais peut être découverte ponctuellement à tout âge, parfois précocement (11 ans) [3, 4].
Son incidence est de 2/100 000 (60 000 personnes en France) avec une légère prédominance familiale, les lésions buccales précédant fréquemment les signes digestifs (retrouvées dans 0,5 à 20 % des cas) [5].
L’étiologie de la maladie reste inconnue avec des suspicions :
• de prédisposition génétique évoquée devant une prédominance accrue chez les jumeaux homozygotes ;
• de mécanismes auto-immuns ; l’efficacité des traitements à base de corticoïdes ou de l’azathioprine pourrait être attribuée à des mécanismes immunosuppresseurs ;
• de profil psychologique particulier, des poussées de la maladie étant observées lors d’un stress psychologique majeur (deuil familial…).
Les manifestations précoces de la maladie de Crohn sont mal définies.
Avec l’évolution de la maladie, les lésions deviennent le plus souvent spécifiques [2], comprenant des granulomes giganto-épithélioïdes évocateurs de ceux de la sarcoïdose, mais moins ronds et plus irréguliers, avec parfois la présence de cellules de Langerhans isolées au sein d’un infiltrat lympho-plasmocytaire [6], l’aspect macroscopique de l’intestin montrant un épaississement de la muqueuse et des ulcérations.
Occasionnellement, les lésions histologiques sont non spécifiques avec un infiltrat inflammatoire lympho-plasmocytaires ou riche en polynucléaires neutrophiles.
La maladie de Crohn, à l’inverse de la rectocolite hémorragique, va présenter une inflammation de toutes les couches de la paroi épithéliale.
Microscopiquement, la présence de granulomes permet de la distinguer des autres maladies inflammatoires intestinales.
Les manifestations cliniques prennent la forme de fièvre, de douleurs abdominales, d’une asthénie générale et de diarrhées le plus souvent sanglantes (moins fréquemment que dans la rectocolite hémorragique), parfois associées à une perte de poids [1].
Les examens biologiques sont d’un intérêt limité dans le diagnostic des MICI, les signes biologiques étant non spécifiques.
Le bilan standard comprend une numération formule sanguine, une vitesse de sédimentation et une protéine C réactive à la recherche d’un syndrome inflammatoire ainsi qu’un dosage de la ferritine à la recherche d’une carence en fer.
L’obtention de valeurs normales de la vitesse de sédimentation ou de la protéine C réactive permet d’éliminer a priori une MICI mais la découverte d’anomalies biologiques orientera vers une prescription d’examens endoscopiques.
Les manifestations buccales [1, 2], caractérisées par un grand polymorphisme, peuvent accompagner, précéder les lésions intestinales ou rester isolées [6] ; elles amènent 60 % des patients à consulter [5].
Les lèvres, la gencive et le vestibule sont fréquemment atteints et présentent plusieurs caractéristiques [7, 8] :
• une macrochéilite, manifestation caractéristique de la maladie [9], avec une tuméfaction labiale fréquemment asymétrique accompagnée de lésions ulcérées des lèvres ;
• une macrulite ou lésion en pavés, retrouvée sur la muqueuse jugale et vestibulaire, formant un placard surélevé parcouru par des ulcérations linéaires [9] ;
• des pseudo-polypes [2, 5] sur la face interne des joues ou des lèvres, plus ou moins aplatis, de consistance molle et en petit nombre ;
• des ulcérations linéaires, lésions spécifiques [9] caractérisées par une ulcération fissuraire, profonde, chronique et douloureuse siégeant dans le fond du vestibule et fréquemment associées à des lésions en pavés, avec une distribution symétrique [6] souvent confondues avec des ulcérations aphtoïdes ;
• des atteintes gingivales, avec des hyperplasies diffuses lisses ou granuleuses, impliquant le plus souvent la gencive vestibulaire antéro-supérieure, précédant les symptômes intestinaux dans 30 % des cas [9] ;
• des lésions de pyostomatite végétantes ou de pustulose à immunoglobulines A (IgA) intra-épithéliales [2].
Les lésions buccales et l’œdème de la lèvre régressent progressivement après le diagnostic initial et la mise en place du traitement [10].
Les complications de la maladie sont fréquemment locales et sont la conséquence de l’inflammation intestinale : occlusion intestinale, fistulisation, lithiase biliaire, transformation maligne du grêle ou du côlon (mais elles sont beaucoup plus rares que celles observées dans le cadre d’une rectocolite hémorragique).
Des lésions métastasiques extrêmement rares peuvent apparaître [3, 11, 12], parfois chez l’enfant [3] sous la forme de lésions cutanées de la région péri-orale et du menton [11], de la joue [13], de la peau ou du cuir chevelu [3, 12].
Un diagnostic de MICI doit être évoqué devant toute diarrhée (sanglante ou non) ou toute douleur abdominale [1], le tableau inaugural pouvant ne pas présenter de signes digestifs.
Le bilan biologique est habituellement sans spécificité, proportionnel à la sévérité de la réaction inflammatoire, avec des degrés variables d’anémie (liée à un saignement occulte ou à une malabsorption des folates ou de la vitamine B12).
Dans les cas de diarrhée sévère, des anomalies électrolytiques peuvent être observées.
Le diagnostic de certitude est posé par la coloscopie, mettant en évidence des ulcérations et des fissures, la biopsie relevant des granulomes dans 30 à 50 % des prélèvements.
La radiographie avec un lavement baryté permet le diagnostic différentiel entre la maladie de Crohn et la rectocolite hémorragique, avec un aspect discontinu des lésions.
Pour les formes intestinales, il s’agit :
• de rectocolite hémorragique (diarrhées sanglantes et douleurs abdominales) ;
• de néoplasie colique (lymphome, carcinome, adénocarcinome du côlon…) ;
• d’ulcération neutropénique, à l’origine de lésions ulcéreuses de la cavité buccale ;
• de colite pseudomembraneuse (associée à la prise d’antibiotiques) ;
de maladie parasitaire du type amibiase [1] ou •tuberculose intestinale.
Pour les formes buccales, on rencontre :
• une sarcoïdose [4], maladie inflammatoire caractérisée par la formation d’amas cellulaires, les granulomes sarcoïdiens entraînant, lorsque les lésions sont buccales, la formation de nodules des lèvres ou des muqueuses ;
• un syndrome de Melkersson-Rosenthal (chéilite, paralysie faciale, langue plicaturée et œdème oro-facial) et une chéilite de Miescher, caractérisée par un œdème des lèvres ;
• une maladie de Behçet dans le cas de lésions aphtoïdes, caractérisée par l’association de lésions cutanées, oculaires et génitales et d’aphtes buccaux.
Lorsque le diagnostic de MICI idiopathique est établi, le gastro-entérologue établit alors une distinction entre la maladie de Crohn et la rectocolite hémorragique.
Le traitement est variable, en fonction des localisations et de la sévérité de la maladie, avec comme traitement de fond la sulfasalazine ou la mésalazine (dérivée de l’acide 5-aminosalicylique [14]), le méthotrexate [3] et, dans les cas rebelles, la thalidomide [4, 15], les corticoïdes [3], la cyclosporine, l’azathioprine ou l’infliximab [15, 16], ainsi que l’exérèse chirurgicale des lésions intestinales.
Un autre traitement prometteur semble être la greffe fécale (aussi appelée bactériothérapie fécale), transplantation de matières fécales dans le tube digestif [17].
Les chirurgiens-dentistes et les orthodontistes [18, 19] vont souvent être les premiers confrontés aux signes cliniques de la maladie de Crohn et la connaissance qu’ils en ont va permettre une orientation et une prise en charge précoce du patient.
La maladie de Crohn entraîne un risque parodontal et carieux accentué [20] nécessitant la mise en œuvre d’un protocole d’hygiène bucco-dentaire renforcé et de suivis cliniques plus réguliers qu’avant sa découverte.
Des précautions spécifiques en odontologie sont à prendre pour ces patients, en raison :
• des effets secondaires des traitements liés à la maladie. Corticoïdes, immunosuppresseurs ou immunomodulateurs vont entraîner un risque infectieux accru chez ces patients ainsi que des retards ou des altérations de la cicatrisation alors que les salicylés augmentent les risques hémorragiques. Les chirurgies dentaires invasives sont donc à limiter dans la mesure du possible. L’utilisation d’une ?antibioprophylaxie et de techniques locales d’hémostase suffit le plus souvent à limiter les risques opératoires ;
• des risques médicamenteux, en particulier avec les anti-inflammatoires non stéroïdiens et les salicylés, molécules à proscrire dans le cadre de la maladie de Crohn. L’association amoxicilline-acide clavulanique est à limiter compte tenu du risque de diarrhées.
La cavité buccale, d’un examen particulièrement aisé, permet fréquemment de mettre en évidence et de diagnostiquer un grand nombre de pathologies générales. La connaissance des différents symptômes buccaux de ces maladies permet un diagnostic et une orientation précoce du patient que tout chirurgien-dentiste est à même de réaliser, la maladie de Crohn en étant un exemple caractéristique.
Cette orientation précoce constitue un élément important pour la qualité de vie du patient, limitant les risques de dénutrition et permettant un suivi et la mise en place d’une surveillance bucco-dentaire efficace.