PARODONTIE
MCU-PH en parodontologie
Université de Nancy
CHU Odontologie
Nancy
La bouche est l’une des parties du corps les plus fortement colonisées par des micro-organismes de toute nature : bactéries, champignons, virus… Si le déséquilibre du biofilm bactérien est incontestablement impliqué dans l’étiologie des parodontites depuis longtemps, l’étude de la pathogénicité des champignons (Candida albicans) ou des virus (famille Herpesviridae) est plus récente.
La présence de protozoaires dans la flore buccale a également été décrite. Les parodontites seraient-elles dues à des parasites ? Les protozoaires seraient-ils néfastes pour le parodonte ?
Les bactéries font partie intégrante de notre corps. Nous en possédons autant que de cellules eucaryotes, soit un rapport de 1,3/1 d’après une étude récente de Milo et al. [1]. Les micro-organismes commensaux sont nécessaires à l’équilibre notamment de la peau, des muqueuses intestinales, buccales… Une hygiène bucco-dentaire insuffisante et, par conséquent, une accumulation importante de micro-organismes peuvent altérer cette homéostasie et induire une dysbiose à l’origine des gingivites et des parodontites (fig. 1). Le microbiote buccal n’est pas composé uniquement de bactéries : d’autres micro-organismes, tels que des virus, des champignons et des protozoaires, ont été identifiés. L’étiologie infectieuse, et plus particulièrement bactérienne, des parodontites, est un constat mondialement reconnu, résultant de multiples études menées depuis de nombreuses années. Cependant, une mauvaise réponse au traitement parodontal après thérapeutique initiale et/ou dans le temps, notamment chez des patients présentant une bonne santé générale et une absence de facteurs de risque avérée (non-fumeurs…), a poussé les praticiens à envisager l’implication d’autres facteurs tels que les protozoaires.
Les principaux protozoaires identifiés dans la cavité buccale sont issus de deux classes différentes :
• Entamoeba gingivalis fait partie de la classe des rhizopodes, de l’ordre Amoebida et du genre Entamoeba ;
• Trichomonas tenax est un protozoaire flagellé qui appartient à la classe des Zoomastigophorae, de l’ordre Trichomonadida et du genre Trichomonas.
Le protozoaire Leishmania braziliensis est issu de la même classe que T. tenax. Il ne sera pas détaillé dans cet article car il induit des lésions dévastatrices très différentes de celles observées dans la parodontite. Ces lésions peuvent atteindre les viscères, la peau ou les muqueuses. Des symptômes cliniques buccaux et péri-buccaux de la leishmaniose sont décrits et se manifestent par des ulcérations vestibulaires et/ou palatines au niveau de la gencive attachée, voire marginale. Ces lésions peuvent aussi s’étendre aux lèvres, à la luette, aux amygdales et à la langue. Des lésions osseuses ont été décrites touchant le plancher des fosses nasales ainsi que le palais et l’os alvéolaire [2].
Les protozoaires E. gingivalis et T. tenax, organismes eucaryotes unicellulaires motiles, pour lesquels une forme uniquement trophozoïte (forme cellulaire végétative et de multiplication de l’amibe) est décrite dans la littérature scientifique, sont considérés à ce jour comme faisant partie de la flore commensale buccale non pathogène. Mais pourraient-ils jouer un rôle dans le déclenchement et le développement des parodontites ?
Jusqu’à 1 000 espèces bactériennes différentes ont été identifiées dans la cavité buccale. Pour discriminer les bactéries pathogènes des commensales, des critères de pathogénicité de la flore buccale ont été établis et adaptés à la particularité des biofilms parodontaux par Socransky et al., d’après les postulats de Koch [3]. Un micro-organisme est considéré comme néfaste pour le parodonte quand :
• il est régulièrement identifié dans les lésions et existe en moindre quantité dans les sites sains, voire en est absent ;
• son élimination s’accompagne d’une amélioration des signes cliniques de la maladie ;
• il a la capacité de stimuler une réponse immune de l’hôte. Dans un modèle cellulaire in vitro, il doit modifier la réponse immunitaire humorale et cellulaire par une production notamment de cytokines ;
• il est capable d’induire, dans un modèle animal, une destruction tissulaire similaire à celle observée chez les patients ;
• il possède des facteurs de pathogénicité tels que la production d’enzymes délétères, la capacité de colonisation (adhérence et invasion intra-tissulaire et intra-cellulaire), d’échappement aux défenses de l’hôte…
Récemment, l’implication d’agents pathogènes autres que les bactéries dans l’étiopathogénie de la parodontite a été avancée : les virus (Herpes virus) et les protozoaires. Pour étudier leur rôle, une approche fondée sur les postulats de Koch a été appliquée. Ainsi, l’objectif de cet article est d’analyser si, d’après la littérature scientifique, les critères de Koch s’appliquent aux protozoaires.
L’identification des protozoaires dans la cavité buccale repose essentiellement sur une analyse par microscopie et une reconnaissance des caractères phénotypiques. La plupart des articles internationaux traitant de E. gingivalis (fig. 2) et de T. tenax utilisent le microscope à contraste de phase pour les mettre en évidence. L’échantillon est prélevé, mis entre lame et lamelle et observé à l’état frais au microscope (fig. 3 à 9). Seules quelques rares publications ont utilisé des techniques de biologie moléculaire plus pointues et spécifiques (du type PCR telle qu’utilisée dans les tests bactériens d’identification des bactéries parodonto-pathogènes) (fig. 10) pour identifier cette amibe et le flagellé T. tenax. E. gingivalis et T. tenax ont été mis en évidence dans la cavité buccale de patients atteints ou non d’une maladie parodontale [4-7].
Des études ont mis en évidence E. gingivalis dans les sites sains et dans les sites malades de patients atteints de maladie parodontale. L’un des parodonto-pathogènes majeurs des parodontites, Porphyromonas gingivalis, est de même détecté dans les sites sains de profondeur inférieure ou égale à 3 mm, mais il est en revanche en quantité six fois plus importante dans les sites avec des profondeurs de poche supérieures à 6 mm [8 et 9]. Cela est en accord avec le premier postulat de Socransky : « Le pathogène est régulièrement identifié dans les lésions et est en moindre quantité, voire absent, dans les sites sains. » En ce qui concerne l’amibe E. gingivalis, aucune quantification précise n’a été faite qui permettrait de faire ce parallèle quantitatif. De même, la présence exacte de E. gingivalis dans la flore sous-gingivale reste très imprécise. En revanche, Trim et al. [10] soulignent qu’aucune amibe n’a été détectée dans les sites sains après analyse par biologie moléculaire du biofilm prélevé. Cela est contraire aux résultats obtenus dans une étude récente [7]. Par ailleurs, les patients avec une maladie systémique (diabète, VIH) ne semblent pas présenter plus fréquemment cette amibe que la population générale.
Le pourcentage de T. tenax dans la cavité buccale des patients est globalement moins important que celui de E. gingivalis. Pour Ferrara et al. [11], ce protozoaire est détecté au microscope dans 7,1 % des sites sains de patients sains et 32,3 % de sites de patients avec une parodontite, alors que Feki et al. [5] l’ont identifié dans 13 % des sites sains et respectivement 32,3 % et 38,5 % des sites avec gingivite et parodontite. Notons que, même si les publications présentent un certain nombre de limites, l’identification par microscopie de T. tenax reste fiable. En effet, ce protozoaire ne ressemble pas à des cellules eucaryotes retrouvées dans les sites parodontaux ; seule une ressemblance avec d’autres Trichomonas pourrait fausser son identification.
Il est difficile à ce jour de conclure précisément sur la présence de E. gingivalis et de T. tenax au cours de la parodontite. En effet, les protocoles des différentes études sont très disparates et conduisent tous à des conclusions aléatoires pour de nombreuses raisons :
• les auteurs des études ne précisent pas toujours la nature (plaque supra-gingivale ou sous-gingivale) et la méthode (isolation de la salive ou non) de la plaque prélevée ;
• le contexte parodontal (santé ou maladie) n’est pas toujours décrit. La seule étude liant certains indices parodontaux à la présence d’amibes a montré la présence de ce protozoaire dans 81,2 % de l’ensemble des sites sains (sillon gingivo-dentaire ≤ 3 mm) et dans 45,3 % des sites malades (profondeur de poche de 4 à 9 mm) [4]. Dans une étude menée en France, Feki et al. [5] ont montré la présence de E. gingivalis dans 40 % de sites sains, à peine plus dans les sites avec parodontite (54,8 %) et dans 57,3 % des sites avec gingivite ;
• l’observation au microscope optique et à contraste de phase est une approche d’identification qui a ses limites. La ressemblance de E. gingivalis avec d’autres amibes et avec des cellules eucaryotes telles que les macrophages ne permet pas une identification spécifique et sûre de ce protozoaire. Seule la biologie moléculaire peut détecter l’ADN de cette amibe de manière fiable. Dans une étude où l’observation au microscope a été couplée avec une analyse par polymerase chain reaction (PCR) de ces mêmes échantillons, Kikuta et al. [6] ont pu montrer que certains prélèvements d’E. gingivalis positifs au microscope ne l’étaient pas après amplification et analyse ADN, et vice-versa.
Deux des postulats de Socransky (« Son élimination s’accompagne d’une amélioration des signes clini?ques de cette maladie » et « Le pathogène a la capacité de stimuler une réponse immune de l’hôte ») sont difficiles à valider pour les protozoaires. En effet, l’amibe E. gingivalis n’a jamais pu être étudiée sans la présence de bactéries dont elle dépend pour survivre. Difficile dans ce contexte de savoir qui des bactéries ou de l’amibe est responsable, par exemple, d’une réponse cytokinique d’une cellule immunitaire. De même, le traitement parodontal reposant sur la désorganisation du biofilm et la réduction de la charge bactérienne, il est difficile de discriminer l’impact de la diminution des protozoaires de celle des bactéries sur la réponse parodontale.
Ainsi, ce n’est pas parce que E. gingivalis et T. tenax ont été identifiés dans les poches parodontales qu’ils sont impliqués dans la destruction des tissus parodontaux. La seule présence d’un micro-organisme ne permet pas d’affirmer sa participation dans l’étiopathogénie des maladies parodontales.
Le cinquième postulat de Socransky – « Il possède des facteurs de pathogénicité tels que la production d’enzymes délétères, la capacité de colonisation (adhérence et invasion intra-tissulaire et intra-cellulaire), d’échappement aux défenses de l’hôte » – n’a pu être démontré pour les amibes. Aucune production par E. gingivalis d’enzymes capables de détruire les composants du parodonte n’a pu être mise en évidence. E. gingivalis, contrairement à l’amibe intestinale Entamoeba histolytica, ne semble pas être capable de coloniser les tissus. Elle n’a pu être identifiée qu’à la surface de la gencive. Certains auteurs ont décrit la présence de débris de leucocytes et parfois d’hématies dans le cytoplasme de E. gingivalis. Ces débris proviennent certainement de cellules apoptotiques car aucune étude à ce jour n’a montré la capacité des amibes à phagocyter des leucocytes vivants.
Les études concernant T. tenax ont montré la capacité de ce protozoaire à induire des effets délétères pour les cellules eucaryotes : il est capable de produire non seulement certaines enzymes pouvant dégrader du collagène des types I, II III, IV et V mais aussi des hémolysines et des protéines cathepsines B-like [12]. Dans un modèle in vitro de lignée cellulaire immortalisée, Ribeiro et al. [13] observent une cytotoxicité de T. tenax sur différentes cellules alors que Alderete et al. [14], dans des conditions de contamination plus courte, concluent à l’absence d’impact négatif de celles-ci. Ces derniers auteurs ont mis en évidence un effet cytotoxique de Trichomonas vaginalis sur une lignée de cellule HeLa (modèle courant pour tester les effets de toxicité cellulaire) alors que T. tenax, mis au contact de ces cellules dans les mêmes conditions, n’induisait aucun dommage cellulaire. Ribeiro et al. [13] ont aussi montré la capacité d’adhérence de T. tenax sur différents types cellulaires. Cette adhérence est l’un des facteurs essentiels à la colonisation des tissus et représente donc un facteur de virulence.
Les amibes se nourrissent de bactéries. Ces dernières sont nécessaires au métabolisme du protozoaire et nombreuses sont celles qui sont phagocytées et retrouvées mortes dans leur cytoplasme. Cependant, ces amibes, à l’instar de Acanthamoeba castellanii, pourraient être aussi un réservoir à bactéries qui leur permettrait d’échapper aux cellules immunitaires de l’hôte ainsi qu’à l’action des antimicrobiens.
En effet, des auteurs ont montré la capacité de P. gingivalis et de Prevotella intermedia de s’internaliser, de survivre et de se répliquer dans le cytoplasme de A. castellanii. À l’inverse, d’autres chercheurs avancent l’idée que l’amibe serait un simple « charognard » profitant de l’environnement inflammatoire des tissus pour phagocyter des cellules et des bactéries. En effet, il semble que la présence de spirochètes et de Actinomyces favorise leur croissance car ils sont retrouvés en grande quantité autour du protozoaire dans de nombreux prélèvements buccaux et extra-buccaux.
Même si T. tenax et l’amibe E. gingivalis sont qualifiés de parasites, soit d’êtres vivants, animaux ou fongiques, qui pendant une partie ou la totalité de leur existence prennent leur subsistance aux dépens d’un autre être appelé hôte, on ne peut dire que la destruction des tissus parodontaux soit la conséquence d’un parasitisme. En effet, la notion de parasitisme implique une spoliation de l’hôte avec des effets délétères dont la sévérité varie selon le parasite en cause. L’amibe E. gingivalis ne répondant pas à l’ensemble des critères de pathogénicité (seul le premier est illustré dans la littérature scientifique), elle ne peut être considérée à ce jour comme impliquée dans la pathogénie des parodontites.
En revanche, T. tenax semble présenter certains facteurs qui pourraient lui conférer une certaine action pathogène sur les tissus parodontaux. Même s’il est indéniable que ces protozoaires sont présents dans la cavité buccale des patients atteints d’une parodontite, aucune preuve scientifique ne permet de préciser le rôle que jouent ces organismes dans l’apparition et le développement de cette maladie.