PATHOLOGIES
Géraldine LAUR* Jean Christophe COUTANT** Éric NORMAND*** Mathieu LAURENTJOYE**** Bruno ELLA*****
*UFR d’odontologie
Université de Bordeaux
**UFR d’odontologie
Université de Bordeaux
***UFR d’odontologie
Université de Bordeaux
****Laboratoire d’anatomie
médico-chirurgicale
Université de Bordeaux
Service de chirurgie maxillo-faciale CFXM
CHU de Bordeaux
*****Responsable Sous-Section 58-03
UFR d’odontologie
Université de Bordeaux
Laboratoire d’anatomie médico-chirurgicale
Université de Bordeaux
Le foramen mentonnier, à travers lequel émerge le nerf mentonnier, est un repère anatomique important en odontostomatologie. La connaissance de ses variations anatomiques, selon l’âge et selon les ethnies, est indispensable lors de la réalisation d’une anesthésie locale et locorégionale, ou lors de chirurgies implantaires, parodontales et orthognatiques. Outre la présence d’un foramen surnuméraire et les variations de sa localisation, de nombreuses topographies ont été décrites telles que des foramina triples, des hypoplasies ou des agénésies unilatérales ou bilatérales. Le cas présenté ici est extrêmement rare. Il concerne un patient vivant et asymptomatique dont le scanner témoigne d’une absence bilatérale de foramen mentonnier. À travers ce cas, les différentes situations cliniques qui pourraient se manifester lors d’une telle variation anatomique sont résumées.
Le nerf mentonnier, entièrement sensitif, est une branche terminale du nerf alvéolaire inférieur, lui-même issu du nerf mandibulaire, troisième branche du ganglion trigéminal. Il émerge de la face antérieure de la mandibule au travers du foramen mentonnier généralement situé en regard des apex des prémolaires mandibulaires. Il se divise alors en trois branches de diamètres inégaux sous le muscle orbiculaire des lèvres. La branche mentonnière est destinée à l’innervation sensitive de la peau et des téguments du menton, la branche labiale innerve quant à elle la peau et la muqueuse de la lèvre inférieure ainsi que la gencive vestibulaire jusqu’à la deuxième prémolaire et, enfin, la branche angulaire innerve l’angle labial [1].
Le nerf mentonnier est particulièrement vulnérable lors des chirurgies de la région mentonnière. Nombre de troubles neurosensoriels ont été décrits [2, 3] à la suite de lésions partielles ou totales de ce nerf. Il est donc indispensable de le localiser précisément avant de commencer une quelconque chirurgie ou afin de réaliser une anesthésie tronculaire (locorégionale) ou para-apicale correcte dans cette zone [45-6].
En outre, sa position peut présenter d’importantes fluctuations non seulement d’un individu à l’autre et au sein d’un même individu mais aussi d’une ethnie à l’autre [7]. Habituellement situé sous l’apex de la seconde prémolaire mandibulaire, il peut cependant être localisé de l’apex de la première prémolaire à celui de la racine mésiale de la première molaire mandibulaire [8]. Il peut être accompagné d’un ou plusieurs foramina accessoires, d’un diamètre plus réduit et en position plus distale [9].
Les radiographies bidimensionnelles telles que les radiographies péri-apicales et panoramiques sont les moyens d’imagerie les plus courants en dentisterie mais ne parviennent souvent pas à révéler la présence de variations anatomiques du foramen mentonnier, contrairement à l’imagerie tomographique (CBCT, cone beam computed tomography) qui donne une image en trois dimensions [9-11].
Très peu de cas d’absence bilatérale de foramen mentonnier ont été décrits jusqu’alors dans la littérature médicale et ils proviennent pour la plupart de découvertes accidentelles lors de dissections post-mortem [12-14].
Voici un cas où le foramen mentonnier est absent de façon bilatérale sur un sujet vivant et asymptomatique.
Ce cas a été découvert fortuitement lors d’un examen tomographique pré-implantaire.
Le patient est un homme âgé de 61 ans d’origine caucasienne. Il ne se plaint d’aucun trouble sensoriel dans la région mandibulaire. Il affirme n’avoir subi aucun traumatisme et ne présenter aucune autre anomalie connue ni antécédent chirurgical.
Il représente une variation anatomique rare d’agénésie bilatérale du foramen mentonnier (fig. 1).
Plusieurs tomographies diagnostiques ont été réalisées par la suite, excluant la présence d’un artefact. Le trajet du nerf alvéolaire inférieur apparaît clairement jusqu’à la région des molaires sur la coupe panoramique ainsi que sur les coupes sagittales et transversales de la tomographie (fig. 2 et 3).
Sans indication thérapeutique, un lambeau d’exploration n’est pas réalisé, or il aurait permis de constater visuellement l’absence de ces repères anatomiques. Cette agénésie a donc été observée grâce aux seules images tomographiques.
Cependant, des tests de vitalité [15, 16] ont été réalisés sur les dents mandibulaires qui ont toutes réagi positivement au froid. Un test de vitalité électrique (Neosono, Satelec) a ensuite été réalisé pour évaluer la sensibilité des lèvres et de la région mentonnière. Afin d’obtenir des résultats objectifs, l’appareil a été calibré sur le territoire sensitif du nerf maxillaire dans la région infra-orbitaire et de la lèvre supérieure. Un quadrillage de ces régions a été réalisé.
Grâce à une électrode placée dans le vestibule, à un stylet délivrant des impulsions électriques aux intensités croissantes et à un boîtier donnant la valeur de ces intensités, il a été possible de comparer objectivement les sensations du patient. Les résultats obtenus au maxillaire ont été comparés avec ceux de la région mandibulaire. Aucune différence n’a été enregistrée. Les résultats sont similaires à ceux obtenus chez un patient présentant un foramen mentonnier (fig. 4).
Le foramen mentonnier est une structure anatomique importante représentant un repère osseux qui doit être pris en compte par les chirurgiens-dentistes et maxillo-faciaux afin non seulement de réussir une anesthésie locorégionale efficace mais aussi d’éviter de léser le nerf mentonnier lors de la réalisation d’actes chirurgicaux sur la mâchoire inférieure.
Malgré le fait que le foramen mentonnier est fréquemment situé sous les apex des deux prémolaires mandibulaires, il peut présenter de nombreuses variations anatomiques. Sa localisation varie en effet selon les ethnies : il est très mésialé entre les apex des deux prémolaires chez les Caucasiens [17], sous la deuxième prémolaire chez les Indiens [6] et jusqu’à 35 % entre la deuxième et la première molaire chez les Africains de Tanzanie [18]. Sa position varie aussi pendant la croissance ; à l’âge de 3 ans il se situe entre la canine déciduale et la deuxième molaire déciduale pour ensuite migrer postérieurement de 4 à 9 ans [19].
Plusieurs variations anatomiques sur le foramen mentonnier ont déjà été rapportées. Neves et al. [20] mentionnent le cas d’un patient présentant un double canal mandibulaire unilatéralement et une bifurcation donnant à la fois un foramen mentonnier en vestibulaire et un foramen accessoire lingual. Ramadhan et al. [21] décrivent un triple foramen mentonnier sur le même côté en y attribuant une prévalence de 1,2 %. Des hypoplasies sont aussi rapportées, notamment par Da Silva Ramos et al. [12]. Dans le cas que ces auteurs présentent, sont associées une hypoplasie du foramen mentonnier du côté droit et une absence de foramen mentonnier du côté gauche et il n’y a aucun trouble sensitif chez la patiente.
Les premiers cas d’agénésie bilatérale ont été relatés par Inke [22] en 1968. Il étudiait alors les squelettes de tribus africaines et y a découvert 1 cas d’absence bilatérale sur 2 500 mandibules. Il a expliqué cette absence par l’habitude, dans ces tribus, de retirer les incisives des jeunes enfants, causant ainsi des altérations osseuses irréversibles pouvant affecter le nerf mentonnier. En 1979, De Freitas et son équipe, étudiant l’anatomie mandibulaire sur des mandibules sèches, ont repéré, sur les 1 435 mandibules examinées, 1 cas d’absence unilatérale sur 275. En 2010, Hasan et al. [14] ont découvert fortuitement un cas d’absence bilatérale de foramen mentonnier congénitale sur une mandibule sèche. Ils ont évoqué la possibilité d’une émergence du nerf mentonnier par une multitude de pertuis invisibles à l’œil nu.
Le cas clinique décrit dans cet article est un des rares concernant une personne vivante. Nous avons ici la certitude, grâce à de nombreux tests, que le patient ne présente aucun trouble sensitif et donc que la région labio-mentonnière est normalement innervée. La question se pose alors sur l’origine anatomique de cette innervation.
Étant donné que sur le plan éthique toute exploration invasive n’est ni possible ni justifiée, on ne pourra formuler que des hypothèses sur l’origine anatomique de l’innervation de la région labio-mentonnière de ce patient en tenant compte des données publiées. Parmi les hypothèses qui sont émises, l’erreur de lecture des images radiologiques n’est pas à exclure. En effet, la détection radiologique du foramen mentonnier doit être interprétée précautionneusement. Jacobs et al. [23] mentionnent que sur 545 radiographies panoramiques étudiées, les foramina mentonniers ont pu être détectés dans 94 % des cas et 49 % seulement avec une bonne visibilité. Yosue et Brooks [24] classent en quatre catégories l’aspect du foramen sur les radiographies panoramiques. Il apparaît alors que la radiographie panoramique seule n’est pas fiable pour la localisation précise du foramen mentonnier.
Imada et al. [9] ont comparé la visibilité des foramina mentonniers accessoires sur des radiographies panoramiques et des images tomographiques cone beam. Sur 100 cas (200 hémi-mandibules), 4 foramina mentonniers accessoires ont été trouvés sur les cone beam alors qu’ils n’étaient pas visibles sur les radiographies panoramiques. Naitoh et al. [25] ont obtenu des résultats similaires (n = 365).
Aussi, on pourrait penser à un artefact en cas d’unicité des images. Mais dans le cas présent, plusieurs images cone beam ont été comparées à 4 mois d’intervalle, avant et après la chirurgie implantaire. Il ne s’agit donc pas d’un artefact radiologique.
Hasan et al. [14], quant à eux, évoquent des pertuis invisibles. Cette hypothèse nous paraît peu probable. Il faut en effet des rameaux d’un certain diamètre (0,9 mm en moyenne pour les nerfs cutanés périphériques) [26], donc visibles, pour innerver convenablement les tissus de cette région (muscles, peau, muqueuse).
L’hypothèse qui nous semble la plus réaliste est celle d’une suppléance nerveuse par les branches du plexus cervical superficiel et, plus précisément, par le nerf cervical transverse [27]. Ce dernier a habituellement pour but d’assurer l’innervation sensitive de la peau du cou dans une région située entre le manubrium sternal et la mandibule, c’est-à-dire sous le menton. Il est bien décrit dans la littérature médicale que l’angle de la mandibule est innervé par les branches sensitives du plexus cervical superficiel [28]. En effet, selon les travaux d’Ella et al. [27] qui décrivent une classification (3 types) de la distribution des nerfs du plexus cervical superficiel dans la région mandibulaire, il n’est donc pas totalement impensable que chez ce patient, une ramification de l’un des nerfs du plexus cervical superficiel (grand auriculaire, transverse cervical) s’étende à la région mentonnière. Par ailleurs, il a été décrit plusieurs fois l’existence d’une connexion périphérique entre les nerfs d’origine cervicale et les nerfs crâniens [29, 30]. On pourrait aussi évoquer le nerf de Valentin [31], filet cutané du nerf du muscle mylo-hyoïdien, inconstant et souvent unilatéral, innervant, quand il existe, la pointe du menton sur un territoire de 4,5 cm de large et de 3 cm de haut. Il pourrait être responsable d’une partie de l’innervation sensitive de la région mentonnière.
Lors d’une anesthésie tronculaire pour la réalisation de soins (endodontiques ou chirurgicaux) au niveau des dents mandibulaires, la description de l’engourdissement de la lèvre inférieure (signe de Vincent) est la traduction d’une bonne anesthésie tronculaire avant la réalisation de l’acte thérapeutique. À défaut de ce signe, l’hypothèse d’un échec de la technique est souvent avancée, et l’on conseille aux praticiens (étudiants ou docteurs) de reprendre le protocole. Quid de cette attitude quand, après plusieurs reprises, le signe de Vincent ne certifie toujours pas le succès de l’acte anesthésique ?
Ces suppléances décrites dans la littérature médicale en général et dans les travaux d’Ella et al. [27] en particulier expliqueraient, d’une part, l’absence de signes cliniques chez ce patient et, d’autre part, certains échecs d’anesthésies locorégionales à la mandibule en odontostomatologie [28].
Cependant, et pour des raisons d’éthique, tous ces arguments restent hypothétiques pour ce patient. Les résultats présentés ici seraient indiscutables si l’on réalisait un lambeau d’exploration et éventuellement un test de potentiels évoqués sensitifs (PES) dans cette région [32].
Aussi, en plus de découvrir une variation anatomique très inhabituelle, l’étude de ce cas clinique permet d’évoquer davantage l’étiopathogénie rachidienne cervicale dans certaines douleurs oro-mandibulaires dites rapportées ou non expliquées (idiopathiques ou psychogènes) [33]. Autrement dit, un trouble du rachis cervical (traumatique ou autre) pourrait avoir un tableau clinique affectant à distance la région mandibulaire tel que le décrivent Grondin et al. [34].
Avec l’essor de l’implantologie et l’augmentation du recours aux chirurgies orthognatiques dans les plans de traitement orthodontiques, les risques de lésion nerveuse au niveau de la symphyse mentonnière n’ont cessé de croître [35]. Les variations de position du foramen mentonnier passent encore trop souvent inaperçues alors qu’une attention particulière devrait y être portée avant toute intervention dans cette région. La réalisation d’un examen complémentaire (CBCT ou CT scan) permet d’appréhender les difficultés et d’éviter les complications postopératoires. Néanmoins, une connaissance pratique de l’anatomie de cette région du foramen mentonnier et de ses variations au sein des différentes populations est essentielle pour tout chirurgien lors de la réalisation d’une anesthésie locorégionale pour des soins dentaires et des chirurgies dans ce secteur.
Toute l’équipe ayant étudié ce cas clinique remercie le patient pour sa coopération tout au long de son suivi thérapeutique.