L’enthousiasme des jeunes se tiédit, dans de nombreux cabinets la trésorerie se tend, le contexte législatif et économique se charge d’incertitudes… Ces diverses menaces qui pèsent sur la profession mettent à mal l’esprit d’entreprise. Pourtant, la profession serre les rangs, bien décidée à sauvegarder ce qui fait l’essence même de l’exercice libéral.
Les messageries ont fonctionné en boucle. Le 22 janvier dernier, les répondeurs des cabinets annonçaient une journée de fermeture en signe de protestation contre le projet de loi Macron sur les professions réglementées. Deux cabinets sur trois ont suivi ce mouvement de protestation. Pris entre les feux de la loi Macron et de la loi de santé, les chirurgiens-dentistes se sentent particulièrement exposés. Cette mobilisation est symptomatique d’une profession qui s’estimait jusque-là épargnée par la crise économique et qui commence à douter de son avenir. Et qui craint pour sa relève. « On ne peut cacher la vérité à nos jeunes, la situation financière de certains cabinets est alarmante », déplore Thierry Francou, praticien installé à Istres. Il dit connaître lui-même des fins de mois difficiles. Bien que le tableau soit frappé de nombreuses disparités, beaucoup de chirurgiens-dentistes sont rattrapés par la dégradation économique de leur région. « Quand une activité industrielle cesse, les praticiens sont touchés au même titre que les autres acteurs économiques, commerces, services, etc. », relève Daniel Prin, praticien à Reims et directeur général de Créfident, précisant que dans ces zones particulièrement sinistrées, « l’activité des cabinets se réduit le plus souvent à des activités de soins, ce qui n’est pas viable pour un exercice libéral qui a besoin des actes prothétiques pour fonctionner ».
Dans ce contexte de plus en plus précaire, le salariat est considéré comme un refuge. Cette forme d’exercice est particulièrement privilégiée par les jeunes, surtout les femmes. Or, celles-ci représentent 41,3 % de la profession mais 59,6 % des moins de 30 ans*. L’exercice libéral est-il voué à perdre du terrain à terme et la profession son esprit d’entreprise ? Certains indicateurs prêtent à le croire.
Ainsi, parmi les nouveaux entrants dans la profession, le nombre de diplômés exerçant en tant que collaborateurs salariés a augmenté de 27 % entre 2010 et 2014*. Pour l’ensemble de la profession, les effectifs des collaborateurs de cabinets ont connu une croissance de 36 %* tandis que le nombre de chirurgiens-dentistes pratiquant en association était en hausse de 17 %**. Cette dernière forme d’exercice est un choix privilégié par la profession et progresse d’année en année. En retour, le nombre de praticiens travaillant en cabinet individuel s’est réduit de 16 772 à 16 560 pour la seule période 2013-2014, alors que pendant ce temps, les effectifs globaux passaient de 40 833 à 41 186 chirurgiens-dentistes***. Un fossé semble se creuser au sein de la profession entre les praticiens prêts à des investissements et d’autres ne pouvant plus miser sur l’avenir.
Sur le terrain, des prestataires comme Patrice Bouvier, directeur général de la société Arcade dentaire, perçoivent nettement ce phénomène : « La partie de mon activité inhérente à la création de cabinets a baissé de 50 à 55 % au cours des cinq dernières années », note-t-il. La majeure partie de son activité se concentre sur des extensions de cabinet. « Ces praticiens aménagent leurs locaux pour accueillir de nouveaux collaborateurs. Cette évolution implique une extension de 2 à 6, voire 8 fauteuils », décrit-il, ajoutant que cette dynamique leur permet de se doter de nouveaux équipements, CFAO par exemple.
La situation économique n’est cependant pas seule en cause. Thierry Francou explique également le tassement dans la création de cabinets par la féminisation de la profession. « Le nombre d’unités de soins tend à se réduire car les jeunes femmes optent pour le regroupement, une forme d’exercice qui leur laisse davantage de disponibilité pour s’occuper de leurs enfants. » Mais au-delà de cette évolution sociologique, l’ensemble des observateurs s’accorde à noter un manque d’enthousiasme pour l’exercice libéral. Une affaire de génération, affirment-ils. « À notre époque, nous nous installions dès l’âge de 25 ans, tandis qu’aujourd’hui les jeunes sautent seulement le pas à 28 ou 29 ans », note Luc Lecerf, praticien au Havre. « À l’issue de nos études, nous n’avions qu’un objectif, visser notre plaque le plus rapidement possible ! », se souviennent en chœur les praticiens installés. Et de rappeler les « sacrifices » concédés sur le temps de travail, les loisirs et même le lieu d’implantation. « Aujourd’hui, la tendance s’est inversée », soutiennent-ils. « Les jeunes diplômés songent à s’installer de plus en plus tard, en moyenne après 4 ou 5 ans de salariat. Ils sont à la recherche du cabinet idéal qui leur offrira tous les paramètres qu’ils recherchent », constate Daniel Prin.
Simples nostalgies de quinquas ou réel fossé générationnel ? C’est un fait que les chirurgiens-dentistes frais émoulus ne font pas exception à l’ensemble de leur classe d’âge. Entre 25 et 35 ans, ils n’échappent pas aux caractéristiques de ce qui est communément nommé la génération Y. Une génération qui privilégie la qualité de vie, l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Et qui ne craint pas le paradoxe, revendiquant la flexibilité dans le travail en même temps que la sécurité de l’emploi. Bien qu’ayant souvent des revendications salariales exigeantes, ces jeunes sont moins prêts aux sacrifices que leurs aînés. Un constat qui soulève de nombreuses incompréhensions au sein des cabinets.
Pour autant, les déceptions sont partagées. Les jeunes diplômés considèrent ces préjugés injustes. « Il en existe certes qui optent pour un salariat tranquille mais bon nombre d’entre nous, désireux de se lancer dans la vie professionnelle avec, à court terme, un projet de reprise, ne trouvent pas de mentors à la hauteur », confie Alexandra Fournel, diplômée depuis 2 ans et demi. Déplorant que la fac ne les forme pas à la gestion du cabinet, ces jeunes se disent à la recherche désespérée « d’une épaule, d’une aile protectrice ». « Nous sommes conscients que dans la situation économique actuelle et face au changement des mentalités des patients, moins fidèles qu’auparavant, la gestion d’un cabinet comprend plus de risques. Elle requiert de la maturité, de la vision à long terme et c’est exactement l’aide que nous recherchons », poursuit Alexandra Fournel.
Pourtant, comme cette jeune praticienne nantaise, nombre de ses confrères avouent ne trouver rien de tout cela. Ils se disent « cassés » par leurs premières années de collaboration. Une première phase de test qui, selon eux, se résume « aux enfants, à la paro, aux gencives et aux urgences ». « On ne nous donne pas de matériel, ni la gestion du planning », regrettent-ils, estimant être relégués au rang « d’hygiénistes ». L’amertume est grande chez ces jeunes qui ont investi dans des études promettant un avenir assuré : « On nous a vendu du rêve et, en fait, nous bouchons les trous. » Ils envisagent alors l’installation comme seule porte de sortie. Si tant est que leur collaboration leur rapporte le chiffre d’affaires suffisant, exigé par les banques. Une nouvelle fois, la réalité leur coupe les ailes. Rachat de patientèle surestimée, leasing en cours, cabinet vétuste… leurs constats dressent le portrait d’un marché du cabinet peu séduisant. Quand la patientèle n’est pas « en déshérence », l’autoclave, le générateur radio et le fauteuil sont « à refaire » et les cabinets « pas aux normes »… Résultat : sur les réseaux sociaux, de jeunes diplômés envisagent un départ pour l’étranger, pour le Canada, la Grande-Bretagne…, « là où ils pourront mettre en œuvre leur stratégie », constate Julien Cardona, jeune praticien de la région de Rennes.
D’autres trouvent malgré tout leur voie en France, à force de détermination. « Dès le départ, je savais que je ne voulais pas faire 10 ans de collaboration », déclare Adrien Bizet, installé depuis près de 2 ans en Loire-Atlantique. Après 6 mois de collaboration dans un cabinet, ce jeune père de famille rachète la patientèle de son confrère qui part à la retraite et une partie de la patientèle d’une consœur qui transfère son cabinet dans une autre ville. Puis il crée avec un ami une SELARL (société d’exercice libéral à responsabilité limitée). Aujourd’hui, Adrien Bizet se trouve, avec bonheur, à la tête d’une micro-entreprise, un cabinet de 5 personnes dont il est lui-même salarié. Il apprécie ce statut qui lui donne de la clarté au niveau patrimonial et une situation confortable puisque, fixant lui-même son salaire, il dispose d’une certaine visibilité. « Et surtout, j’évite le spectre d’un rachat complexe qui me clouerait 40 ans à la même place » ajoute-t-il, envisageant de tenter de nouveau, dans 10 ans, l’aventure de l’installation.
Ce témoignage montre à quel point l’idéal qu’ils ont de leur profession domine le plan de carrière des jeunes. « Que ce soit une reprise, une création ou une association, pour chacune de ces trois options, nous devons réunir tous les paramètres. Trouver un lieu d’exercice en adéquation avec le lieu de vie de notre choix et trouver un professionnel prêt à partager en nous donnant la possibilité d’apporter notre empreinte », expose Julien Cardona. Lui-même collaborateur depuis 5 ans, il est à la recherche de l’association idéale.
S’il ne réfute pas le fait que certains contextes de collaboration sont à éviter, sinon à fuir, Luc Lecerf n’en cache pas moins son incompréhension. Enseignant au centre d’enseignement et de soins dentaires LH Dentaire du Havre (voir Clinic de septembre 2013), il souligne le paradoxe entre les réticences de ces jeunes diplômés et un marché marqué par la fermeture croissante de cabinets, faute de repreneurs. Un dynamisme qui fait défaut alors que « les taux des crédits sont au plus bas », remarque celui qui se souvient avoir souscrit un emprunt à 17 % il y a 32 ans. Face à la frilosité de la génération montante, Luc Lecerf et ses confrères de la Confédération nationale des syndicats dentaires (CNSD) dans plusieurs régions ont décidé de jouer les intermédiaires. Des speed dating sont organisés régulièrement dans les facs. Ces rendez-vous ont pour objectif d’intensifier les contacts entre étudiants et praticiens, en vue de collaboration ou de rachat d’association. Avec un but avoué de la part des professionnels : insuffler chez les jeunes un nouvel esprit d’entreprise.
Le soutien de la profession à la génération montante est d’autant plus concret qu’elle lui propose un accompagnement financier grâce au dispositif Créfident. Cette entité inédite, liant une profession à une banque, le LCL, élabore des produits destinés à soutenir les jeunes dès leur deuxième année de fac, tout au long de leur vie professionnelle. Conscient des évolutions du marché, Créfident adapte son offre aux besoins. « Là où, autrefois, il suffisait de planter le décor et de visser sa plaque pour s’installer, aujourd’hui les jeunes doivent s’orienter vers la reprise de cabinet, la plupart des régions étant suffisamment pourvues », note Daniel Prin, son directeur général.
Grâce à « l’accord Créfident », les jeunes repreneurs bénéficient de conditions négociées et préétablies. Finies donc les démarches auprès des banquiers, les négociations fastidieuses et les déceptions, promet Daniel Prin. Pour autant, Créfident ne limite pas son action aux jeunes. Face aux difficultés grandissantes de la profession, elle fait évoluer ses offres. Deux nouveaux dispositifs d’aides permettent de solvabiliser la trésorerie du cabinet. Et, à travers elle, d’assurer la pérennité de l’entreprise.
* Source : Ordre national des chirurgiens-dentistes (ONCD).
** Sous forme de société d’exercice libéral à forme anonyme (SELAFA), société d’exercice libéral par actions simplifiée (SELAS), société d’exercice libéral à responsabilité limitée (SELARL), société civile professionnelle (SCP), EPFC, divers. Source : ONCD.
*** Source : Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES).