Clinic n° 01 du 01/01/2014

 

Le grand entretien

ANNE-CHANTAL DE DIVONNE  

La recherche et la formation ont considérablement évolué ces dernières années. En contact étroit avec les UFR et directrice du laboratoire de physiopathologie orale moléculaire de l’INSERM, Ariane Berdal nous propose un état des lieux optimiste en odontologie : innovation biomimétique, intérêt scientifique croissant d’autres spécialités pour le secteur dentaire, l’heure semble être à la transversalité disciplinaire. Entretien avec une femme qui ne manque pas d’idées…

ARIANE BERDAL Professeur des universités - Praticien hospitalier en biologie orale (57-03) UFR Odontologie-Garancière - USPC - Université Paris-Diderot Centre de référence « Malformations rares de la face et de la cavité buccale » MAFACE - Hôpital Rothschild - APHP Equipe INSERM Physiopathologie orale moléculaire - POM - Centre de recherche des Cordeliers - Paris

Quel est l’état des lieux de la recherche en odontologie ?

L’odontologie hospitalo-universitaire est adolescente. Le système universitaire est mature. L’évolution hospitalière est inachevée. Aujourd’hui, les cadres de nos UFR ont un parcours scientifique de niveau équivalent à celui de nos homologues médecins. La recherche a pris forme grâce à l’investissement de nos pairs. Notre formation clinique fut historiquement du compagnonnage dans des dispensaires universitaires entremêlés avec le libéral. Aujourd’hui, des patients porteurs de pathologies lourdes sont chez nous. Nos services s’intègrent, pas à pas, à la logique hospitalière. Les internats qualifiants ont été créés depuis peu. Grâce à ce nouveau contexte hospitalier, les étudiants se confrontent à des patients qu’ils ne retrouveront pas en cabinet. Les futurs médecins de ville le font depuis des décennies. Un premier type de patient a un accès difficile aux soins par sa précarité. C’est une population à risque, éventuellement porteuse de maladies « nouvelles » comme la tuberculose. Malheureusement, dans notre économie européenne en transition, cette population augmente. Le second type de patients présente des pathologies générales : handicap, troubles métaboliques, nutritionnels ou inflammatoires, diabète, obésité, anorexie ou encore malformations graves débordant du cadre dentaire. Cette évolution hospitalière positive pourrait fragiliser la formation spécifiquement odontologique. Des ajustements sont à réfléchir.

Il aura fallu 30 ans d’une odontologie issue des écoles privées (ma mère, chirurgien-dentiste, mon père, prothésiste puis peintre, m’en ont nourri toute mon enfance et je les en remercie). Il aura fallu ces 30 années pour accéder à la maturité universitaire avec des diplômes et des laboratoires à parité avec ceux des médecins. Et il faudra encore quelques dizaines d’années pour mettre en forme et affirmer l’odontologie hospitalière. La recherche a sa part dans cette métamorphose.

Dans ces conditions, comment évolue la recherche ?

En matériaux, la recherche a été et reste très puissante. Cet exercice est naturel aux chirurgiens. Cependant, les sciences thérapeutiques ont évolué par les connaissances moléculaires et nanostructurales issues de la biochimie. Nous sommes dans la période de la « biomimétique ». Nos chercheurs reconstruisent le corps humain morceau par morceau – pancréas, os, dents ou une de ses parties, l’émail par exemple, que l’on sait parfaitement produire en boîte de Petri aujourd’hui avec des protéines synthétiques copiées des produits naturels.

Réciproquement, la médicalisation stimule la recherche. L’exploration des mécanismes des maladies buccales et dentaires est très contemporaine. L’émergence de médicaments dans l’arsenal de l’odontologiste de demain lui impose d’acquérir une assise biochimique, génétique, immunologique… C’est notre premier message pour les étudiants entrants, encore endoloris en biologie par son instrumentalisation dans leur concours d’entrée.

Quelles innovations peut-on attendre en clinique ?

La recherche apporte une micro-dentisterie, moins mutilante et sophistiquée. Là, nous sommes loin de la santé publique, mais plutôt dans nos tubes à essai.

L’issue clinique d’innovations fondamentales s’accélère ; construction et reminéralisation biomimétiques en lieu et place des matériaux résineux, biotraitements pulpaires en lieu et place des pulpectomies totales, repousse des dents concrète dans certaines formes de dysplasie ectodermique par un médicament issu de la génétique, médecine individuelle guidée par la génomique indiquant des susceptibilités aux maladies dentaires, enzymes thérapeutiques, nano-structuration des implants et des dispositifs chirurgicaux, imagerie et assistance par ordinateur pour la réhabilitation chirurgicale et prothétique, médicaments permettant le recrutement des cellules endogènes pour réparer les tissus, manipulation des cellules-souches dentaires, gingivales, médullaires pour la reconstruction d’organes perdus, notamment les grosses pertes de substance osseuse des mâchoires, ou d’autres tissus… grâce à des banques de cellules des patients, stockées dans des congélateurs. La liste est loin d’être exhaustive. Grâce à ce travail de fourmi, le praticien de demain ne mettra plus un clou « titanesque » ankylosé. Il posera un implant entouré d’un ligament immunocompétent qui préviendra la péri-implantite, une maladie… parodontale… émergente, n’est-il pas ? La surface de cet implant est actuellement travaillée dans l’alcôve des laboratoires partout dans le monde avec une protéine, un petit motif peptidique, une nano-surface, voire des cellules.

Les dispositifs de reconstruction ont pour fondement l’imitation de la Nature.

La médicalisation de l’odontologie permet-elle un rapprochement avec les différentes disciplines ?

Ne plus séparer l’odontologie du médical entre dans les mœurs. Mais qu’est-ce donc, la médicalisation de l’odontologie ? En fait une vieille histoire. Prenons la carie. Son traitement s’envisageait uniquement sur le plan de la restauration à la douce époque de ma mère, bercée de phrases fleuries comme « la douleur guide la fraise ». La cariologie est la première odontologie médicale. Le principe en est simple : d’abord traiter la perte de substance, c’est-à-dire une séquelle de la maladie – c’est le volet « restaurateur » qui demeure incontournable – et, ensuite, enrayer la cause de la maladie en rééquilibrant le milieu buccal – c’est le véritable soin de la carie. De même, la parodontologie a vu diminuer sa part chirurgicale au profit de la maintenance et d’approches médicamenteuses et médicales.

La tendance est de remplacer la seule restauration par une approche conjointe de santé bucco-dentaire s’attachant aux étiologies et aux dimensions sociétales et de santé publique des maladies. Ainsi, nous sommes portés par les autres disciplines. Nos maladies s’alimentent les unes les autres. On pourrait parler de paniers de maladies, par exemple celui des maladies parodontales avec le diabète, les maladies cardio-vasculaires et métaboliques, l’obésité…

Dès lors que les mécanismes moléculaires des maladies se précisent, la thérapeutique est modifiée, de la chirurgie au médicament.

Pour prendre un sujet qui m’est plus familier, il est impossible d’envisager un Centre de référence des malformations rares orales sans intégrer dans le parcours du malade le généticien, le chirurgien maxillo-facial, l’ORL, l’odontologiste et le plasticien. La prise en charge de ces patients est un carrefour des métiers. Et pour qu’ils communiquent, le lien doit être une culture scientifique et, tout aussi importante, l’empathie pour le patient et l’humanité. Comme dans la vie, il faut pratiquer une langue étrangère, celle de l’autre discipline. En cela, il faut reconnaître que les sciences « fondamentales » sont des dictionnaires. Les chercheurs universitaires deviennent des militants hospitaliers acharnés. Le corollaire de ces évolutions est que des disciplines distantes s’intéressent aux sciences dentaires.

Qu’est-ce qui, dans les sciences dentaires, intéresse les autres spécialités ?

Sur un plan fondamental, la cavité buccale abrite une richesse de tissus et de mécanismes. Elle constitue un véritable micro-cosmos de la biologie. De façon originale, les dents sont formées par un épithélium et un conjonctif comme la peau et les phanères. Et notre conjonctif a pour origine singulière le neurectoderme céphalique comme le cerveau. Comprendre les mécanismes dentaires permet d’éclairer le fonctionnement de nombreux organes : œil, peau, rein, os, cerveau, système immunitaire…

C’est là que le chercheur en biologie jubile, contribuant enfin en clinique ! Des patients de plus en plus complexes arrivent dans les services et les cliniciens adoptent une approche pluridisciplinaire de leur métier bénéficiant de la recherche translationnelle. Plus joyeusement encore, l’intérêt scientifique pour les dents et les mâchoires augmente de toute part. Aurions-nous réussi à convaincre ? Nous conduisons un projet conjoint aux deux UFR parisiennes avec la chimie que nous avons nommé « Once upon a tooth », naissance d’une idée de la cavité buccale comme modèle physiopathologique.

Finalement, la recherche dentaire rejoint la recherche médicale en général…

Le modèle de la dent sort de sa niche pour devenir un objet d’investigation général. La trajectoire de l’orthodontiste finlandaise Irma Thesleff illustre ce mouvement. Appelée à diriger l’Institut national de biologie du développement, elle a renoncé à son poste permanent à la faculté, confortable, pour accepter cette position, contractuelle ! C’est une femme emblématique pour notre discipline. Elle a identifié les signaux de la morphogenèse des dents.

Autre témoignage : la production dentaire publiée hier dans des revues de spécialité accède aux revues d’audience plus large et prestigieuses aujourd’hui. C’est « épatant » comme dirait une deuxième grande dame des sciences, le professeur Nicole Le Douarin qui a découvert l’origine de nombre de cellules du corps, notamment les nôtres, celles du squelette des mâchoires, issues des crêtes neurales.

Comment cette intégration se manifeste-t-elle dans votre laboratoire Inserm ?

Notre laboratoire, créé il y a une trentaine d’années par Nadine Forest, est devenu Inserm en 2001. Nous analysons la physiopathologie orale, de l’expérimentation à la clinique. En 2007 notre équipe, alors indépendante, a renoncé à son autarcie. Nous avons choisi de nous intégrer aux quelque 400 chercheurs du site des Cordeliers… Cette organisation est un mode réaliste de la recherche, une stratégie ouverte sur les autres disciplines, le mélange et l’accession à des plateaux techniques de niveau dans la compétition internationale.

Un label Inserm est labile. Une équipe est comme un arbre qui perd ses feuilles tous les 5 ans. À ses moments d’automne ou d’hiver, quand il fait froid, une commission scientifique passe et juge de la légitimité de la repousse. L’évaluation n’est pas thématique en France, à la différence des États-Unis où existe un institut dédié aux sciences orales, le NIDCR du NIH. C’est la qualité qui est en jeu et non le thème. Suivant cette évaluation dite comparative, l’Inserm ou le CNRS décidera de fermer un sujet si le niveau scientifique n’a pas ses critères de qualité. Cette compétition pluridisciplinaire requiert, pour un système si petit et qui tue si peu – la dent –, un gros effort de généralisation.

Ce format, pluridisciplinaire, est exactement celui de l’évolution du métier ou des maladies de l’odontologie. La recherche n’a jamais été autant complice de l’activité clinique et universitaire. Il y a 30 ans, les hospitalo-universitaires vivaient morcelés entre fac, clinique, TP, matériaux, anatomie, biologie cellulaire, génomique en naissance à l’époque… Aujourd’hui, nous communiquons à l’intérieur de la discipline et dans ses frontières avec les autres métiers, médecins et scientifiques. Il s’instaure un réseau flexible d’échanges, un appétit de connaissances des jeunes et un enthousiasme scientifique collectif.

Quelle évolution souhaitez-vous pour la recherche en odontologie ?

Je prendrai un exemple qui m’est proche, le rapprochement des UFR parisiennes. Plutôt qu’une compétition délétère, pourquoi ne pas développer des synergies, aller plus vite sur les mêmes thèmes, plus loin et mieux ? Il me semble que nous devrions profiter de cette expérience pour réfléchir à un maillage national de la recherche, fondé sur les originalités fortes des régions. Cela permettrait de rentabiliser les équipements de recherche de plus en plus onéreux et les expertises scientifiques. Cela augmenterait une visibilité française déjà nette au niveau international. À l’image de la microexpérience de notre unité odontologique intégrée dans un centre de physiopathologie ou des deux UFR de Paris qui réfléchissent à leur synergie. Nombre de régions ont déjà réfléchi à cette problématique. Il serait formidable de s’y associer.

Pour en revenir à l’Île-de-France, la masse de patients, d’étudiants, d’enseignants, de chercheurs, de labos est intéressante. Plus on rendra Paris harmonieux et fluide, plus ce sera efficace. Les patients sont là, les questions scientifiques sont là, les investisseurs industriels arrivent, les jeunes collègues sont là, enthousiastes, et qui semblent sans limite dans leur évolution. Ils débutent avec l’humus de notre travail comme base naturelle. Développer les sciences odontologiques aujourd’hui translationnelles leur est une évidence. Participer à cette course de relais pour ma génération de chercheurs est une très, très belle aventure. Mille mercis à celles et ceux qui rament pour le bateau odontologique. Ils se reconnaîtront.