Biomatériaux
Elisabeth DURSUN* Anne RASKIN** Jean-Pierre ATTAL***
*MCU-PH
Unité de Recherches Biomatériaux Innovations
et Interfaces - EA 4462
Faculté de Chirurgie Dentaire, Université Paris Descartes
Groupe Hospitalier Mondor-Chenevier, Créteil
**MCU-PH
UMR 7268 ADES - EFS - CNRS
Faculté d’Odontologie, Université d’Aix-Marseille
Pôle d’Odontologie - UF des soins spécifiques - APHM - Hôpital de la Timone
***MCU-PH
Unité de Recherches Biomatériaux Innovations
et Interfaces - EA 4462
Faculté de Chirurgie Dentaire, Université Paris Descartes
Hôpital Charles Foix, Ivry-sur-Seine
À l’époque d’une société sur le qui-vive, où le principe de précaution prend de plus en plus d’importance, nouvelle controverse : nos matériaux adhésifs dentaires seraient suspectés de relarguer du bisphénol A, molécule qui pourrait avoir un impact sur la santé, en particulier pour certaines catégories de la population.
Le bisphénol A (BPA) est une molécule de synthèse, issue de la réaction entre deux groupes phénol et de l’acétone. Il entre dans la composition de nombreux objets du quotidien : polycarbonates (plastiques rigides et transparents de haute performance, utilisés pour les contenants d’aliments et de boissons, mais aussi les jouets, le matériel électronique, les automobiles…), résines époxy (pour les revêtements protecteurs alimentaires des conserves, canettes, biberons, gobelets, mais aussi les revêtements marins, de l’aviation, les adhésifs, les peintures…) et, enfin, papiers thermiques (tickets de caisse ou billets de banque). La liste des produits susceptibles d’en contenir est impressionnante, le bisphénol A est omniprésent dans notre environnement et se retrouve dans l’organisme de plus de 90 % de la population occidentale. Depuis la fin des années 1990 émerge une controverse sur sa potentielle toxicité pour l’homme. Pour ce qui concerne notre profession, nos résines composites, adhésifs et sealants sont, pour un certain nombre, composés de bis-GMA (bisphenol A glycidyl methacrylate, diméthacrylate glycidique de bisphénol A) ou autres composés, dérivés à partir de bisphénol A. Quel est l’état actuel des connaissances sur le bisphénol A ? Nos biomatériaux adhésifs dentaires seraient-ils dangereux ? Que répondre aux interrogations de nos patients sur le sujet ?
Nous commencerons par aborder les sources d’exposition et les effets du bisphénol A. Puis nous expliquerons les causes de sa détection dans la cavité buccale, à la suite de la mise en place de biomatériaux dentaires, en tentant d’évaluer le risque encouru. Enfin, nous exposerons les solutions permettant de limiter ou d’éliminer sa présence dans la cavité buccale.
La voie digestive est la source majeure d’exposition, liée à l’extraction spontanée et à la diffusion du contenant au contenu, d’autant plus que ce premier est chauffé ou traité avec des détergents, rayé ou usé. L’Agence européenne de sécurité sanitaire des aliments (EFSA, European Food Safety Authority) estime que l’exposition chez l’adulte est de l’ordre de 0,132 µg/kg/j et de 0,375 µg/kg/j chez l’enfant de moins de 3 ans. Les autres voies décrites sont l’absorption cutanée avec une pénétration par contact (de l’ordre de 2,5 µg pour la tenue d’un ticket thermique pendant 10 s) et l’inhalation (d’environ 0,7 à 2,4 ng/ng/kg/j). De plus, le passage placentaire et la voie sublinguale ont été rapportés chez l’animal.
Le bisphénol A est un perturbateur endocrinien, œstrogéno-mimétique, se liant aux récepteurs α œstrogènes. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il s’agit d’une « substance exogène ou mélange qui altère la (les) fonction (s) du système endocrinien et, par voie de conséquence, cause un effet nocif sur la santé chez un organisme intact, sa descendance ou des (sous) populations ». La structure des récepteurs α œstrogènes, similaire à celle de nombreuses hormones, leur confère des actions sur le système endocrinien en mimant, bloquant ou perturbant l’action de l’hormone et causant des déséquilibres et des maladies. Toutefois, comme les récepteurs α œstrogènes sont spécifiques, l’affinité du bisphénol A avec eux est moindre qu’avec les hormones authentiques.
Il n’en demeure pas moins que la potentielle toxicité du bisphénol A est reconnue : l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) le classe comme une substance reprotoxique de catégorie 3 : « Substance préoccupante pour la fertilité dans l’espèce humaine et/ou pour l’homme en raison d’effets toxiques possibles sur le développement. »
Le rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), de 2011, rapporte des effets « avérés chez l’animal et suspectés chez l’homme » comme :
• des perturbations des fonctions de la reproduction, une puberté précoce, une qualité diminuée des ovocytes et des difficultés de procréation, des dysfonctions sexuelles chez l’homme et une diminution de la fertilité ;
• des modifications de structure de glande mammaire chez l’enfant à naître, un risque de cancer du sein/de la prostate ;
• des actions sur la croissance, le comportement, la régulation du cerveau, des os, du cœur, du foie ;
• des effets sur le développement des organes (atteintes cardiaque, de l’oreille interne, du cerveau) ;
• un diabète de type 2, une obésité, de l’asthme ;
• une apparition de cellules tumorales et cancéreuses ;
• un affaiblissement du système immunitaire ;
• une diminution de l’efficacité des chimiothérapies…
La liste n’est pas exhaustive et de nouvelles preuves de sa toxicité s’ajoutent régulièrement à celles déjà nombreuses. L’EFSA finalisera, fin 2014, une évaluation complète des risques associés au bisphénol A.
Il convient de noter que les populations à risque sont la femme enceinte ou allaitant [1, 2], les enfants, les nourrissons et les personnes exposées professionnellement.
L’EFSA a reconsidéré, en janvier dernier, la dose d’exposition journalière maximale acceptable (DJA), la portant à 5 µg/kg/j (10 fois moins que celle tolérée jusqu’à présent !).
De plus, les perturbateurs endocriniens ne se plieraient pas au principe de « la dose fait le poison » et seraient susceptibles d’exercer des effets plus importants à faible dose qu’à dose plus élevée. Wozniack et al. [3] enregistrent des effets à des doses de 1 pmol. Le Programme national de toxicologie américain [4] précise que ces effets, dits low-dose, peuvent apparaître dès 0,23 µg/l.
Par suite de publications scientifiques, expertises et contre-expertises, les institutions publiques ont décidé d’appliquer le principe de précaution avec le calendrier suivant :
• interdiction de la production et de la commercialisation de biberons avec du bisphénol A en France (juillet 2010) ;
• remplacement du papier thermique de caisse par un support dépourvu de bisphénol A par les enseignes U (janvier 2011) ;
• interdiction de contenants alimentaires pour les nourrissons et les enfants de moins de 3 ans avec du bisphénol A (janvier 2013) ;
• interdiction étendue à tous les contenants alimentaires et dispositifs médicaux pour bébés et femmes enceintes (janvier 2015).
En odontologie, le bisphénol A est utilisé dans la synthèse de la matrice de monomères tels que le bis-GMA, que l’on retrouve dans les résines composite, les adhésifs et les sealants. Plusieurs études ont cherché les taux de bisphénol A et de ses dérivés présents dans la salive après application des résines composite et polymérisation. Les résultats sont très variables : dans certaines études in vitro et in vivo, il en est retrouvé tandis que dans d’autres, il n’est pas détecté. Ces variations sont liées à la technique de détection.
Olea et al. [5] ont collecté de la salive de patients ayant eu un scellement de sillons avec une résine contenant du bis-GMA. Ils concluent que l’utilisation de ce type de résine contribue à augmenter l’exposition humaine au bisphénol A en rapportant des taux allant de 90 à 931 µg. Kingman et al. [6] montrent que le placement de résine composite entraîne, au moins pendant une courte durée, une augmentation de la concentration de bisphénol A dans la salive et dans les urines. Cette concentration est importante dans la salive au bout de 1 heure puis elle chute au bout de 8 heures. Parmi les études décelant du bisphénol A après la pose de sealants, le niveau décroît au cours du temps avec une détection au bout de 3 heures pour la plus tardive. Joskow et al. [7] trouvent un niveau de bisphénol A dans les urines supérieur à la normale 1 heure après le placement de sealants mais diminuant au bout de 24 heures. Quant à la présence systémique, Fung et al. [8] ne relèvent pas de bisphénol A dans le sang à 5 heures après son placement.
Ainsi, le risque d’exposition chronique au bisphénol A après la pose d’un matériau dentaire à base de résine est peu probable. Cependant, ces études ne sont peut-être pas assez sensibles pour détecter des doses très faibles, qui pourraient être relarguées pendant une plus longue durée. D’autres études sont donc nécessaires pour évaluer l’absorption systémique potentielle de bisphénol A et de ses dérivés ainsi que l’éventuel relargage à long terme, par usure notamment du matériau.
Les résines composite sont composées de dérivés de bisphénol A plutôt que de bisphénol A pur (fig. 1). Le bis-GMA (fig. 2) est le dérivé le plus fréquemment utilisé : il présente des groupes méthyle méthacrylate ajoutés. Il existe d’autres dérivés : le bisphénol A diméthacrylate (bis-DMA) (fig. 3), le bisphénol A éthoxylate diméthacrylate (bis-EMA), l’uréthane modifié bis-GMA et l’éther de bisphénol A diglycidylique (BADGE, bisphenol A diglycidyl ether) [9]. Si le bisphénol A pur n’entre pas dans la composition des biomatériaux dentaires mais est pourtant bien décelé dans la salive après la pose du matériau, il pourrait être le résultat de l’hydrolyse de bis-DMA par les estérases salivaires (fig. 3), au niveau de ses liaisons ester. Le bis-GMA ne subit pas cette réaction, sa structure chimique avec des liaisons éther stables prévenant l’hydrolyse (fig. 2).
La seconde origine de la présence de bisphénol A pourrait être liée à des impuretés : résidus du processus de synthèse du bis-GMA ou du bis-EMA.
Pour tenter de réduire/d’éliminer la présence de bisphénol A dans la cavité buccale, plusieurs stratégies ont été suggérées.
Quels que soient les biomatériaux à base de résine (adhésifs, composites ou sealants), de 20 à 45 % des monomères restent non polymérisés après prise et peuvent être potentiellement relâchés dans la salive. Ils sont surtout présents à la surface du matériau, zone où l’exposition à l’oxygène inhibe la polymérisation. Les études de Rueggeberg et al. [10] et de Komurcuoglu et al. [11] montrent que le brossage avec une cupule enduite de ponce, juste après la pose du matériau, permet le retrait de la couche inhibée et élimine plus de 90 % des monomères résiduels (fig. 4). L’application d’un rouleau de coton sec ou humide permet aussi son retrait ainsi que, dans une moindre mesure, le spray eau/air à 70 %. Selon Sasaki et al. [12], un gargarisme d’eau tiède pendant 30 secondes par le patient, après placement du matériau à base de résine, réduirait également le niveau salivaire de bisphénol A (fig. 5). Les résines composite en technique indirecte ou fabriquées par CFAO (conception et fabrication assistées par ordinateur) permettent l’obtention de restaurations avec des taux de conversion élevés quasiment sans libération de monomères résiduels.
L’isolation par la pose de la digue permet de limiter l’exposition. De plus, une photopolymérisation suivant au minimum les durées préconisées par les fabricants, et même prolongées (jusqu’au double du temps conseillé), permet de réduire le taux de monomères libres. Dans le cas de l’utilisation de composites photopolymérisables, la couche inhibée par l’oxygène est riche en monomères libres. Une deuxième photopolymérisation après avoir recouvert la restauration de glycérine, permet, en optimisant la polymérisation, de limiter ce relargage de monomères.
Il existe des résines composites à base d’uréthane diméthacrylate (UDMA) ou de silorane.
Le « zéro bisphénol A » est possible avec le recours aux ciments verre ionomère (CVI) à haute viscosité ou encore avec une famille émergente de biomatériaux minéraux : les carbomères. Mais pour l’heure, aucun ne se substitue définitivement aux résines composites, leurs résistances mécaniques et leurs propriétés esthétiques étant largement inférieures. En technique indirecte, l’utilisation de la céramique-biomatériau biocompatible par excellence ou de blocs en composite par CFAO qui possèdent un taux de conversion optimal est une façon simple de s’affranchir de ces monomères libres.
Le relargage du bisphénol A par les biomatériaux dentaires est limité, voire inexistant, et n’en représente qu’une source infime parmi les multiples autres expositions quotidiennes. Aucune étude ne met en évidence clairement l’influence du bisphénol A sur l’organisme par suite de la pose de biomatériaux dentaires et le relargage mesuré diminue dans le temps. Il est donc exclu, à ce jour, d’écarter de notre arsenal thérapeutique les biomatériaux avec bis-GMA.
Le relargage de bisphénol A étant liés aux impuretés et à la manipulation du matériau, il apparaît aussi pertinent que simple d’utiliser des biomatériaux d’industriels « sérieux », de bien les manipuler et de mettre en œuvre les techniques limitant le relargage de monomères. Dans l’idée du principe de précaution et les effets étant surtout en rapport avec une exposition lors de la période prénatale et néonatale, il conviendrait de réduire particulièrement l’exposition pendant la grossesse.
Pour la suite, il serait légitime de demander aux fabricants la composition exacte de leurs produits (pas toujours accessible), d’élaborer des tests fiables de détection du bisphénol A, d’évaluer la toxicité potentielle des autres monomères présents dans nos biomatériaux (HEMA hydroxyethyl methacrylate ; TEGDMA, triethyleneglycol-dimethacrylate… ) et d’encourager la mise au point de biomatériaux de substitution, sans dérivés de bisphénol A ou sans résine.