Clinic n° 06 du 01/06/2016

 

BIOMATÉRIAUX

Élisabeth DURSUN*   Elodie Savard**   Jennifer GELLY***   Jean-Pierre ATTAL****  


*MCU-PH
Université Paris-Descartes,
Hôpital A. Chenevier
Unité de recherche biomatériaux,
innovations et interfaces (EA 4462)
**Attachée
Université Paris Descartes,
Hôpital A. Chenevier
Unité de recherche en biomatériaux,
Innovations et Interfaces (EA 4462)
***Étudiante,
Université Paris Descartes,
Hôpital A. Chenevier
****MCU-PH,
Université Paris Descartes, Hôpital C. Foix
Unité de recherche en biomatériaux,
Innovations et Interfaces (EA 4462)

Nous avons vu, dans un précédent article (Clinic 2015 ; 36 : 463-470) que les ciments verres ionomères (CVI) constituaient une large famille de matériaux, tous fondés sur une chimie proche et se prêtant à de nombreuses indications, en particulier dans le cadre de la restauration des pertes de substance dentaire. Nous avions présenté en détail la famille des ciments verres ionomères modifiés par addition de résine (CVIMAR). Une autre famille de CVI à viscosité accrue, les ciments verres ionomères à haute viscosité (CVI-HV), également nommés CVI condensables, a été introduite pour améliorer les propriétés des CVI conventionnels.

Si l’ajout de résine permet d’accroître les propriétés mécaniques et esthétiques par rapport à un CVI conventionnel, cette incorporation de résine va à l’encontre du principe de biocompatibilité. En effet, même en cherchant à minimiser le relargage de monomères, ces derniers ne polymérisent jamais tous et la libération de monomères non polymérisés peut être à l’origine d’une toxicité pulpaire, voire systémique. Par ailleurs, la présence de cette résine entraîne une faible résistance à l’usure des CVIMAR. Les CVI-HV présentent justement l’intérêt de ne pas contenir de résine. Le but de cet article est de présenter cette famille de matériau, d’énumérer ses propriétés, de mettre en relief ses incontestables avantages et de l’illustrer par deux cas cliniques.

Définition

Comme tout CVI, les CVI-HV sont le résultat d’une réaction acide-base issue du mélange d’une fine poudre de fluoro-alumino-silicate de verre (base) avec – de manière simplifiée – une solution aqueuse d’acide polyacrylique (acide). Pour hausser leur viscosité, leur poudre est composée de particules de verre plus fines, avec parfois l’addition de très petites particules, et d’acide polyacrylique anhydre de haut poids moléculaire. De plus, leur liquide est constitué d’un polyacide de concentration et/ou de poids moléculaire supérieurs. Enfin, le ratio liquide/poudre est aussi augmenté.

Propriétés des CVI-HV

Les CVI-HV présentent les propriétés communes à tous les CVI, mais certaines d’entre elles sont notablement améliorées.

Une adhésion intrinsèque aux tissus dentaires

L’une des plus intéressantes caractéristiques de tout CVI, quelle que soit sa famille, est sa capacité à adhérer aux tissus dentaires calcifiés [1], par liaisons de nature essentiellement chimiques (liaisons ioniques et hydrogènes [2]), contrairement aux résines composites qui ne sont dotées d’aucun potentiel adhésif. Ces dernières imposent un traitement de surface de l’émail et de la dentine créant des micro-anfractuosités qui permettent de générer une adhésion par microclavetage mécanique.

Une composante micromécanique peut renforcer la liaison chimique du CVI par conditionnement de la surface dentaire à l’aide d’acide polyacrylique. Ce dernier, moins déminéralisant que l’acide phosphorique, élimine la boue dentinaire qui empêche un contact intime avec la surface dentaire, sans trop ouvrir les tubules de la dentine [3], et qui donne lieu à une fine pénétration du CVI-HV dans les tissus déminéralisés [4]. Autre avantage, comme l’acide polyacrylique est un composé du CVI-HV, des traces laissées sur la surface dentaire n’interfèrent pas avec la réaction de prise. De plus, les dernières générations de CVI-HV peuvent s’employer sans traitement de surface. La nature acide du CVI-HV suffirait à dissoudre partiellement la boue dentinaire. Mais l’on peut supposer qu’un conditionnement préalable pourrait renforcer l’étanchéité [5], garante d’un meilleur vieillissement du joint.

Malgré tout, l’adhérence des CVI-HV, comme tout CVI, reste inférieure à celle des résines composites. Mais leur coefficient d’expansion thermique, proche de celui de la dent, et leur faible contraction de prise délivrent un bon scellement marginal associé à un faible taux de micro-infiltrations.

Des propriétés mécaniques compatibles avec les charges occlusales

Il convient tout d’abord de souligner que les propriétés mécaniques sont variables d’un CVI-HV à un autre, même si quelques points communs ressortent de manière générale.

Les CVI-HV sont considérablement plus résistants mécaniquement que les CVI conventionnels, à la flexion et à la compression. Leur dureté de surface rejoint celle des résines composites hybrides à fines particules. Leur résistance à l’abrasion est supérieure à celle des CVIMAR [6].

Concernant les CVI-HV récemment mis sur le marché, certains sont renforcés avec des particules d’oxyde de zinc, mais leurs propriétés mécaniques semblent rester globalement comparables à celles des autres CVI-HV [7]. D’autres nécessitent l’application d’un coat, ou vernis renforçateur, après la pose de la restauration. Ce film augmente notamment la dureté et la résistance à l’usure [8]. Cette dernière génération de CVI-HV repousse les limites des indications des CVI en autorisant des restaurations d’usage sur dents permanentes, pour les classes I et les petites classes II (EQUIA(r) Forte, GC ; Ketac™ Universal, 3M ESPE).

Une bonne biocompatibilité et une bioactivité

Les CVI-HV sont sans résine, donc particulièrement biocompatibles. En effet, les matériaux à base de résine renferment des monomères qui devraient tous s’assembler et former des polymères lors de la prise mais, en pratique, la polymérisation n’est jamais complète et les monomères non polymérisés sont relargués [9, 10].

La plupart des résines composites sont à base de dérivés de bisphénol A, le plus fréquemment de bis-GMA (toutefois jamais à base de bisphénol A pur), et cette molécule est suspectée d’être à l’origine de nombreux effets délétères sur l’organisme [11]. Il existe des résines composites à base d’autres monomères, non dérivés de bisphénol A, comme le diméthacrylate d’uréthane (UDMA, urethane dimethacrylate). Leur toxicité est moins discutée mais elle ne reste pas moins discutable avec, par exemple, de possibles effets locaux sur les cellules pulpaires. Les CVIMAR sont généralement composés de monomères d’hydroxyéthylméthacrylate (HEMA), pouvant également avoir des effets locaux, voire systémiques. Enfin, inutile de rappeler les controverses liées à l’utilisation de l’amalgame et à son impact sur l’environnement. Les CVI-HV sont donc les matériaux les plus biocompatibles aujourd’hui à employer dans le cadre d’une restauration directe.

Ils sont même bioactifs, grâce à un relargage d’ions fluorures continu. En effet, si un relargage de fluorures s’opère surtout après la pose et diminue au cours du temps [12], les CVI/CVI-HV peuvent se recharger lors d’un apport fluoré dans la cavité buccale pour le relibérer ensuite. Une moindre perte minérale de l’émail autour d’une restauration avec un CVI-HV qu’avec un CVIMAR ou une résine composite [13] a d’ailleurs été montrée.

Une mise en œuvre commode

La réaction de prise uniquement chimique des CVI-HV autorise une mise en place en un incrément unique, plus rapide donc que la résine composite qui nécessite une stratification. De plus, leur temps de prise rapide, surtout dans leur version fast (formulation avec un temps de prise accéléré), raccourcit la durée de la procédure. Leur viscosité plus élevée leur donne une consistance qui permet de les compacter, un peu comme l’amalgame. Leur adhésion intrinsèque aux tissus dentaires et le traitement de surface optionnel facilitent aussi la mise en œuvre. Enfin, leur tolérance à l’humidité permet également de s’affranchir de la digue, un isolement étant suffisant.

Une esthétique accrue

Si les premières générations de CVI-HV n’étaient pas d’une esthétique très satisfaisante, les matériaux récemment mis sur le marché offrent un éventail de teintes et, pour certains, une meilleure aptitude au polissage qu’auparavant à l’origine d’une meilleure esthétique. Même si elle reste inférieure à celle des résines composites, elle apparaît plus que convenable, en particulier dans le secteur postérieur. Pour l’EQUIA(r) Forte, le coat lustre la surface, optimisant encore le rendu final.

Somme toute, les CVI-HV se caractérisent par :

• une adhésion chimique spontanée, donc une préservation tissulaire et une bonne étanchéité marginale ;

• une excellente biocompatibilité, car ils ne contiennent pas de résine ;

• des propriétés mécaniques compatibles avec les charges occlusales pour les restaurations occlusales et les petites restaurations proximales sur dents permanentes pour les dernières générations ;

• une mise en œuvre simple : un conditionnement de surface parfois optionnel, une mise en place en un seul incrément et une prise accélérée pour certains.

• une esthétique satisfaisante.

Le tableau 1 récapitule les avantages des CVI-HV par rapport à ceux des résines composites et des amalgames.

Cas cliniques d’utilisation

Voici deux cas illustrés avec l’utilisation du CVI-HV EQUIA(r) Forte (GC) sur dent temporaire (cas 1) et dent permanente (cas 2).

Cas 1

Il s’agit d’une patiente de 9 ans, avec une reprise de carie sous une ancienne restauration sur la 75. La lésion proximale est assez large et profonde sur une dent avec un temps résiduel sur arcade d’environ 3 ans. L’utilisation d’un CVI-HV, avec une tolérance à l’humidité (compte tenu de la proximité gingivale), une bonne étanchéité (pour un scellement efficace en cervical) et un relargage de fluorure (la 75 jouxtant une dent permanente à préserver), est particulièrement intéressante. De plus, la mise en place en un incrément pour une cavité assez large et profonde accélère la procédure plus rapide, ce qui est appréciable pour un enfant (fig. 1 à 10).

Cas 2

Un patient de 28 ans consulte, après la pose d’un IRM(r) en urgence, pour une douleur liée à une impaction alimentaire. La lésion sous-jacente n’a pas été curetée. Il s’agit d’une lésion proximale pas trop étendue, entrant dans le cadre des indications de l’EQUIA(r) Forte, à savoir de largeur inférieure à la distance intercuspidienne, aux bords situés à 1-1,5 mm des sommets cuspidiens et avec au moins un contact sur la zone non restaurée (fig. 11 à 14).

Conclusion

La famille des ciments verres ionomères à haute viscosité répond favorablement au cahier des charges attendu d’un matériau de restauration. Ces CVI-HV, qui permettent une préservation tissulaire, ont une résistance mécanique accrue (en particulier ceux des dernières générations), une esthétique satisfaisante, une excellente biocompatibilité, une manipulation pratique et rapide, et ils ne sont pas trop onéreux. Ils se positionnent en ce sens comme une sérieuse solution de remplacement des amalgames, voire des résines composites dans le secteur postérieur. Il apparaît ainsi judicieux de davantage les utiliser au quotidien dans nos procédures.

Bibliographie

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