RESTAURATION
Florence CHEMLA* Alexandre EPAILLARD** Franck DECUP***
*PU-PH
Université Paris Descartes
Hôpital Charles Foix, APHP
**Docteur en chirurgie dentaire
Pratique privée
***MCU-PH
Université Paris Descartes
Hôpital Charles Foix, APHP
Pratique privée
Le remplacement d’un ancien amalgame par une restauration adhésive représente un acte quotidien de l’exercice de l’omnipraticien. S’il ne s’agit pas de déposer systématiquement les anciennes restaurations à l’amalgame, il importe, lorsque l’indication de dépose est justifiée, d’optimiser la longévité de la nouvelle restauration collée. Des transformations tissulaires modifient sensiblement les structures résiduelles. Cet article a pour but de présenter une méthodologie de préparation des tissus prenant en compte les modifications induites par les phénomènes de corrosion électrochimique.
Nous ne reviendrons ni sur les indications de dépose des amalgames, ni sur les précautions à adopter, pour lesquelles il existe des recommandations professionnelles [1]. Lorsque la dépose est justifiée (fig. 1), le praticien opte alors le plus souvent pour une restauration adhésive moins fragilisante et plus esthétique qu’une restauration à l’amalgame [2]. Sachant que l’amalgame a subi l’inévitable processus de corrosion électrochimique dans le milieu buccal, comment intégrer les modifications tissulaires ainsi générées dans le protocole de restauration au composite ?
Ces modifications tissulaires irréversibles peuvent-elles servir de substrat à l’adhésion ou bien est-il nécessaire d’éliminer les tissus contaminés par les produits d’oxydation de l’alliage ?
La réaction interfaciale irréversible de l’amalgame avec l’électrolyte salivaire, combinée à l’effet de pile résultant des phénomènes d’aération différentielle, explique que les produits de corrosion soient majoritairement concentrés dans l’interface dent/obturation [3, 4]. Par ailleurs, ces oxydes et oxychlorures de cuivre, d’étain et de zinc exercent au sein de l’interface des propriétés antibactériennes favorisant la pérennité des restaurations. Les composés électronégatifs issus de la corrosion diffusent dans la dentine et l’humidité salivaire au niveau du joint entretient l’effet de pile conduisant à la diffusion de ces oxydes au niveau tissulaire plus profond [5, 6].
Résultant de la combinaison du mercure avec une poudre d’alliage composée majoritairement d’argent, d’étain et de cuivre et accessoirement de zinc, de palladium ou d’indium, l’amalgame subit les phénomènes de corrosion électrochimique de manière permanente et irréversible. Il s’agit en effet d’un alliage de métaux réactifs générant des réactions d’oxydation au sein de l’électrolyte salivaire. Par définition, cette réaction interfaciale implique une consommation du matériau ou une dissolution dans le matériau d’une composante de son environnement [3, 4].
Ces phénomènes d’oxydations sont sélectifs et intéressent majoritairement les constituants les moins nobles de l’alliage. Ainsi, les métaux les plus oxydables –le zinc, l’étain, puis le cuivre – s’oxydent préférentiellement, enrichissant de ce fait les parties superficielles de la restauration en éléments nobles comme l’argent ou le mercure [5]. Les composés oxydés, peu solubles, s’éliminent en partie ou se maintiennent dans le hiatus dent-obturation. C’est l’effet Evans (pile de concentration en oxygène) qui explique cette concentration des oxydes dans les zones « désaérées » de la restauration. Cet effet peut être potentialisé dans les situations de couplage galvanique (fig. 2 et 3). Les « produits de corrosion » diffusent également au sein des tissus dentaires et, plus particulièrement, de la dentine. L’électrolyte salivaire présent au niveau du joint amalgame-dentine entretiendra cet effet de pile [4].
Une large variété de produits de corrosion a pu être identifiée : oxydes de cuivre et d’étain, hydroxydes d’étain et de zinc, oxychlorures et hydroxychlorures de cuivre et d’étain, chlorures de cuivre… [7].
Ces ions et molécules, du fait de leur taille infime, pénètrent dans les tissus dont ils modifient la composition ultra-structurale. L’ordre de grandeur des produits de corrosion (nanomètre) et de leurs agglomérats (0,1 µm) conditionne leur capacité de pénétration tissulaire [8].
Les effets biologiques (anatomopathologiques) de la corrosion sur l’émail, peu connus et peu étudiés, sont théoriquement possibles. En effet, les espaces interprismatiques non minéralisés, de l’ordre de quelques nanomètres, comblés par de l’eau et des protéines, autorisent le passage des produits de corrosion [9] (tableau 1). Ces effets semblent peu significatifs mais se combinent fréquemment à des microfêlures. On peut alors s’interroger sur la qualité de la marge amélaire. L’émail, structure hyperminéralisée, présente une faible perméabilité aux ions et molécules lorsqu’il est intact ; la modification histologique de ce tissu reste faible.
Le phénomène de corrosion étant prépondérant dans les zones occluses, il implique essentiellement le tissu dentinaire profond [4].
La dentine, du fait de son organisation canaliculaire et de sa structure organo-minérale, est, contrairement à l’émail, beaucoup plus perméable. Les fluides canaliculaires entretiennent le processus de corrosion humide et permettent la progression des produits d’oxydation (tableau 2). Ainsi, lors de la dépose d’un ancien amalgame, il est classique d’observer en clinique une couche plus ou moins importante de dentine colorée, noirâtre, révélatrice du processus de corrosion électrochimique. Cette coloration est plus importante dans les zones « désaérées », profondes (fig. 3). In vitro, la spectrophotométrie d’absorption atomique de cette couche révèle la présence systématique d’étain, parfois de zinc, ainsi que de cuivre [9-11]. Par ailleurs, la corrosion intrinsèque du matériau entretient et amplifie le phénomène d’aération différentielle, ce qui conduit à l’acidification du milieu par augmentation des protons et des chlorures. Cette acidité est susceptible d’engendrer une déminéralisation du tissu dentinaire : les cristaux d’hydroxyapatite sont alors dissous lors de cette baisse du pH et le calcium est remplacé par de l’étain et du zinc [10]. La progression est rapide, entre 20 et 60 jours après la pose de l’amalgame ; la profondeur de cette modification correspond à celle de la déminéralisation dentinaire. Ainsi, la dentine noirâtre n’est constituée principalement que de cristaux formés par l’association de phosphates d’étain ou de zinc [7].
Pour résumer, l’acidité induite dans l’interface amalgame/dent déminéralise la dentine en surface et libère des protéines collagéniques. Les produits de corrosion vont s’y lier et s’accumuler en masse : c’est la couche de corrosion de surface, noirâtre, observée cliniquement lors de la dépose de la restauration.
Les oxydes métalliques diffusent ensuite au sein de la dentine, qui voit les ions calcium des cristaux d’hydroxyapatite remplacés par des ions étain et zinc. C’est la couche de substitution. Plus en profondeur, la diffusion des produits de corrosion se fait au sein des canalicules selon un gradient de concentration diminuant à mesure que l’on s’éloigne du matériau et corrélé à l’âge de la restauration [12-14].
Lors de la réintervention, la situation clinique requiert une analyse tissulaire tenant compte des différents aspects.
La couche corrodée (surface et substitution) n’a pas démontré de toxicité vis-à-vis du complexe dentino-pulpaire mais une capacité pour les produits de corrosion à s’opposer à la perméabilité dentinaire par l’intermédiaire des agrégats qui obstruent les canalicules [15]. Il s’agit là d’un avantage en termes d’étanchéité pulpaire qui, couplé aux capacités bactériostatiques et bactéricides de ces produits, s’oppose au développement de caries secondaires.
Les produits de la corrosion induisent une diminution non significative des valeurs de résistance tissulaire (couche de substitution). Cependant, le design cavitaire rétenteur, en particulier lorsque des cavités sont de grande étendue, représente un cofacteur aggravant la fragilité d’une paroi de faible résistance, favorisant la formation de fêlures amélo-dentinaires [16].
La teinte noirâtre de la dentine corrodée nuit à l’intégration esthétique des dents dans le sourire. Les produits de corrosion, réfractaires aux traitements d’éclaircissement, devront alors être éliminés lors de la nouvelle préparation tissulaire.
Plusieurs études concluent à une diminution significative des valeurs d’adhérence sur la dentine corrodée, quel que soit le protocole de collage (SAM et MR2) [17]. La pénétration des ions métalliques au sein de la structure, en modifiant la perméabilité dentinaire, explique la diminution de l’adhérence ; les fractures obtenues lors des tests sont des fractures adhésives, au niveau de la jonction composite-dentine [17]. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées :
• les produits de corrosion libérés au sein des fluides dentinaires induiraient la précipitation de protéines plasmatiques, diminuant ainsi la perméabilité dentinaire et interférant avec l’infiltration de l’adhésif lors du collage ;
• les éléments métalliques issus de la corrosion se retrouveraient à la surface des fibres de collagène, affectant la polymérisation des monomères de résine.
Il a été montré que la couche de corrosion (de surface et de substitution) pouvait atteindre de 1 à 2 mm pour les dents restaurées à l’amalgame depuis plusieurs années [12]. La présence d’ions zinc et étain dans l’ensemble du volume dentinaire coronaire, puis radiculaire, montre que la quantité des produits de corrosion augmente avec le temps sans discontinuer, à partir du moment ou le matériau corrodé reste en contact avec la surface dentinaire [12].
Nous proposons, pour la dent pulpée, une analyse spécifique de la situation clinique :
• l’observation de la dent sur l’arcade est un premier élément décisionnel pour apprécier sa visibilité lors du sourire. Elle permet d’appréhender les besoins de préparation tissulaire et la nécessité d’éliminer la couche de substitution colorée correspondant à la dentine corrodée ;
• l’observation préopératoire de l’ancienne restauration permet d’apprécier l’atteinte des tissus sous-jacents : âge de l’amalgame, état de surface du matériau, degré de détérioration marginale. Un cliché radiographique rétrocoronaire est utile pour apprécier l’épaisseur de dentine résiduelle entre l’amalgame et la cavité pulpaire ;
• l’observation des tissus après la dépose de l’amalgame requiert une analyse différente selon la perte de substance. (fig. 4)
Nous proposons, au travers de deux cas cliniques, de considérer deux types de situations, en opposant les faibles délabrements coronaires aux situations pour lesquelles les pertes tissulaires sont importantes (proximité pulpaire, fragilité des parois résiduelles).
C’est le contexte le plus simple et le plus favorable. La perte tissulaire amélo-dentinaire est minimale, l’épaisseur de dentine au niveau des parois axiales et pulpaires est suffisante.
Afin d’optimiser le collage et l’obtention de l’hybridation dentinaire, il est pertinent de supprimer la couche de dentine corrodée dans sa globalité. Dans ces situations, le geste microchirurgical, idéalement effectué sous aide optique pour ne pas supprimer la dentine réactionnelle, n’aura pas d’incidence sur la résistance mécanique de la dent ni sur sa santé pulpaire. Il sera réalisé au moyen d’un excavateur, d’une fraise boule sur contre-angle bague bleue ou par l’intermédiaire d’un dispositif aéro-abrasif ou sono-abrasif.
Ce protocole, adapté au remplacement des amalgames de petit volume, conduit à une intégration esthétique maximale tout en assurant la meilleure étanchéité adhésive [18].
Une fois l’amalgame déposé (découpe avec une fraise en carbure de tungstène surtaillée sur turbine et sous spray d’eau), la préparation cavitaire suit un protocole d’élimination tissulaire différencié et centripète, à l’instar du traitement des lésions carieuses volumineuses et profondes (fig. 5). La première étape consiste à régulariser les contours amélaires et à obtenir une surface de dentine périphérique saine, en particulier au niveau de la jonction amélo-dentinaire, afin de garantir des valeurs d’adhérence optimales (de 30 à 55 MPa) [17].
La seconde étape consiste en l’élimination contrôlée de la dentine corrodée sur l’ensemble de la surface cavitaire, hormis les zones juxta-pulpaires qu’il importe de conserver. Du fait de la diminution des valeurs d’adhérence de la dentine corrodée (de l’ordre de 20 MPa) [17], dont il faut conserver qu’une faible surface. Cette approche peut être mise en parallèle avec celle qui régit le traitement de la carie profonde [19].
Ce protocole est un compromis satisfaisant car il permet l’exploitation de la surface dentinaire périphérique pour le collage, en laissant en regard de la pulpe des produits d’oxydation bioactifs et auto-scellant, faisant office de protection dentino-pulpaire. Dans ces conditions, les protocoles d’adhésion peuvent être mis en œuvre directement sur ces surfaces, sans avoir recours à des matériaux de substituts dentinaires. Dans les cas de délabrement important pour lesquels un substitut dentinaire est indiqué (technique sandwich), le ciment verre ionomère modifié par adjonction de résine (CVIMAR) peut être considéré comme le plus adapté du fait de sa capacité de liaison chimique aux oxydes métalliques [20, 21].
L’analyse biomécanique de la perte de substance délabrante tient compte des paramètres classiquement analysés : volume de la perte de substance, nombre de parois restantes, déflexion des parois (forme, possibilité de déformation, rapport hauteur/ épaisseur), analyse occluso-fonctionnelle.
Lors de la réintervention après dépose d’amalgame, la spécificité de l’analyse résidera dans l’appréciation des parois aux caractéristiques mécaniques incertaines : une ou plusieurs parois ne cumulent-elles pas les effets liés aux processus de corrosion et les contraintes générées par le temps (présence de dentine corrodée et/ou de fêlure amélo-dentinaire) ? Ce relevé clinique supplémentaire et spécifique nécessite des conditions d’observation optimales : champ opératoire, surfaces sèches et aide optique avec forte luminosité pour distinguer correctement la présence de ces paramètres délétères.
Une fois le relevé clinique des paramètres négatifs réalisé, une approche thérapeutique adaptée est à observer systématiquement.
En règle générale, on aura intérêt à recouvrir les parois encore constituées partiellement de dentine corrodée pour limiter les risques de fracture ou de sensibilités postopératoires dus aux possibilités de déformation des structures.
Concernant les fêlures existantes, la démarche se fait en fonction de la lecture de leur trajet. La décision ira de l’équilibration occlusale associée au processus adhésif jusqu’à l’élimination de la partie fragilisée et à son recouvrement par la restauration.
Compte tenu de la fréquence du remplacement d’anciennes restaurations à l’amalgame, il apparaît que le risque de réintervention est susceptible d’aggraver la situation et que la restauration adhésive de remplacement n’offre pas toujours le bénéfice attendu en termes de longévité. Il semble alors nécessaire d’adopter une démarche spécifique pour cet acte particulier.
La démarche que nous proposons impose une bonne connaissance et une bonne compréhension des modifications engendrées par l’amalgame afin d’adopter un protocole analytique approprié.
La décision clinique sera fonction de l’atteinte tissulaire et la procédure thérapeutique devra permettre d’appliquer un traitement à la fois préservant les tissus et pérenne.