PARODONTIE
Catherine PETIT* Sophie JUNG** Olivier HUCK***
*AHU parodontologie
Faculté de chirurgie dentaire
Strasbourg
**MCU-PH
UF d’odontologie pédiatrique et Centre
de référence des manifestations odontologiques des maladies rares
Faculté de chirurgie dentaire
Strasbourg
Center for Chronic Immunodeficiency
Medical Center - Faculté de médecine
Université de Fribourg (Allemagne)
***PU-PH parodontologie
Faculté de chirurgie dentaireStrasbourg
De nombreuses pathologies inflammatoires ou auto-immunes ont des répercussions orales importantes, plaçant le dentiste en acteur clé de la restauration et/ou du maintien de la santé orale. C’est le cas de la sclérodermie systémique au cours de laquelle, entre autres, la fibrose entraîne une limitation de l’ouverture buccale très caractéristique.
De plus en plus d’études ont mis en évidence un lien entre pathologies systémiques et santé bucco-dentaire. Ainsi, les relations entre état bucco-dentaire et diabète ou pathologies cardio-vasculaires sont particulièrement décrites. Ces relations paro-systémiques reposent sur plusieurs mécanismes physiopathologiques tels que la dissémination bactérienne à partir de la poche parodontale ainsi que l’effet à distance de certaines molécules inflammatoires. D’autres types de pathologies, moins fréquentes, ont également des répercussions sur les tissus oraux, notamment parodontaux. C’est le cas en particulier de certaines maladies auto-immunes. Ces pathologies résultent d’un dysfonctionnement du système immunitaire caractérisé par la production d’auto-anticorps. Ces maladies évoluent souvent de façon chronique, alternant des phases de poussée et de rémission.
La sclérodermie systémique est une maladie auto-immune rare du tissu conjonctif caractérisée par une fibrose tissulaire provoquée par un dépôt de collagène de type I et III. Cette affection touche 60 000 patients en France et plus fréquemment les femmes que les hommes (rapport de 4 pour 1). Elle débute en général entre 30 et 50 ans. Cette pathologie entraîne l’apparition de troubles fonctionnels et peut conduire, dans ses stades d’évolution avancée, à une situation de handicap importante. Au niveau bucco-dentaire, elle se caractérise par une xérostomie, des reflux gastro-œsophagiens, un épaississement du ligament desmodontal et une réduction de l’ouverture buccale provoquant des difficultés dans le contrôle de plaque et la réalisation des soins dentaires [1].
Les patients peuvent présenter un vaste éventail de signes et symptômes cliniques comprenant l’épaississement de la peau, une fibrose pulmonaire, une atteinte rénale, une arthralgie, une atteinte gastro-intestinale (reflux gastro-œsophagien, ou ROG) et/ou des lésions myocardiques. Le syndrome de Raynaud (troubles de la circulation caractérisés, au niveau des extrémités notamment en cas de froid) est presque toujours la première manifestation clinique de la maladie [2], puis la sclérose cutanée commence au niveau des mains en provoquant une rétraction des doigts –c’est la sclérodactylie (fig. 1) – avant de se généraliser (fig. 2).
La sclérodermie systémique est généralement classée en deux grandes formes en fonction de l’étendue de la fibrose : dans la sclérodermie systémique limitée, l’atteinte de la peau se cantonne à la face, au cou, aux genoux et à la zone distale des coudes, alors que dans la sclérodermie cutanée diffuse, la fibrose de la peau implique également les membres et/ou le tronc. Cette seconde forme de sclérodermie est associée à une évolution clinique plus sévère que la première, caractérisée par une atteinte des organes internes.
L’étiologie exacte est encore inconnue. Cependant, l’accumulation de composants de la matrice extra-cellulaire et l’auto-immunité jouent un rôle important. Certains facteurs environnementaux, tels que l’exposition professionnelle à la silice et aux solvants organiques, et une prédisposition génétique ont été signalés comme étant impliqués dans le développement de la pathologie.
La région oro-faciale est touchée chez 80 % des patients atteints de sclérodermie systémique. Dans cette région, les différents types de tissus sont touchés, expliquant la difficulté diagnostique et de prise en charge de ces patients (fig. 3).
Les dépôts de collagène sous-cutanés donnent un visage à la peau tendue et lisse ; on parle de « masque facial inexpressif » avec une disparition des rides, des sillons péri-buccaux, une rétraction et un affinement progressif des lèvres et une atrophie des ailes du nez (nez pincé) [1] (fig. 4 et 5).
La sclérose des lèvres et de la peau autour de la bouche conduit à une ouverture buccale limitée en hauteur (microstomie) et en largeur (microchéilie). On observe en outre une diminution de la distance interincisive. Outre une fréquente perlèche commissurale, la microstomie interfère fortement avec les fonctions orales, en particulier la mastication, et rend l’hygiène orale ainsi que tout soin bucco-dentaire compliqué en raison de l’accès limité à la cavité orale (fig. 6 et 7).
La résorption osseuse au niveau de l’articulation temporo-mandibulaire est fréquente chez les patients sclérodermiques. Il en résulte de fréquents troubles et motifs de consultation.
La sclérodermie systémique induit une atrophie, une fragilité et une sensibilité de la muqueuse buccale qui devient pâle et sclérosée (fig. 8). Des retards de cicatrisation après une blessure de la muqueuse orale sont à prévoir chez ces patients.
Certaines manifestations de la maladie telles que des carences nutritionnelles (vitamines B9 et B12) ou les reflux gastro-œsophagiens peuvent aggraver une atrophie de la muqueuse orale. Les patients atteints de sclérodermie systémique se plaignent souvent de glossodynie ou de dysesthésies. En outre, la mobilité de la langue est altérée en raison de la fibrose ou des anomalies du frein de la langue.
Dans la sclérodermie, la xérostomie est la conséquence d’une réduction objective de la quantité de salive produite. Les patients atteints de sclérodermie systémique ont des débits salivaires, stimulés et au repos, inférieurs à ceux des individus sains. Le pH salivaire est également modifié avec une acidité augmentée. Une hausse du risque de caries, des difficultés dans le port des prothèses, une modification des sensations du goût et des états pathologiques tels qu’une glossodynie, une atrophie de la muqueuse ou une candidose peuvent résulter de la sclérose des glandes salivaires. La xérostomie peut être exacerbée par un reflux gastro-œsophagien, par une microstomie sévère et par certains médicaments (antidépresseurs par exemple). La xérostomie et la diminution du pH salivaire induisent aussi une modification de la microflore buccale qui devient pathogène, ce qui augmente la sensibilité aux atteintes carieuses et parodontales.
Les patients atteints de sclérodermie systémique ont des indices parodontaux (profondeur de sondage, indice de plaque, indice gingival et saignement au sondage) plus élevés que les patients sains [1] (fig. 9).
Un élargissement desmodontal est observé radiologiquement chez plus d’un tiers des patients atteints de sclérodermie systémique (fig. 10). Il pourrait mener à une confusion avec des processus pathologiques (infection endodontique, abcès parodontal…) conduisant à un surtraitement (traitements endodontiques ou extractions dentaires injustifiées) [3]. En ce qui concerne la perte des dents, aucune étude n’a mis en évidence une différence statistique entre les patients sclérodermiques et des contrôles sains. Mais, pour Baron et al. [4], la limitation de l’ouverture buccale, surtout quand elle est associée à une sclérodactylie, peut nuire à l’hygiène dentaire et entraîner une détérioration rapide de la santé bucco-dentaire.
Certains médicaments peuvent être responsables d’effets indésirables impliquant la cavité buccale [5]. Les bloqueurs des canaux calciques, couramment utilisés pour traiter le phénomène de Raynaud, peuvent induire une hyperplasie gingivale [6]. Différents médicaments immunosuppresseurs comme le cyclophosphamide ou le mycophénolate mofétil peuvent aussi être prescrits aux patients sclérodermiques. Les corticostéroïdes sont habituellement utilisés avec prudence et à faible dose car ils sont associés à un risque accru de crise rénale sclérodermique [7]. Les ulcérations buccales sont fréquentes chez les patients traités par thérapie immunomodulatrice au méthotrexate, prescrit pour des manifestations musculaires, articulaires et cutanées. Ces ulcérations peuvent apparaître à tout moment lors du traitement [8]. Baron et al. [4] ont également mentionné que 76,3 % des patients atteints de sclérodermie utilisaient des médicaments connus pour être associés à la sécheresse buccale (par exemple des antidépresseurs anticholinergiques) et qui peuvent aggraver une xérostomie préexistante.
La sclérodermie systémique nécessite une prise en charge orale spécifique (tableau 1) impliquant une équipe pluridisciplinaire (chirurgien-dentiste, chirurgien maxillo-facial, kinésithérapeute…).
Un suivi régulier avec des mesures préventives appropriées est essentiel pour maintenir une bonne santé bucco-dentaire chez les patients atteints de sclérodermie. La prévention de la carie dentaire, de l’inflammation gingivale et de la perte dentaire ne peut être obtenue que par l’éducation des patients [9] et par l’élaboration de techniques d’hygiène bucco-dentaire sur mesure. Par exemple, chez les patients ayant une dextérité manuelle altérée (fig. 2), une brosse à dents électrique ou une brosse à dents avec une poignée ergonomique en mousse ainsi que des brossettes interdentaires à manche long peuvent être proposées. Il convient d’encourager toutes sortes de mesures préventives telles que les exercices de kinésithérapie visant à maintenir une ouverture buccale la plus grande possible et l’application de fluorures topiques (dentifrices fluorés, vernis, etc.). Le traitement des reflux gastro-œsophagiens peut également aider à maintenir un pH buccal normal [5].
Les aliments épicés et les produits acides doivent être évités afin de limiter l’impact de la xérostomie. Les patients sont encouragés à boire de l’eau régulièrement et à manger de préférence des aliments solides qui nécessitent plus d’effort de mastication que les aliments mous et provoquent une stimulation mécanique du flux salivaire.
Des traitements locaux (par exemple des analgésiques topiques, des agents de couverture, des bains de bouche au gluconate de chlorhexidine) peuvent aussi être utilisés, mais ils apportent seulement un soulagement symptomatique [8].
Un large éventail de substituts salivaires tels que sprays, gels, rince-bouche ou dentifrices spéciaux sont également disponibles. L’utilisation de médicaments parasympathicomimétiques tels que la pilocarpine, qui stimule la sécrétion de la salive, peut être envisagée contre la xérostomie associée à la sclérodermie (5 mg, 3 ou 4 fois par jour). Cependant, cet agoniste cholinergique peut être contre-indiqué chez les patients atteints d’une maladie respiratoire, cardio-vasculaire ou rénale chronique.
L’arrêt du tabagisme est fortement recommandé car il peut aggraver l’atteinte muqueuse (hyperkératose, xérostomie…) et augmenter le risque de transformation maligne [5].
Des soins dentaires conventionnels peuvent être pratiqués, mais des séances courtes avec des pauses régulières doivent être favorisées. De plus, l’hydratation des lèvres est nécessaire durant les séances de soin.
L’utilisation des techniques d’empreinte sectionnelle ainsi que de la prothèse amovible sectionnelle ou souple peut être très utile chez les patients ayant un accès oral restreint.
La résorption osseuse mandibulaire est dans la plupart des cas asymptomatique et est donc habituellement une constatation fortuite au cours d’un examen radiologique de routine [10]. Cependant, elle peut être associée à un risque significatif de fracture pathologique et doit donc être surveillée [11].
La chirurgie orale n’est pas contre-indiquée chez les patients atteints de sclérodermie.
En ce qui concerne la restauration prothétique implanto-portée, les taux de survie des implants semblent comparables entre les patients atteints de sclérodermie et les patients sains [12]. Cependant, plusieurs paramètres doivent être pris en compte, tels que la gravité de la maladie, la déficience microvasculaire, les médicaments en cours (en particulier les bisphosphonates), la limitation de l’ouverture buccale, la diminution de la production salivaire et la réduction de la capacité d’hygiène bucco-dentaire [5, 12].
Aucune étude récente ne parle des chirurgies muco-gingivales chez les patients atteints de sclérodermie. Cette affection aggrave les récessions tissulaires marginales et une greffe gingivale peut être indiquée afin de préserver l’organe dentaire et diminuer l’hypersensibilité dentinaire qui en découle. Cependant, la microstomie rendant difficile un prélèvement palatin, l’utilisation de substituts tissulaires sera préférée chez ces patients (fig. 11 à 16). La cicatrisation parodontale étant ralentie en cas de sclérodermie, ces greffes ont une moins bonne prévisibilité que chez un patient sain. Il convient de limiter leurs indications.
Bien que rare, la sclérodermie est une maladie complexe caractérisée par un large éventail de caractéristiques cliniques. La région oro-faciale est fréquemment impliquée et les complications multiples qui peuvent être observées tendent à dégrader la qualité de vie du patient. Les dentistes jouent un rôle crucial dans la prise en charge de cette affection et doivent être intégrés à l’équipe pluridisciplinaire. Ainsi, certains signes cliniques et/ou radiologiques (destruction tissulaire inexpliquée, élargissement desmodontal sans cause apparente… ) doivent alerter et conduire à des investigations supplémentaires. Le renforcement de l’hygiène bucco-dentaire et l’enseignement d’exercices faciaux, accompagnés d’un suivi régulier, sont des mesures essentielles pour préserver la santé bucco-dentaire chez les patients atteints de sclérodermie.