Clinic n° 08 du 01/09/2014

 

Enquête

Marie Luginsland  

Séduire le consommateur ne suffit plus. Sur un marché saturé en intervenants et en innovations, les marques bucco-dentaires déploient de nouveaux moyens en direction des chirurgiens-dentistes, un cœur de cible privilégié pour sa crédibilité auprès des patients. Marie Luginsland

C’est décidément un sourire forcé qu’affichent les marques du bucco-dentaire. Depuis 5 ans, le marché est frappé par l’érosion et ne doit son salut qu’aux innovations et aux produits à forte valeur ajoutée.

Crise oblige, les trois segments – cosmétique, hygiène et thérapeutique – sont touchés. Pour autant, les marques n’ont pas perdu de leur mordant. À grand renfort de créativité, elles tentent de dynamiser le marché sur ces trois segments. Et d’en grignoter quelques parts.

Promesses de splendeur

Côté hygiène, les dentifrices pour adultes sont en perte de vitesse et les fabricants puisent dans le registre cosmétique en jouant la gamme blancheur. C’est ainsi que Colgate a lancé Max White One Luminous en 2013 puis, en début d’année, Max White One Optic. De son côté, Unilever a monté en puissance White Now avec White Now Gold et a osé, en janvier, le premier dentifrice masculin, Signal White Now Men !

Son rival ne demeure pas en reste. Après avoir fait entrer en 2013 sa gamme Oral-B sur le marché du dentifrice, Procter & Gamble a lancé, en début d’année, Oral-B 3D White et ses promesses d’élimination des taches en 7 jours… S’ensuit le développement de fonctions spécifiques : éclat et soins, redensification de l’émail, protection contre les taches… Une brosse à dents manuelle à tête flexible pour polir les dents en douceur et un fil dentaire spécial blanchiment complètent la gamme.

Le boom du bain de bouche

Parallèlement, les produits thérapeutiques, historiquement tournés vers la prévention de la carie, se déclinent dans diverses pathologies : dents sensibles, érosion dentaire, diminution de la sécrétion salivaire, usure dentaire, déminéralisation…, ou en implantologie, secteur où la recherche et développement est intense. Les marques signent ce tournant par des gammes « pro » destinées au grand public. Derrière cette diversité perce la volonté de se différencier en intensifiant l’approche médicale. C’est ainsi que Pierre Fabre a anticipé sur la prise en charge de la visite du quatrième mois de la femme enceinte en lançant, fin 2013, la brosse à dents Inava maternité.

Les bains de bouche, aujourd’hui très segmentés entre les produits thérapeutiques dont certains avec AMM et les produits d’hygiène, gagnent du terrain sur les déodorants de l’haleine (pastilles et spray) dans la lutte contre l’halitose. Les fabricants insufflent de nouvelles formules. Procter & Gamble avec Pro-Expert Multi-Protection Menthe extra-fraîche, Listerine avec Fraîcheur intense, sa septième version. Avec des promesses. « Vingt-deux pour cent des Français achètent un bain de bouche contre 44 %, voire 50 % de la population dans les pays anglo-saxons », rappelle Frédéric Noirot, chef de groupe Listerine chez J & J, avant d’assurer que la marque doublera la taille de son marché d’ici à 2017 !

Côté médical, les bains de bouche sans alcool ont pris du poids avec l’arrivée d’Éludril Perio. Plus forte­ment dosé en actif antiseptique bactéricide (chlorhexidine 0,20 %) que les autres produits de la gamme Éludril Gé et Éludril Pro, le dernier né de Pierre Fabre Oral Care est indiqué en traitement d’appoint des affections parodontales tout comme pour les soins préopératoires et postopératoires.

High-tech

Toujours dans le souci d’une plus grande médicalisation, Procter & Gamble a lancé un adhésif antiparticules pour prothèses amovibles. Un embout plus fin et une formule plus fluide permettent une meilleure application et, par conséquent, une barrière renforcée contre les particules alimentaires. Autre exemple de cette médicalisation, les accessoires (brossettes interdentaires, fil dentaire et brosses à dents électriques) sont les seuls segments avec les bains de bouche à afficher de nettes progressions de ventes. Le marché de la brosse à dents électrique, encore balbutiant comparé à ses voisins d’Europe du Nord, se développe grâce au high-tech. Oral-B parvient à maintenir sa pole position – 90 % de parts de marché – en visant le haut de gamme depuis fin 2013 avec la Black 7 000 trizone et ses six fonctions. Comble de la sophistication, la filiale de Procter & Gamble a sorti, au début de l’été, une application permettant de connecter la brosse à dents par Bluetooth (!) à un téléphone portable.

Dans cet environnement hyperconcurrentiel et alors que les circuits de distribution – pharmacies et grandes et moyennes surfaces (GMS) – marquent des signes d’essoufflement, les marques misent plus que jamais sur le chirurgien-dentiste qui, par ses recommandations, donnera le crédit nécessaire à leur nouvel élan commercial.

Au cours des deux dernières années, elles ont renforcé de manière significative leur réseau de délégués dentaires. Ainsi Pierre Fabre Oral Care, qui dispose du plus grand réseau de délégués dentaires en France, a monté ses effectifs à 46. Colgate, de son côté, vient d’augmenter son réseau de 20 % en l’espace de 1 an.

Des partenaires choyés

C’est dire si la profession est convoitée. « Il est clair qu’aujourd’hui, les chirurgiens-dentistes sont encore plus sollicités par les marques qu’autrefois », reconnaît Frédérique Dehainault, chef de Groupe Marketing France chez Pierre Fabre. Leur caution – élément de différenciation – est recherchée par les marques. « L’impact de la recommandation d’un produit par un chirurgien-dentiste est prouvé. Elle est déterminante pour l’achat mais aussi pour la fidélisation au produit », note Marianne Le Reste, directeur des Affaires scientifiques et dentaires chez Colgate et responsable des relations avec les universités dentaires et pharmaceutiques ainsi que de la coordination de la promotion des gammes bucco-dentaires auprès des professionnels dentaires. « Pour toutes les marques, la dynamique repose sur la qualité du contact avec le chirurgien-dentiste. Il s’agit d’une évolution du métier. Nous sommes passés d’une culture du produit à une culture de service », poursuit-elle.

Certes, les laboratoires intensifient leur approche, à grand renfort de kits d’hygiène distribués aux patients lors des séances d’éducation bucco-dentaire. Pour autant, leur faculté à instaurer une relation avec les chirurgiens-dentistes, qu’ils qualifient de « partenaires », est déterminante. « Notre cœur de métier est d’accompagner le chirurgien-dentiste en complément de ses soins au fauteuil avec une gamme adaptée. Nous apportons au chirurgien-dentiste et à son patient la garantie d’un traitement professionnel », définit Frédérique Dehainault. Elle précise que les produits Pierre Fabre Oral Care ont essentiellement une visée thérapeutique, avec des médicaments AMM comme Éludril et Arthrodont et une gamme médicale innovante de brosses à dents Inava.

Du fauteuil à la recherche et développement

Quand la visite médicale ne se limite pas à un simple matraquage commercial, elle engage le praticien et le délégué dentaire dans une relation gagnant-gagnant. En témoigne Philippe Lévy, praticien à Strasbourg et président de l’association Alpha Omega : « Nos échanges avec les délégués dentaires permettent de faire remonter nos besoins en innovation-produit tout en nous fournissant en nouvelles données scientifiques. À la différence de purs commerciaux, ils nous livrent des bibliographies et nous aident à comprendre le fonctionnement des produits. » Patrick Simsolo exerce dans un centre de santé dentaire d’Aix-en- Provence et reçoit, comme son confrère de Strasbourg, la visite de la déléguée dentaire de Pierre Fabre Oral Care au moins 5 fois par an. « Les délégués dentaires répondent aux besoins des praticiens dans une relation de confiance et de complémentarité. Cela est très important car dans la pratique du cabinet, nous avons très peu de temps. La déléguée dentaire nous fournit des réponses très rapides au sujet des nouveaux produits et des pathologies que nous rencontrons », apprécie-t-il.

Proactifs, les laboratoires se nourrissent de ces relations pour enrichir leurs données sur les problématiques rencontrées au fauteuil, comme les nouvelles pathologies en odontologie pédiatrique. « Chez les enfants, la denture est de manière générale en meilleur état mais l’érosion des dents pose un réel problème. On note une grande sensibilité aux collets ainsi qu’une récession gingivale due notamment à l’orthodontie. Un autre souci est posé par la déminéralisation en surface des dents », relève Philippe Lévy. Tandis que Patrice Simsolo note également, chez les enfants, « de plus en plus de cas d’usure d’émail avec sensibilité. Il arrive même que des enfants présentent des premières molaires sans émail. Cela dépasse la simple pathologie en termes de sensibilité ».

Marketing ou santé publique

Comme ailleurs dans le monde, Colgate dispose d’un panel de chirurgiens-dentistes français qui participent à l’émergence de nouveautés. « Ils injectent l’idée de nouveaux produits tout comme ils valident certaines innovations et aident à optimiser des formules », expose Marianne Le Reste.

Partenaire, boîte à idées ou encore vecteur de recommandations, l’image du praticien est multiple. Cependant, les stratégies d’approche des laboratoires ne sont pas toujours bien reçues par la profession. « Chacun doit rester sur son cœur de métier », assène Pierre Dana. Ce praticien installé depuis 34 ans dans le douzième arrondissement de Paris plaide en faveur d’une communication éducative sur l’entretien global du système buccal. « Une approche que n’ont malheureusement pas les fabricants », constate-t-il. Affirmant que le chirurgien-dentiste détient un potentiel de crédibilité important auprès de ses patients, il ne se sent pas démuni pour communiquer tant en préventif qu’en curatif. Tout au plus, les marques peuvent-elles jouer un rôle de soutien.

Même constat pour Philippe Denoyelle, président de l’UJCD-Union dentaire qui estime que « chacun doit rester dans son camp ». « Les fabricants ne s’attaquent pas aux vrais problèmes », juge-t-il. Le praticien ne nie pas l’importance de l’hygiène et de la prévention. Mais, selon lui, les réponses se situent davantage dans un suivi régulier de soins et des obligations de contrôle, à l’instar des pays du nord de l’Europe, que dans des campagnes marketing. Au sujet de celles-ci, il dénonce même les promesses de l’industrie qui font croire aux miracles. « Non seulement les patients ne s’y retrouvent plus mais, en plus, ils ressentent une énorme pression, particulièrement les jeunes. À 18 ans, à l’âge de l’insouciance, ils sont obnubilés par le blanchiment des dents ! Il faudrait d’abord s’entretenir la bouche et se faire suivre régulièrement plutôt que de risquer l’usure par des pâtes abrasives », regrette-t-il, soulevant le paradoxe du discours des fabricants qui colmate les carences d’une politique de santé publique, ses déremboursements, son manque d’investissement en prévention…

Objet militant et site Internet exclusif

Faut-il laisser l’hygiène et la prévention aux mains des multinationales ? Pour Philippe Denoyelle, le message délivré ne peut être que source de disparités entre les populations qui auront accès aux produits bucco-dentaires et celles qui n’en auront pas les moyens financiers.

Les fabricants, qui joignent à leurs produits des conseils et des règles, se défendent de se substituer aux praticiens en matière d’éducation. Ils affirment agir en complémentarité des soins au fauteuil. À titre d’exemple, la brosse à dents connectée Oral-B est présentée comme un objet militant pour la cause de l’hygiène bucco-dentaire. En effet, l’application permettra au chirurgien-dentiste d’entrer ses conseils qui seront communiqués en temps réel au patient via son smartphone.

Les laboratoires, qui jouent la carte de la complémentarité, resserrent les liens, soient-ils virtuels. Pierre Fabre Oral Care vient ainsi de lancer son site www.pfoc-services.fr. « Il s’agit d’un site Internet de commande en ligne, à destination exclusive des chirurgiens-dentistes. Il permet de réaliser des commandes de brosses à dents et de brossettes pour commencer les séances d’hygiène bucco-dentaire. Ce site sécurisé sera ensuite enrichi de services complémentaires sur l’actualité scientifique et professionnelle », décrit Frédérique Dehainault.

Une communication surveillée

Les fabricants redoublent de créativité dans le numérique, notamment en direction de la formation. Colgate investit ainsi l’e-learning avec, demain, des possibilités d’autoévaluation sur différentes pathologies.

S’agit-il d’un repli pour les marques bridées par la loi sur la transparence ? À coup sûr, il leur est aujourd’hui plus difficile de proposer congrès et colloques aux praticiens. Pierre Fabre Oral Care a trouvé la parade par des conférences interdisciplinaires sur le tabagisme féminin évoquant l’hygiène buccale et la prévention des interactions hormono­fœtales.

Pour autant, la législation contre les conflits d’intérêts limite considérablement le champ d’intervention des laboratoires. Philippe Lévy en sait quelque chose. « La loi sur la transparence est très contraignante et cela devient un casse-tête pour trouver des intervenants à nos soirées conférences. Nos membres recherchent pourtant des informations. Ils veulent en ressortir avec des applications cliniques et un appui scientifique. »

Le Sunshine Act à la française ou les limites d’une entente cordiale

Cadbury, Henkel, Colgate et même Wrigley s’affichent en partenaires de l’UFSBD. La profession a toujours exercé un fort pouvoir d’attraction sur les multinationales tant son champ d’action est vaste.

Mais depuis le 1er octobre dernier, il n’est plus possible de faire avaler des couleuvres aux pouvoirs publics. La loi impose une transparence sur les liens entre les laboratoires et les professionnels de santé, et tout particulièrement sur les avantages accordés.

Du reste, comme le rappelle Alain Moutarde, secrétaire général du conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes et président de la Commission de la vigilance et des thérapeutiques, « il s’agit d’une disposition du Code de la santé : aucun ne peut faire la promotion et ne peut vendre des produits de santé ».

Certes, les connaissances des produits d’hygiène font partie de l’information du professionnel. Pour autant, la frontière, bien que ténue, n’en est pas moins nette. « Notre profession réglementée détient un droit de prescription inaltérable. C’est ce droit qui définit la limite entre la pertinence du produit en fonction de la pathologie à traiter et l’action promotionnelle pour un produit tiers. »

Une ligne de conduite qui garantit l’indépendance du praticien et lui évite de succomber à la tentation d’échanger quelques bons services contre des brosses à dents !