Clinic n° 04 du 01/04/2016

 

ENQUÊTE

Marie Luginsland  

Les chirurgiens-dentistes sont de plus en plus nombreux à déployer leurs compétences dans l’exercice exclusif d’une discipline de la chirurgie dentaire. Estimant répondre à un besoin de santé publique, nombre d’entre eux revendiquent aujourd’hui une reconnaissance par une structuration de leur discipline, envisageant même la voie de l’internat. Toutefois, seules trois spécialisations sont aujourd’hui possibles.

Parodontistes, endodontistes, implantologistes, pédodontistes, occlusodontistes…, ces praticiens ont opté pour l’une de ces disciplines de l’art dentaire par pur choix de carrière, par passion, par tropisme diront certains. À l’origine de ces orientations, des affinités souvent universitaires, des amitiés fortes et toujours un attrait intellectuel pour une discipline exigeante nécessitant formations et, souvent même, recherches approfondies. « C’est un challenge, je dois me battre, je dois répondre à une demande technique. Il y a une notion de service, envers le patient bien sûr, mais aussi envers le confrère qui m’adresse ce patient », expose Jean-Philippe Mallet pour expliquer son choix de l’endodontie. Une direction qu’a prise également Guillaume Jouanny, dès les bancs de la fac : « J’ai été mis devant un microscope à l’âge de 23 ans, je voulais faire de la dentisterie restauratrice et de l’endodontie ; et lors de ma dernière année d’études, nous avons créé un groupe d’étudiants à la fac qui travaillait sous microscope en dentisterie restauratrice et en endodontie. Une fois diplômé, je voulais absolument travailler dans un cabinet avec un microscope et dans des conditions optimales. Trois ans après mon diplôme, j’ai souhaité me perfectionner en endodontie, bien que doté de très bonnes bases. J’ai donc poursuivi ma formation aux États-Unis où, 7 jours sur 7, pendant 3 ans et demi, je me suis consacré à cette spécialisation. Je pense que, plus que la spécialité en elle-même, ce sont les rencontres qui forgent les passions pour une spécialisation », convient aujourd’hui ce jeune praticien qui, aujourd’hui enseignant à la fac, transmet lui aussi et entend bien poursuivre sa démarche scientifique en participant à des recherches. « Car je souhaite faire avancer ma spécialité », lâche-t-il. C’est la curiosité qui ­aiguillonne ces praticiens. « J’ai toujours été attiré par l’immunologie, par les réactions du corps humain, la réflexion intellectuelle de la parodontie m’intéressait beaucoup. À la fac, cela n’était pas enseigné, on ne voyait que le détartrage. Alors que tant de choses sont possibles ! » s’enthousiasme Pierre-Jean Vandoorne.

Monopratique

Ces praticiens ne peuvent cependant se revendiquer d’une spécialisation. Et pour cause ! En France, trois spécialités seulement sont reconnues en chirurgie dentaire* : l’orthopédie dento-faciale (ODF), la chirurgie orale et la médecine bucco-dentaire. Ces deux dernières ont d’ailleurs été récemment mises en place à l’issue de très longs et nombreux travaux. « Ces spécialistes inscrits sur les listes départementales ont l’obligation d’exercer leur spécialité à titre exclusif, qu’il s’agisse de l’ODF, de la chirurgie orale ou de la médecine bucco-dentaire » précise le Dr Paul Samakh, président de la Commission de l’enseignement et des titres et vice-président du Conseil national de l’ordre des chirurgiens-dentistes. Il en va tout autrement des praticiens qui s’adonnent à la pédodontie, à l’implantologie, à l’occlusodontie, à l’endodontie ou à la parodontologie. Ils ne peuvent en aucun cas faire état de cet exercice exclusif, ni sur leur plaque, ni sur leurs imprimés professionnels, ni dans les annuaires ou sur leur site Internet. On comprend mieux alors qu’échappant à tout répertoire officiel, ils ne paraissent dans aucune statistique. La règle n’a pas toujours été aussi dure avec ces praticiens. « Le Conseil national de l’Ordre, par le passé, tolérait le fait que les praticiens excipent de l’exercice exclusif d’une discipline. Mais à la suite d’une action entreprise par un syndicat, le Conseil d’État, dans un arrêt de 1994, a condamné le Conseil national de l’Ordre pour non-respect du Code de déontologie et l’a enjoint de mettre fin à cette tolérance », rappelle Paul Samakh. C’est ainsi que les praticiens ne peuvent plus aujourd’hui se réclamer d’une spécialisation. Ils usent alors de périphrases – « compétences spécifiques », « compétences particulières » ou encore « exercice exclusif » – pour qualifier leur « mono » pratique.

Un écosystème

Pour autant, ces praticiens sont loin d’exercer dans l’ombre et l’anonymat. À l’instar des autres pays européens, la « spécialisation » gagne du terrain en France. « La dénomination “compétences particulières” est en train de naître parce qu’elle correspond à ces praticiens qui, grâce à un engagement particulier dans une spécialité de l’art dentaire, détiennent des compétences particulières », constate de son côté Jean-Philippe Mallet.

Dépourvus de visibilité officielle, ces praticiens n’affichent pas moins complet. Leur secret ? Le réseau. « Je remplis mon agenda avec une dizaine, une quinzaine de correspondants » affirme Léon Pariente, un jeune implanto­parodontiste établi à Paris. Il parle d’écosystème. « Dans la capitale, nous avons une forte densité en chirurgiens-dentistes mais aussi une forte demande en “spécialistes”. Cependant, si nous pouvons nous installer, c’est parce qu’il y a des omnipraticiens prêts à nous adresser leurs patients pour les actes qu’ils ne peuvent pas faire. L’omnipraticien doit avoir le choix, s’il n’a qu’un seul spécialiste auquel envoyer ses patients, c’est plus difficile. Il y a à Paris la possibilité de monter de véritables réseaux de soins, tout se joue dans un périmètre de 10 km », décrit-il. Installé près de Valenciennes, Pierre-Jean Vandoorne affirme, pour sa part, qu’on peut exercer hors des villes universitaires : « Je draine plusieurs cabinets partenaires. Cela suppose une éducation des praticiens. Et des patients dont 99 % préfèrent qu’on les adresse à un “spécialiste” en cas de besoin. » Pour ces « spécialistes », toutefois, le véritable client est le réseau. « Mes confrères ne me référeront des patients que si j’ai répondu à leur demande. L’œil du confrère est essentiel : il faut que tu sauves cette dent », relate Jean-Philippe Mallet.

Une question de santé publique

Cette mutation de la profession est sous-tendue par un constat. Au regard des évolutions de la connaissance scientifique et des moyens techniques, les omnipraticiens ne peuvent plus réaliser tous les actes complexes. Ils doivent s’en remettre à des confrères détenant des compétences particulières. Ce constat n’a rien de péjoratif. Au contraire, l’omnipraticien détiendra toujours une place centrale car le patient devra pouvoir être référé. Aussi, ce frémissement de la profession en vue d’une reconnaissance des « spécialisations » et d’un balisage de ces parcours résulte avant tout de la volonté de répondre à un besoin de santé publique. Il en va de l’intérêt des patients et de la sécurité des soins. La demande de la population en soins « spécialisés » s’accroît tandis que la situation des praticiens en « exercice exclusif » reste complexe. Pour se former aujourd’hui à l’une ou l’autre de ces disciplines, le praticien n’a d’autres choix qu’entre un diplôme universitaire (DU), une spécialisation à l’étranger ou encore une formation sur le tas (congrès, lectures, stages…). Aucune de ces filières n’est aujourd’hui reconnue, ni protégée, tout praticien pouvant s’auto­proclamer « spécialiste ».

Les praticiens engagés dans une « compétence spécifique » veulent également mettre fin à un vide juridique. Un praticien peut être condamné pour ne pas avoir reconnu ses limites et n’avoir pas envoyé son patient à un confrère spécialisé. Cependant, il peut tout autant être accusé de compérage s’il recommande un confrère à un patient sans lui donner le choix entre trois praticiens. Or aucun annuaire n’étant autorisé, le chirurgien-dentiste ne peut s’appuyer que sur son réseau personnel.

Une visibilité officielle semble d’autant plus importante que la profession devra faire face, dans un avenir proche, à l’affluence d’un nombre incontrôlé de praticiens formés et diplômés à l’étranger. Une validation des spécialisations serait alors une garantie, pour les praticiens comme pour les patients. De l’avis de certains acteurs, cette structuration pourrait être menée par les sociétés savantes. En tout état de cause, elle ne pourra faire l’économie de l’instauration de moyens légaux et organisationnels. L’idée d’un internat pour chacune de ces « spécialisations » est dans l’air du temps. « Il y a un intérêt pour un exercice professionnel plus méritant. L’internat obligatoire s’orienterait vers une culture hospitalière qui manque aujourd’hui. Cela relèverait le niveau général, obligerait à travailler sur un concours d’internat. Cependant, les choix ne s’opéreraient pas par classement mais par vocation, par affinités, selon les spécialisations. », suggère le Pr Deveaux, doyen de la faculté de Lille, convenant que cette mutation soulèverait la question du financement hospitalo-universitaire. « Là où nous avons aujourd’hui 20 internes, il y en aurait 150 », note-t-il.

Collégialité

La mise en place d’un internat, pourquoi pas ! s’exclament les praticiens. Mais à condition qu’elle aille de pair avec le remboursement de leurs actes. La valorisation de leurs actes spécifiques est en effet l’une des principales sources d’insatisfaction de ces praticiens « à exercice exclusif ». L’instauration de la classification commune des actes médicaux (CCAM) les a laissés sur leur faim. Car s’il a codifié leurs actes, le nouveau référentiel n’a pas débloqué la question de leur prise en charge par l’Assurance maladie. Ces praticiens attendent la prochaine étape, celle qui verra leurs actes honorés. Pour l’heure, certains choisissent le déconventionnement comme Jona Andersen, pédodontiste. « Avec le temps que je passe, je ne peux pas être conventionnée. Parfois, on met 1 heure pour un nettoyage avec un enfant qui ne peut pas gérer ses émotions. Il faut donc expliquer aux parents, obtenir leur consentement éclairé et après, quand ils voient le savoir-faire, ils comprennent », expose cette praticienne formée au Danemark puis aux États-Unis.

Mieux rémunérés par une prise en charge spécifique de leurs actes, ces praticiens seraient en contrepartie davantage suivis dans leur parcours professionnel. « Je serais favorable à un balisage tout au long de la vie. Il faudrait alors mettre en place une formation continue avec un renouvellement d’accréditation tous les 6 ans, cela me paraît logique », suggère le Pr Deveaux. Face à des disciplines qui évoluent rapidement, l’ensemble des acteurs insiste sur la nécessité d’une formation poursuivant la formation initiale. Aussi l’idée de l’internat semble trop réductrice à certains praticiens. Elle fermerait les portes à des praticiens souhaitant avoir une orientation sans être d’anciens internes. « Nous serions alors le seul pays à limiter la spécialisation aux seuls étudiants. Car la France est d’ailleurs le seul pays européen à appliquer l’internat. Nous prendrions le risque de voir arriver des étudiants “bornés” et de nous priver de praticiens expérimentés », met en garde Léon Pariente.

Si elle se prononce en faveur d’une solide formation initiale, complétée par une formation continue qui permette d’accéder à l’exclusivité, la Confédération nationale des syndicats dentaires (CNSD) réfute toute idée d’une voie universitaire unique. « Je pense que les DU ont leur place tout comme la formation à l’étranger ou par d’autres organismes agréés. La reconnaissance par collégialité prend ici tout son intérêt », croit Doniphan Hammer, président de la Commission de formation et d’implantation professionnelle à la CNSD. Il pourrait ainsi envisager la création de commissions de reconnaissance des diplômes, établissant les contenus pédagogiques, le nombre d’heures, etc.

Omnipraticien référent

Cette mutation, dont les contours s’esquissent peu à peu, pourrait avoir pour moteur l’université et l’hôpital. Mais l’ensemble des acteurs est unanime, aucune mutation profonde ne pourra s’effectuer sans une collaboration avec les sociétés savantes, le Conseil de l’Ordre, les professionnels de santé et les syndicats. De même, l’omnipraticien doit y être associé. Il doit, de l’avis général, rester au cœur du dispositif, dont il sera le pivot.

En même temps que s’affirme cette volonté de reconnaissance des « compétences spécifiques », émerge l’idée d’un omnipraticien référent, à l’instar du médecin généraliste. Le parcours de soins, aujourd’hui informel, dessiné par l’omnipraticien et son réseau de confrères à « compétences exclusives » deviendrait dans ce cas, formalisé. Avec, pourquoi pas une spécialisation en omnipratique.

  • * Les règles de qualification en sont définies par l’arrêté du 24 novembre 2011.

Ylann ROUAH Occlusodontiste

« Il ne faut pas s’enfermer dans des chapelles »

J’ai approfondi l’occlusodontie tout au long de mon exercice professionnel. Il y a un intérêt évident de santé publique à prendre en charge ces pathologies qui ont d’énormes retentissements sur la santé des patients, donc sur les coûts de santé et, bien entendu, sur la qualité de vie. À défaut de spécialisation reconnue, j’ai fait évoluer mon approche non seulement grâce à mon expérience de manière rationnelle mais aussi grâce à mes lectures, mes rencontres et ma participation à des congrès, notamment aux États-Unis. L’occlusodontie représente à ce jour 20 % de mon ­activité professionnelle, on peut dire que c’est un « produit d’appel ». Cette part est certes en hausse régulière mais je tiens à conserver une activité de dentisterie classique car une bonne connaissance des matériaux est essentielle. On ne peut pas mettre n’importe quel matériau dans la bouche de ses patients : on adapte le traitement en fonction des nécessités mécaniques et esthétiques. Il ne faut surtout pas s’enfermer dans des chapelles comme certains le font : c’est une science totalement empirique. Le premier but étant de soulager le patient.

Guillaume JOUANNY Endodontiste

« Il serait souhaitable que toutes les spécialités soient reconnues au niveau européen »

J’ai choisi de partir aux États-Unis pour ma formation de spécialité au prix de beaucoup de sacrifices financiers mais si c’était à refaire, je le referais tant pour la qualité de la formation que pour l’expérience humaine et l’ouverture d’esprit que cela procure. L’endodontie est moins bien rémunérée en France. Personne n’est étonné aujourd’hui de devoir dépenser de l’argent pour un implant sur lequel les prix sont libres (« avec tact et mesure ») mais cela choque toujours de devoir investir dans un traitement endodontique de qualité fait par un spécialiste alors que lorsque cela est possible, il est toujours préférable de conserver ses dents. Si chaque spécialité était bien identifiée et reconnue, il serait plus facile d’établir un plan de traitement. Aux États-Unis, dès la formation initiale, toutes les spécialités sont au sein de la même structure universitaire. Il serait souhaitable que toutes les spécialités soient reconnues au niveau européen. Il faudrait alors un système d’équivalence pour les spécialistes français de longue date et pour ceux qui se sont formés à l’étranger avec des critères stricts permettant d’évaluer la qualité de la formation des postulants.