Clinic n° 05 du 01/05/2014

 

Prothèse amovible complète/Prothèse maxillo-faciale

Latifa MERDES*   Nadia TABBI-ANENI**   Pierre LE BARS***  


*MCA en prothèse dentaire *
lmerdes@yahoo.fr
**Professeur en prothèse dentaire
Service de prothèse
Département de médecine dentaire
Faculté de médecine
Université Badji Mokhtar - BP12
23000, Annaba, ALGÉRIE
n.tabi@yahoo.fr
***MCU-PH UFR d’odontologie
Place Alexis-Ricordeau,
44000 NANTES
pierre.le-bars@univ-nantes.fr

La microstomie coexiste souvent avec un trismus postradique par suite d’une fibrose de la musculature masticatrice. Le praticien doit surmonter une difficulté supplémentaire pour la restauration prothétique de l’édentement total. L’originalité de notre démarche a résidé dans la prépondérance de l’étape préprothétique et l’adaptation progressive aux spécificités du cas pour l’étape prothétique, ce qui a été déterminant pour le succès du traitement.

La microstomie est définie comme un orifice buccal anormalement petit. Elle coexiste souvent avec un trismus. Ce dernier représente une limitation de l’ouverture buccale à une valeur inférieure à trois travers de doigts, voire à 35 mm [1]. Plusieurs étiologies ont été évoquées, entre autres les traitements contre le cancer, qu’ils soient chirurgicaux et/ou radiques, de la tête et du cou, les micro-invasions des muscles masticatoires, les fibroses musculaires (fig. 1), les brûlures faciales et les accidents balistiques. Lorsqu’il est postradique, le trismus devient une conséquence tardive à l’instar des caries radiogènes et de l’ostéoradionécrose à l’inverse de la mucosite actinique, des infections buccales ainsi que des lésions des glandes salivaires [2].

La radiothérapie fait partie de l’arsenal thérapeutique pour le traitement des cancers de la sphère cervico-faciale [2], l’un des plus redoutables étant celui du cancer du cavum ou rhino-pharynx. La radiothérapie seule ou associée à la chirurgie est le protocole à suivre en cas de carcinomes ou d’épithéliomas [2]. Le carcinome du cavum, ou nasopharyngeal carcinoma (NPC), présente une incidence de 8-12 pour 100 000 habitants au Maghreb.

Le trismus peut s’installer après la radiothérapie au bout de 3 à 6 mois [2, 3]. Cela est dû à l’apparition d’une endartérite dans les tissus irradiés, entraînant une diminution de la vascularisation et aboutissant à une fibrose de la musculature masticatrice. Il semblerait que les ptérygoïdiens soient les principaux muscles concernés [2]. Cette limitation est une difficulté technique à surmonter à tout moment de la construction prothétique [4]. Les bonnes pratiques cliniques, dans ce cas, ne sont pas bien répertoriées dans la littérature médicale ; en revanche, certaines techniques ont été citées, par exemple la chirurgie [3]. Il est très difficile d’aboutir à une restauration prothétique avec une ouverture buccale inférieure à 16 mm [1, 5]. La physiothérapie, fondée sur la rééducation maxillo-faciale et la mécanothérapie [6], est une autre thérapeutique consistant à faire exécuter aux articulations temporo-mandibulaires des mouvements aux moyens d’appareils dits mobilisateurs [6, 7]. Si ces deux premières techniques ne sont pas possibles, une troisième solution, complémentaire, s’offre aux praticiens : une modification de la technique prothétique dans les différentes séquences, essentiellement la prise d’empreintes, et une adaptation des formes atypiques aux bases prothétiques [3, 5, 8]. Le traitement prothétique d’une patiente édentée présentant une microstomie après irradiation constitue la trame de cet article.

Situation initiale

Une patiente édentée totale âgée de 49 ans avec un trismus postradique se présente à notre consultation. Elle a terminé un traitement mixte contre le cancer – chimiothérapie et radiothérapie (70 grays) – depuis 18 mois, à la suite d’un carcinome du cavum. Une microstomie est le signe le plus caractéristique à l’examen exobuccal. La perlèche est bilatérale. La dynamique mandibulaire, essentiellement pour l’ouverture buccale, est limitée à 1,5 travers de doigt environ. Elle est porteuse de prothèses amovibles complètes (PAC) depuis plus de 5 ans. Elle rapporte la suspension du port de ses prothèses au moment de la chimiothérapie et l’impossibilité de les insérer depuis l’installation du trismus buccal. À l’examen endobuccal, on note des crêtes mandibulaires basses et arrondies. Un palais plat et une muqueuse cliniquement saine sont observés au niveau maxillaire. Une xérostomie est également présente.

Phase préprothétique

Dans un premier temps, devant l’impossibilité de prendre des empreintes, la patiente est orientée vers la médecine physique avec, parallèlement, la mise en œuvre d’une rééducation afin qu’elle bénéficie d’une physiothérapie de rééducation maxillo-faciale. Pendant la même période, dans notre service, nous lui apprenons à faire les exercices musculaires lingo-mandibulaires décrits par Seaver en l’absence de dispositif prothétique (fig. 2 et 3) : « Protraction et rétraction de la langue dans une position la plus basse ; mouvements de rotation de la langue dans un sens puis dans l’autre, la bouche étant largement ouverte ; relaxation de la langue avec recherche d’une concavité au niveau de sa face dorsale lorsqu’elle est située dans sa position la plus basse » [9]. Cette gymnastique linguo-faciale doit être pratiquée devant un miroir, 2 fois par jour en moyenne pendant 10 à 15 minutes, avec la prescription de massages faciaux, dans le même contexte. Au bout de 1 mois d’exercices et de kinésithérapie, l’amplitude de l’ouverture buccale est de 2 travers de doigts (fig. 4 et 5).

Phase prothétique

Il s’agit d’adapter chaque étape du traitement au cas présent.

L’utilisation d’un porte-empreinte de série au maxillaire n’occasionne pas de problème majeur. Un élastomère lourd de type Proteasyl® (Vannini Dental Industry) est choisi pour enregistrer l’empreinte préliminaire à la mandibule, en adaptant un fil de jonc (fig. 6). L’empreinte est réalisée sans porte-empreinte de série (fig. 7). Un alginate ou du plâtre à empreinte, nécessitant une ouverture buccale plus importante et un support rigide, ne peuvent pas être utilisés.

L’étape suivante, au laboratoire, consiste à fabriquer 2 porte-empreintes individuels ajustés en polyméthacrylate de méthyle. Afin d’éviter un marginage de la ligne de réflexion muqueuse en raison de la dynamique mandibulaire limitée, de la fragilité des muqueuses et de la xérostomie, une base molle (Mollosil®) à prise buccale est utilisée pour obtenir des empreintes secondaires (fig. 8). L’application d’une fine couche de Proteasyl® léger permet d’améliorer les résultats obtenus (fig. 9).

Au moment de l’enregistrement du rapport intermaxillaire (RIM), la patiente, guidée par le praticien, n’arrive pas à atteindre la relation centrée. Cette situation implique une arcade maxillaire largement circonscrite par l’arcade mandibulaire avec des axes intercrêtes inversés, soit une difficulté supplémentaire pour le montage des dents. Ainsi, le choix de concevoir une prothèse évolutive va faciliter l’approche progressive du rapport intermaxillaire. Pour cela, un plan de morsure bilatérale est conçu sur articulateur semi-adaptable réglé à des valeurs moyennes de 40° de pente condylienne, de 15° d’angle Bennett avec une surélévation de 2 mm de la dimension verticale d’occlusion, afin de mettre en œuvre un recul mandibulaire par l’effet relaxant musculaire recherché du plan de morsure (fig. 10 à 12).

Lors de l’insertion des prothèses évolutives, l’usage de la résine retard de type Hydrocast® (Kerus DN) au niveau de l’intrados améliore l’adhésion et la qualité du joint périphérique au niveau maxillaire en préservant les fibromuqueuses fragiles durant cette phase de positionnement.

Au bout de 3 semaines de suivi, un recul mandibulaire dans une position reproductible et médiane est constaté. Sa valeur finale est estimée à 2 mm (fig. 13). La qualité de la rétention prothétique au niveau maxillaire est nettement améliorée (fig. 14). Un montage conventionnel des dents de type semi-anatomique (20°) après l’enregistrement du rapport intermaxillaire est réalisé. Après l’étape de l’essai clinique et l’acceptation par la patiente, la polymérisation des prothèses amovibles complètes d’usage (fig. 15) finalise la confection prothétique (fig. 16).

Phase postprothétique

L’objectif, à ce stade, est de maintenir le résultat obtenu et de préserver la patiente d’éventuelles pathologies liées au port des prothèses.

La patiente est formée à un protocole d’hygiène bucco-prothétique qui proscrit le port continu des prothèses en raison de sa fragilité tissulaire et de sa xérostomie salivaire. En préconisant un rinçage de la bouche après chaque repas et un brossage avec massage biquotidien des muqueuses des surfaces d’appui avec une brosse à dents souple, la patiente participe activement au traitement. Il convient de pratiquer un nettoyage mécanique, indispensable au moins 1 fois par jour le soir avant le coucher avec du savon neutre. Enfin, l’adoption d’une conservation prothétique à l’air libre pour limiter la colonisation microbienne des prothèses est recommandée.

La patiente, en bénéficiant de tous les contrôles et équilibrations occlusales, a pu être suivie régulièrement, chaque semaine puis à des intervalles réguliers mensuels. De plus, une disponibilité de prise en charge a été instaurée en cas de douleur et/ou de blessure constituant une sécurité en cas d’urgence.

Résultat

Le résultat clinique est satisfaisant sur les plans esthétique et fonctionnel (fig. 17 et 18).

Discussion

Dans ce travail, pour résoudre le problème du trismus postradique et la microstomie, différentes solutions ont été mises en œuvre. Plusieurs auteurs ont fait face à ce genre de difficultés en adoptant des formes et/ou des étapes atypiques de restaurations prothétiques [4, 10-12]. Des solutions sont proposées à l’étape des empreintes par fractionnement des porte-empreintes et lors de la polymérisation par des sectorisations des bases prothétiques. Dans notre démarche, l’étape préprothétique [6] a été déterminante, à la suite de l’augmentation de la valeur de l’ouverture buccale grâce à la rééducation maxillo-faciale. S’il est demandé aux patients d’enlever leurs prothèses amovibles au moment de la chimiothérapie, c’est par crainte de la vulnérabilité durant l’aplasie médullaire et de ses conséquences en cas de traumatisme prothétique. Selon les recommandations de la Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer française (1999), « le port des prothèses est différé tant que la fragilité des muqueuses persiste ». Dans le même sens, « le délai de la mise en place de prothèses amovibles doit être discuté en fonction de plusieurs paramètres, dont l’état et la sensibilité des tissus irradiés » [13]. La difficulté d’accéder à la relation centrée nous a obligés à opter pour une mise en condition neuromusculaire afin d’aider le déplacement mandibulaire dans le sens antéro-postérieur par une prothèse thérapeutique de transition. L’usage d’un produit adapté et efficace tel que la résine retard favorise une restauration préprothétique des tissus de soutien en améliorant la qualité de l’adhésion et la sustentation des prothèses amovibles complètes et en procurant un confort musculaire qui contribue au retour du réflexe mandibulaire. Enfin, la collaboration de la patiente pendant plus de 3 mois a contribué à la restauration bucco-dentaire. Il s’agissait donc de mettre en œuvre des approches classiques en conjuguant plusieurs aspects thérapeutiques et en évitant la mise en œuvre de techniques de restaurations sectorisées ou sectionnées [11]. Ces dernières méthodes demeurent complexes et réclament un savoir-faire évident.

Conclusion

La microstomie constitue un obstacle majeur au traitement prothétique d’un édenté total. L’étape préprothétique demeure déterminante pour assurer le succès du traitement. Il convient de mettre en œuvre une conception originale, en adoptant des étapes atypiques mais complémentaires et, surtout, en tenant compte des spécificités cliniques de chaque cas. Nous incitons les praticiens à s’investir d’avantage dans des traitements préprothétiques avant de mettre en œuvre une restauration classique. Cette approche permet d’essayer d’améliorer l’efficacité fonctionnelle masticatrice, phonétique et esthétique, qui constitue l’attente majeure des patients. Toutefois, un suivi à vie demeure nécessaire tant du point de vue prothétique que général compte tenu de la fragilité tissulaire et de la crainte d’une récidive de la pathologie carcinologique.

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