ODONTOLOGIE RESTAURATRICE
Romain CEINOS* Sarah ABID** Marie-France BERTRAND***
*Docteur en chirurgie dentaire
Attaché d’enseignement à la faculté
d’odontologie (Sous-Section odontologie conservatrice et endodontie)
**Étudiante 6e année d’odontologie
***Docteur en chirurgie dentaire
PU-PH odontologie conservatrice
et endodontie.
Université Nice-Sophia Antipolis
UFR d’odontologie
24,avenue des Diables-Bleus
06357 Nice cedex 04
CHU de Nice
Pôle d’odontologie
5, rue Pierre-Dévoluy
06000 Nice
Quel que soit le guide directeur utilisé, la prise de mesures faciales et dentaires reste une condition sine qua non pour poser un diagnostic esthétique pertinent. La recherche d’harmonie et d’équilibre entre le visage, le sourire et la composition dento-gingivale amène le praticien à étudier les mesures et les rapports de chacun des étages d’observation du patient à traiter. L’imagerie 3D stéréophotogrammétrique (3D-spg) pourrait se révéler être une méthode numérique innovante d’acquisition faciale tridimensionnelle se démarquant des méthodes conventionnelles de photographies classiques et de mesures au pied à coulisse. Cet article a pour but d’illustrer, à la suite d’une analyse esthétique par le biais d’un appareillage 3D-spg, comment une jeune patiente a été traitée par méthode directe de stratification aux résines composites. Le cas clinique présenté a remporté la 3e place nationale dans le cadre du concours Ceram.X® 2014-2015 organisé par Denstply.
Le nombre d’or, ou Φ, est une constante connue depuis l’Antiquité. Sa première trace écrite remonte à l’an 300 av. J.-C. dans l’œuvre maîtresse d’Euclide qui l’a décrit en ces termes : « Se dit divisée une ligne droite en extrême et moyenne raison quand le tout est à la partie, ce que la grande est à la petite. » La valeur numérique de Φ est d’environ 1,618 03. On accorde à ce rapport, dans de nombreux domaines, une vertu de sensation visuelle harmonieuse [1]. Les années 1970 et 1980 ont vu naître une théorie pour guider le praticien dans son analyse et ses traitements. Les travaux conjoints de précurseurs tels Lombardi, Levin, Ricketts et bien d’autres ont placé le nombre d’or comme pierre angulaire entre visage, sourire et composition dentaire [2-4]. Ces théories ont été d’une grande aide dans l’exercice de la chirurgie dentaire et de l’orthodontie. Elles ont permis de donner un référentiel à la beauté et ont introduit la notion d’harmonie dans l’art dentaire là où, jusqu’alors, seule l’expérience personnelle du praticien permettait d’aboutir à des résultats thérapeutiques visuellement satisfaisants.
Les pionniers de l’esthétique en odontologie se sont ainsi dotés d’outils tels les grilles de Levin et le compas d’or (fig. 1). Ces outils ont fait l’objet de remaniements (pourcentages d’or, règle M) [5, 6] et de critiques (proportions RED, recurring esthetic dental) [7, 8] mais ils ont incontestablement apporté une plus-value pour le praticien désireux de réaliser un traitement de restauration esthétique selon une trame directrice tout en laissant une latitude créative à chacun dans la construction ou la modification d’un sourire.
Quel que soit le guide directeur utilisé, la prise de mesures faciales et dentaires reste une condition sine qua non pour poser un diagnostic esthétique pertinent. Jusqu’alors, l’analyse esthétique s’est construite autour de l’examen clinique et de l’apport d’examens complémentaires tels les clichés photographiques, les radiographies ou bien encore les moulages. Désormais, la révolution numérique vient épauler le praticien avec de nouveaux concepts digitaux (Digital Smile Design®, Smiletron®, Guide and Position your Smile®…) et de nouveaux outils lui permettant d’appréhender un patient en 3 dimensions : tomographie assistée par ordinateur (computed tomographie, CT), tomographie à faisceau conique (cone beam computed tomography, CBCT), scannage laser, stéréophotogrammétrie.
Au décours du concours Ceram.X® organisé par Denstply, les auteurs se sont servis de l’apport des nouvelles technologies pour mener l’analyse esthétique d’un patient par imagerie 3D stéréophotogrammétrique. Cette méthode numérique d’acquisition faciale tridimensionnelle se démarque des méthodes conventionnelles de photographies classiques et de mesures au pied à coulisse.
Une patiente de 24 ans s’est présentée au CHU de Nice après un traumatisme dentaire ayant entraîné la fracture de l’angle de l’incisive 21 (fig. 2). La vitalité pulpaire a été vérifiée. Le fragment n’ayant pas été conservé, la dent a, dans un premier temps, été restaurée avec une résine composite monochromatique dans le cadre de l’urgence.
Lors d’un second rendez-vous, pour mener à bien l’analyse esthétique, il a été choisi d’utiliser un appareil novateur dans l’acquisition d’images tridimensionnelles : le 3D-LifeViz™ de la société QuantifiCare (Valbonne, France) (fig. 3). Ce modèle, utilisé pour mener les enregistrements faciaux, permet l’obtention d’images 3D par procédé 3D-spg. Le système optique se compose d’un diviseur de faisceaux à double lentille fabriqué et étalonné. Il permet également l’utilisation d’un système unique de double flash en polarisation inversée croisée afin d’éviter en grande partie les problèmes causés par les réflexions spéculaires qui sont communs à d’autres systèmes 3D-spg [9]. La compilation des clichés réalisés par le LifeViz™, leur traitement 3D, les poses de points de repère et les prises de mesures ont été réalisés sur le logiciel Dermapix® (QuantifiCare).
La technique mise au point par QuantifiCare nécessite seulement 4 prises de vues selon 3 positions différentes pour pouvoir réaliser un visage tridimensionnel :
• une vue de face ortho-centrée ;
• une vue trois quarts droite ;
• une vue de face en position inclinée basse ;
• une vue trois quarts gauche.
La patiente se tient en position naturelle, avec un sourire posé, dents serrées.
Les 4 clichés de la patiente réalisés à partir du protocole de triangulation sont intégrés dans le logiciel Dermapix® et traités afin d’effectuer une reconstruction 3D partielle (des algorithmes de stéréo-corrélation ont permis la création d’images en 2,5D). Ces quatre modélisations partielles subissent une technique de « stitching ». Le stitching vise à obtenir une image du visage entièrement en 3D : il s’agit d’une fusion des différents nuages de points dans le but de construire un modèle 3D complet (fig. 4). Les nuages de points dans l’espace, une fois reliés, correspondent à un maillage fin (fig. 5). La dernière étape du procédé de reconstruction 3D consiste à plaquer la texture sur la surface tridimensionnelle obtenue [10]. L’intégralité de cette technique est automatisée et dure de 2 à 3 minutes avec une configuration PC minimum. Une fois le modèle complet obtenu et enregistré dans la base de données du logiciel Dermapix®, le module « 3D-analysis » permet de prendre les mesures des divers éléments composant le visage et le sourire. Le visage est contenu dans un repère orthonormé à trois axes selon les lignes de référence (plan bipupillaire, plan sagittal médian, plan de Francfort). Les mesures sont effectuées sur un plan projeté frontalement correspondant au « true vertical plane » (fig. 6).
L’étude est effectuée sur les trois étages d’observation de la patiente que sont son visage, son sourire et sa composition dento-gingivale.
L’analyse esthétique décèle un problème ponctuel émanant du stress visuel de la perte de substance sur 21 et de la dimension de la 11 au sein d’un sourire harmonieux. Le projet de traitement est élaboré et l’accent est mis sur l’équilibre des lignes stabilisatrices (bipupillaire, bisourcilière, bicommissurale et bords incisifs) et sur la dimension des incisives centrales, fixée à 80 % en termes de rapport largeur/longueur (fig. 7). Compte tenu de l’âge de la patiente et de la situation clinique, la décision thérapeutique s’est orientée vers un traitement d’intégration par restaurations directes des 2 incisives centrales.
Afin de répondre aux mieux aux critères esthétiques, notamment colorimétriques, il a été choisi de mener le traitement par technique de stratification aux résines composites. La méthode utilisée repose sur les principes édictés pour la stratification trilaminaire à une seule couleur de masse dentinaire avec le système Ceram.X® Duo (Dentsply, York, États-Unis). Les étapes cliniques ont fait appel à l’utilisation d’un coffret Komet® spécialement composé pour le concours Ceram.X® (fig. 8).
À la suite de l’analyse esthétique effectuée en amont, une empreinte à l’alginate est réalisée et un modèle d’étude est coulé afin de fabriquer une cire de diagnostic reproduisant le projet issu de l’étude CAO (conception assistée par ordinateur).
Une clé enregistre, par isomoulage au silicone par addition de haute viscosité de type putty, le projet des restaurations des 11 et 21 confectionné sur le plâtre.
Les étapes cliniques procèdent du pas à pas suivant :
• la carte chromatique dentaire est établie. La masse amélaire est choisie au niveau du bord libre là où l’émail est présent en plus grande épaisseur. A contrario, la masse dentinaire est sélectionnée au niveau cervical où l’émail est le plus fin et laisse apercevoir plus facilement le degré de saturation du corps dentinaire de la dent. Le choix est confirmé après la mise en place de petits incréments de résine composite photopolymérisés directement au contact des tissus non conditionnés (fig. 9). Ces « incréments tests » sont ensuite rapidement éliminés à la sonde ;
• une anesthésie locale para-apicale est réalisée en regard des 11 et 21. Un champ opératoire étanche du type digue caoutchoutée est posé (Hygenic Dental Dam®, Coltène, États-Unis) de 14 à 24 (fig. 10) ;
• les bords cavitaires de la 21 sont légèrement préparés en « mini-congé » en quart-de-rond vestibulairement avec une fraise boule diamantée bague rouge montée sur turbine (Komet® 8801.314018) et le bandeau amélaire palatin est préparé en méplat à l’aide d’une fraise tubulaire à extrémité travaillante diamantée (Komet® 1839.314.014). L’insertion et la bonne stabilité de la clef en silicone sont contrôlées (fig. 11) ;
• le conditionnement tissulaire est appliqué sur 11 et 21. Le mordançage à l’acide orthophosphorique à 37 % est appliqué pendant 15 secondes au niveau de l’émail seul puis pendant 15 secondes au niveau de la dentine et de l’émail (les faces mésiales des 12 et 22 sont préalablement protégées par des bandes de matrice métallique universelle) avant d’être abondamment rincé pendant 30 secondes. Les surfaces sont séchées à l’aide d’une boulette de coton. Le système adhésif M&R II Prime & Bond® NT™ (Denstply) est appliqué par brossage des surfaces à l’aide d’une microbrosse puis légèrement étalé/séché durant 5 secondes par un jet d’air sec avant d’être photopolymérisé pendant 20 secondes (fig. 12 à 16) ;
• la stratification trilaminaire des restaurations des 11 et 21 débute par la mise en place de la coquille amélaire palatine par le biais de la clé en silicone. Celle-ci est chargée d’une fine pellicule de composite masse émail (d’environ 0,5 mm) avant d’être impactée sur les dents et photopolymérisée. Les faces mésiales des restaurations sont complétées secondairement avec le même composite masse émail. La bonne émergence des contours proximaux et une surface de contact efficiente sont rendues possibles par l’association d’une matrice en Celluloïd transparent associée à un coin de bois (fig. 17 à 20). La restauration est poursuivie par la sculpture des masses dentinaires au sein de la « boîte amélaire » ainsi constituée. Trois mamelons dentinaires distincts sont reconstitués afin de répondre à la morphologie anatomique voulue et de permettre un jeu de translucidité au bord libre en adéquation avec l’âge de la patiente (fig. 21). Les stratifications se terminent par les faces vestibulaires qui sont complétées par une fine couche de résine composite masse émail identique à celle employée pour la face palatine et les bords proximaux (fig. 22) ;
• les finitions sont amorcées par le travail de la macrogéographie au niveau du contour des dents et des démarcations des mamelons puis de la microgéographie horizontale à l’aide d’une fraise flamme diamantée grain fin (Komet® 8862.31402). Les surfaces texturées sont ensuite adoucies au polissoir (Komet® 9526UF.204100). Les finitions se poursuivent par le polissage des 11 et 21 avec le système Enhance® et le passage des pâtes à polir fine et extrafine Prisma Gloss® (Dentsply) (fig. 23 et 24). Le brillantage des surfaces se termine par le passage d’un disque à lustrer (Komet® 9628.204.220) ;
• le résultat final avec le bon mimétisme et l’intégration des restaurations sont contrôlés après réhydratation complète des tissus (fig. 25 et 26).
Les publications scientifiques ayant passé au crible les diverses formules de progression des proportions dentaires du bloc incisivo-canin maxillaire sont nombreuses [6-8]. On peut affirmer, d’une part, qu’aucune de ces formules n’existe à l’état naturel de manière probante (que cela soit le nombre d’or, les pourcentages d’or, les proportions RED…) et, d’autre part, qu’elles ne sont pas pour autant erronées dans leur capacité à apporter une harmonie dans le sourire car, pour citer Oscar Wilde : « La beauté est dans l’œil du spectateur. » Ainsi, il appartient à chacun de posséder sa propre définition de ce qui lui plaît mais encore faut-il savoir observer et pouvoir mesurer la situation initiale pour pouvoir élaborer un plan de traitement sur-mesure pour chaque patient.
Alors que l’approche directe des mesures anthropométriques peut générer des résultats inexacts, en raison de différents biais (compression des tissus mous, difficultés à se référer à un plan normatif ou à convenir de valeurs précises sur une surface projetée), les mesures indirectes qui nécessitent un enregistrement de l’image du sujet permettent d’obtenir des mesures précises. Les méthodes photographiques « classiques » peuvent être considérées comme pratiques et suffisamment efficaces pour étudier la symétrie et la proportion des dents antérieures [11]. Il n’en va pas de même pour les informations croisées qu’apporte le sourire avec le visage : l’analyse d’un visage par photographie bidimensionnelle est source de nombreux biais potentiels. L’orientation du sujet, le choix des axes de référence, le positionnement et la distance des prises de vue (déformation focale) peuvent être responsables d’erreurs de mesure. L’utilisation de la 3D-spg peut présenter divers avantages : l’appareillage est compact, facile d’utilisation, rapide et il permet une prise de mesures reproductible [12], précise (± 0,2 mm) [13] et fiable [14]. L’utilisation de l’imagerie 3D-spg peut apporter les informations nécessaires au clinicien dans l’appréciation des segments faciaux et dentaires de son patient. Cet outil peut potentiellement épauler le chirurgien-dentiste dans la réalisation de ses projets thérapeutiques, comme le cas clinique présenté ici l’a illustré.