L’arrivée des outils numériques dans la filière dentaire bouleverse les rôles de chacun, industriels, prothésistes et chirurgiens-dentistes. Est-on à l’aube d’une redistribution ? Le prothésiste est-il plus que jamais un artisan ou son avenir le relie-t-il désormais à l’écran, le transformant en designer, en infoprothésiste… ?
En face des grilles de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) à Paris, le 27 janvier dernier, Lionel Marsien, prothésiste dentaire (photo), prenait le micro devant 3 000 chirurgiensdentistes, étudiants et prothésistes réunis pour la première manifestation contre le règlement arbitral. « Un moment historique », lançait-il, se félicitant de voir les deux professions unies pour un même combat, celui de la qualité. Ce prothésiste installé dans le Vaucluse s’exprimait au nom de la Fédération des prothésistes artisans du dentaire (FPAD), un syndicat tout juste créé pour se distinguer de la quinquagénaire Union nationale patronale des prothésistes dentaires (UNPPD). Il lui reproche son combat pour la dissociation de l’acte qui l’oppose aux chirurgiens-dentistes ainsi que son accointance avec les industriels. « À la FPAD, notre priorité est de collaborer avec les dentistes, de mettre à profit l’art de la prothèse dentaire qui est de la haute couture par rapport à ce qui se fait en low cost. Pour cela, nous avons besoin d’être protégés par les dentistes qui tiennent à notre travail », résume Hélène Crescenzo, vice-présidente de la FPAD.
La naissance de ce nouveau syndicat révèle le désarroi de la profession. Le numérique bouleverse ce métier artisanal. Les prothèses à bas prix importées ont déjà fortement entaillé le marché français depuis de nombreuses années. On évalue à 30 % la part importée. Et la profession craint aussi aujourd’hui à la fois un transfert de la production de prothèses vers les cabinets dentaires et la mainmise de l’industrie sur son activité. En imposant des plafonds aux actes prothétiques sans distinguer la qualité, le règlement arbitral précipite ce mouvement. Au point que certains craignent la disparition pure et simple de la profession.
Et si l’industrie traitait directement avec les chirurgiens-dentistes ?
Réaliser les prothèses au fauteuil, sans passer par le prothésiste, l’idée n’est pas nouvelle. Le CEREC de Sirona, qui a fait son entrée dans les cabinets dentaires il y a 30 ans, est quasiment devenu le nom générique donné aux usineuses utilisées au fauteuil. Ce type d’appareil, auquel il faut joindre un scanner, un logiciel de modélisation et un four pour fritter et glacer, permet de réaliser et de poser les petites restaurations en une seule séance. Au fil des ans, les cas pouvant être traités sont devenus plus complexes, jusqu’à permettre la production de 4 ou 5 éléments, des facettes et des bridges. Des concurrents ont aussi pris leur place sur ce marché.
Pour le moment, le marché reste marginal. Seuls 1 500 cabinets dentaires seraient équipés alors que l’on parle de 15 % des cabinets aux États-Unis et au Canada.
Il faut dire que le coût de l’équipement reste élevé, trop sans doute pour les besoins d’un seul praticien. Et puis, les chirurgiensdentistes ont-ils vraiment envie de réaliser eux-mêmes les reconstitutions ? L’installation des nouvelles générations de chirurgiens-dentistes qui ont appris la conception et fabrication assistées par ordinateur (CFAO) à la faculté, la diffusion des caméras intra-orales dans les cabinets dentaires mais aussi l’arrivée de nouveaux outils comme l’imprimante 3D céramique pourraient donner un nouveau souffle à ce marché.
Mais pour l’heure, les industriels assurent que dans le monde numérique qui se construit, les prothésistes restent incontournables, à condition bien entendu qu’ils entrent dans cette nouvelle ère de leur métier. « Gain en temps et en précision, réduction des coûts, hausse des volumes » : les atouts du numérique vantés par les industriels auprès des laboratoires ne manquent pas. Le marché potentiel est important : entre 45 et 60 % des laboratoires, selon les estimations, ne seraient pas encore équipés. Les honoraires des prothèses tirés vers le bas sont un argument supplémentaire pour inciter les laboratoires à le faire. En même temps, la perspective de travaux de prothèses remboursés à 100 % pourrait faire exploser la demande des patients. Certains prévoient une croissance de 30 %. Autre perspective possible si les prix baissent suffisamment, la fabrication de prothèses aujourd’hui importées pourrait être rapatriée en France…
La société Lyra, créée par GACD pour amorcer le virage du numérique, a commencé par vendre ses usineuses dans les cabinets dentaires il y a 3 ans, avant de faire volte-face quelques mois plus tard. « C’était une aberration. Les chirurgiens-dentistes n’ont pas le temps et ce n’est pas leur métier de fabriquer des prothèses », reconnait aujourd’hui le directeur général de la société, Michaël Ohana, convaincu qu’avec le numérique, le praticien ne se passera pas de son prothésiste. « Les deux métiers sont fondamentalement différents et les savoir-faire ne peuvent se remplacer. » Lyra commercialise aujourd’hui une petite usineuse au fauteuil qui peut réaliser une provisoire ou une définitive unitaire en e.max® en 20 minutes. Mais c’est à travers un réseau de laboratoires indépendants que la société propose ses solutions numériques aux chirurgiens-dentistes. Ils sont 5 laboratoires aujourd’hui, ils seront 10 à la fin de l’année. Chaque chirurgien-dentiste client a son prothésiste. Le binôme est donc conservé, même si le laboratoire peut être très éloigné du cabinet dentaire. « La proximité importe peu. C’est tout l’avantage des fichiers qui voyagent facilement », explique Michaël Ohana qui tient cependant à ce que les deux professionnels se rencontrent au moins une fois par an, « car rien ne remplace la relation humaine ». Il n’est pas non plus nécessaire que le laboratoire soit de grande taille « parce que les coûts des équipements vont baisser », assure-t-il. En revanche, « le laboratoire du futur doit comprendre que l’innovation est son alliée. Les prothésistes ne doivent pas s’inquiéter pour leur profession qui est vraiment pleine d’avenir. Il faut juste qu’ils passent au numérique et qu’ils maîtrisent cette technique. S’ils sont à la pointe, s’ils se remettent en question en permanence sur les techniques qu’ils utilisent et les méthodes, ils pourront apporter des conseils aux dentistes, les former et avoir un vrai échange constructif ».
Autre solution apportée par Biotech : son offre Circle lancée en novembre 2016 a pour but de rendre le numérique accessible aux prothésistes. Son fer de lance : la production additive (ou impression 3D) de pièces en métal. Cette technique innovante, mise au point pour l’aérospatiale et l’aéronautique, a été adaptée au domaine dentaire. Le prothésiste peut ainsi confier à Circle ses travaux pour l’implantologie (piliers, armatures, bridges…) et pour la prothèse amovible (stellite) à des tarifs très compétitifs.
Demain, Circle fournira un stellite fini avec la résine et les dents. « Le but est de permettre aux prothésistes de recevoir une prothèse 100 % made in France, 100 % sur mesure et 100 % personnalisable », prévient Julien Sittaro, directeur marketing de Circle. Dans les faits, le prothésiste pourra ajouter sa touche artisanale mais par mesure d’économie, le stellite pourra aussi être mis en bouche tel qu’il est livré. Pour toute la partie dentoportée confiée au laboratoire, Circle propose les équipements et les consommables nécessaires.
Les procédures d’usinage sont entrain d’être simplifiées.
« Les solutions d’usinage actuelles sont très complexes, et parfois inaccessibles. Avec Circle, une fois que le prothésiste aura son cas et son diagnostic, il saura exactement quelle galette insérer dans l’usineuse, et pourra gérer sa production à partir d’une interface hyper ergonomique, spécialement dédiée » explique Julien Sittaro. L’objectif est de permettre au prothésiste de « se concentrer sur sa réelle valeur ajoutée : le conseil en esthétique, le choix des matériaux et la personnalisation des pièces ».
Si les solutions présentées par les industriels préservent aujourd’hui la place du prothésiste, elles bouleversent la façon d’exercer son métier. « Le métier n’existera plus dans sa forme actuelle. Les prothésistes vont devenir des “infoprothésistes”. Une grande partie des restaurations sera réalisée de façon numérique. Au lieu de sculpter avec de la cire, les prothésistes concevront à l’écran. Les restaurations seront ensuite usinées ou imprimées ; des évolutions sont encore à venir. La touche manuelle reste indispensable mais ce ne sera qu’une partie réduite de l’activité », prévoit Didier Cadiou, directeur marketing d’Ivoclar Vivadent, qui vient d’inaugurer à Saint-Jorioz, en Haute-Savoie, un centre de formation de 800 m2 qui abrite un cabinet dentaire relié par vidéo à un auditorium de 80 places et 3 laboratoires. Prothésistes et chirurgiens-dentistes sont invités à venir se former à l’utilisation de l’outil numérique et à toutes les techniques élaborées par le fabriquant.
Comment les laboratoires font-ils face à l’arrivée du numérique ?
En se regroupant et en se spécialisant, prévoit Laurent Munerot, président de l’UNPPD. L’Union patronale veille à préserver le laboratoire de proximité. Parce que dans un monde numérique, « il y aura encore plus besoin de proximité et d’échanges avec le chirurgien-dentiste. On ne peut pas se contenter d’envoyer des fichiers. Le prothésiste est un collaborateur de proximité qui vient au cabinet dentaire en cas de problème avec un patient et qui donne un avis plus technique sur la teinte ou l’occlusion pour permettre au chirurgien-dentiste de faire un travail de qualité ». Le président du syndicat patronal salue la solution Circle qui s’appuie sur le prothésiste de proximité.
« Bien sûr, on préférerait que les laboratoires fassent eux-mêmes le travail sans passer par la sous-traitance, mais ce sont des systèmes plus viables que ceux qui “squeezent” le prothésiste de proximité. »
À la FPAD, on craint cependant que les industriels n’avancent masqués et que, tôt ou tard, ils ne vendent tous la prothèse en direct. « On est intermédiaire entre les industriels et les chirurgiens-dentistes. On se sert des matériaux et des outils des industriels pour répondre aux demandes des dentistes. Quand les industriels posséderont nos connaissances, ils feront en sorte de supprimer les intermédiaires et nous ne serons plus là. Entre l’importation et les industriels, on est en train de disparaître », s’inquiète Hélène Crescenzo.
La seule issue pour la profession : « Se former et progresser en qualité car, dans quelques années, il ne nous restera que les cas compliqués pour lesquels il faudra étudier et réfléchir et les cas esthétiques. L’avenir de la profession est dans la réflexion commune avec le dentiste », affirme Hélène Crescenzo. « Le low cost, il y en aura, et il a sa place. Mais le prothésiste de même que le dentiste vraiment impliqués qui se forment régulièrement et qui veulent offrir de la qualité ont besoin de se démarquer. L’important est que le patient soit libre de choisir, qu’il ne soit pas limité dans son choix par le fait de ne plus être remboursé parce qu’il choisit une prothèse de qualité supérieure. » Autant dire que les négociations qui s’ouvrent pour la nouvelle convention seront suivies de près par toute une filière.
Je suis très optimiste pour l’avenir car la valeur ajoutée de mon travail est de plus en plus importante et mon métier évolue vers des compétences accrues. On me demande des cas de plus en plus complexes ou alors des cas simples qui exigent une grande précision. Le panel des techniques et des matériaux s’est élargi. Pour trouver la solution la mieux adaptée à chaque cas, on doit maîtriser énormément de choses. Par exemple en implantologie, ma spécialité, le chirurgien-dentiste prend une empreinte et nous laisse nous débrouiller. C’est à nous de penser les meilleures options. C’est de la très haute compétence. Si on veut être performant, il faut du personnel et un certain chiffre d’affaires pour pouvoir investir.
Garder la maîtrise intellectuelle de mon activité
J’utilise les nouvelles technologies, mais surtout pour les connaître. Elles peuvent être intéressantes mais cela dépend pourquoi, comment et quand. En fait, je veux garder la maîtrise intellectuelle de ce que je fais. Dans mon laboratoire, la technologie est un surcoût et n’apporte pas forcément ce dont j’ai besoin. Mais je suis obligé d’avoir les outils pour la connaître et avoir de temps en temps des options intéressantes. Je suis très ouvert aux nouveautés, mais celles qui me font avancer aujourd’hui sont d’ordre manuel ; j’interviens de plus en plus manuellement. Si on maîtrise bien son métier, on fait mieux et surtout moins cher qu’une machine. Il y a eu un retour vers le manuel depuis quelques années.
Le numérique ne concerne pas le prothésiste
Il est faux de dire que la numérisation est une obligation au laboratoire et que c’est l’avenir. Pour l’industrie dentaire en général, il y a une partie qui sera réalisée avec les outils numériques. Mais je pense que ces évolutions techniques bénéficieront à la restauration directe. Pour moi, le chirurgien-dentiste doit impérativement être autonome pour toutes les reconstructions simples et même, dans quelques années, le bridge de 3 éléments, l’usinage d’un matériau et tout ce qui est collage. Mais j’estime que ces outils ne concernent pas le prothésiste. Actuellement, je ne sais pas comment travailler avec une empreinte optique. Pour des gros travaux, elle est insuffisante : il faut un modèle, un articulateur, de la réflexion… Avec la 3D il est impossible d’être précis. Je suis obligé de retoucher toutes les armatures que je fais faire en CFAO.
Nous nous équipons en numérique et nouvelles technologies depuis 2010 : scanners, logiciel de chirurgie guidée, imprimantes 3D et usineuses. Malgré cela, nous avons gardé tout notre personnel, 17 personnes, et nous avons adapté notre façon de travailler. Nous associons la méthode traditionnelle à la précision du numérique, qui nous a permis de diversifier notre offre. Tout dépend du type de travail, du choix des matériaux, de la provenance de l’empreinte… On propose aujourd’hui de nouveaux produits, de qualité supérieure ou un peu moins chers, qui sont appréciés par la plupart des praticiens. Nous jouons aussi sur la proximité, le contact quotidien avec les clients et les patients, le service et le conseil.
Certains clients nous ont demandé ce que nous pourrions faire pour qu’ils ne soient pas trop impactés par le règlement arbitral. Dans notre région, les clients sont « dans les clous » par rapport au plafond, voire en dessous pour certains. Dans l’immédiat, cela ne devrait pas trop changer. Nous leur proposons déjà d’autres produits, meilleur marché, mais de qualité équivalente. Je pense que ce sera plus difficile dans le Sud ou à Paris où les prix pratiqués semblent déraisonnables.
Nous sommes conscients qu’une partie des petits travaux du quotidien pourrait nous échapper avec la prothèse étrangère et les centres d’usinage, mais avec une qualité laissée à l’appréciation de l’utilisateur. À nous de rester positionnés sur des travaux un peu plus pointus, les gros travaux, l’implantologie, les stellites de qualité et de rester compétitifs avec une « entrée de gamme », la full zircone par exemple, qui peut permettre de satisfaire beaucoup de monde.
C’est la difficulté à recruter qui a fait passer au numérique ce prothésiste de 52 ans. Après 18 mois de recherche et 25 personnes à l’essai qui ne répondent pas à ses exigences de qualité, Olivier Dodemand se résout à franchir le pas du numérique. Il acquiert un scanner et une usineuse. « Avec 5 ans de plus, je ne l’aurais pas fait ! Mais c’est l’avenir et les praticiens se tiennent très informés. Si on ne suit pas, on reste sur le côté. J’ai des clients qui vont aussi passer à l’empreinte optique. J’ai toujours été attiré par les nouvelles technologies. C’est aussi ce qui est intéressant dans ce métier. Le numérique ne fait pas tout mais une fois que la machine est parfaitement réglée, la base est bien faite. Elle remplace deux personnes et demie. J’aurai un employé pour le design et mon rôle sera de mettre la touche finale de façon ancienne et artistique. Avec la même machine on peut faire soit du haut de gamme, soit de la prothèse plus économique. La différence est dans l’esthétisme et le choix des matériaux. J’essaie d’éviter la zircone, un matériau très dur et abrasif, mais quand les dentistes veulent une prothèse plus économique, ce matériau est moins cher que la céramique. »
La dissociation de l’acte prothétique est une pomme de discorde entre les syndicats dentaires et l’UNPPD. Pour le président de l’Union, Laurent Munerot, séparer le prix de la prothèse des honoraires des chirurgiens-dentistes « est aujourd’hui la seule solution pour faire vivre les laboratoires de proximité » face aux chirurgiens-dentistes qui « menacent les prothésistes de se fournir à l’importation si leurs prix ne baissent pas ». Négocier avec les complémentaires est aussi pour lui « inéluctable » et des contacts ont déjà été pris par l’UNPPD. « On va vers des prix déterminés pour la prothèse et, donc, en amont aussi vers des accords avec les mutuelles. Cela va concerner non seulement les chirurgiens-dentistes mais aussi les prothésistes s’il y a la séparation de l’acte que nous préconisons. Les prothésistes devront s’accorder avec les complémentaires sur des tarifs qui leur permettront d’exister », pense Laurent Munerot.