ENQUÊTE
Dans ce pays où le cabinet évoque souvent un petit centre de santé dentaire, la spécialisation et la haute technicité constituent les meilleures parades des praticiens libéraux contre l’émergence des centres soutenus par les caisses d’assurance maladie.
Katrin Lelling appartient à une famille de chirurgiens-dentistes installée depuis plus de 100 ans à Spire dans le Palatinat. Entre 40 et 60 patients consultent chaque jour au cabinet qu’elle gère avec son père, Bernd. Si les chirurgiens-dentistes libéraux déclarent consacrer en moyenne 34,6 heures à leurs patients sur leurs 47,1 heures de travail hebdomadaire, Katrin Lelling passe quant à elle la quasi-totalité de son temps au fauteuil. Elle pourrait pourtant déléguer davantage de tâches. Car comme la plupart des cabinets allemands qui emploient plusieurs salariés (5,91 salariés* en moyenne, soit 35 % du budget), le cabinet Lelling compte 3 employés à temps plein et 1 à mi-temps. « Les assistantes dentaires sont habilitées à faire les empreintes, à effectuer et poser des couronnes provisoires et à procéder à certains actes comme le détartrage, mais la plupart du temps, contrairement à nombre de confrères, je préfère les réaliser moi-même car j’estime qu’il est important d’avoir une approche globale du patient », déclare Katrin Lelling qui forme par ailleurs des apprenties.
Personnel important et équipement technique de pointe caractérisent le cabinet dentaire allemand. À tel point que sa configuration se rapproche fréquemment de celle d’un centre de santé dentaire, et transforme le chirurgien-dentiste en patron d’une petite entreprise. C’est le cas du cabinet de Jochen Klemke. Ce praticien, lui aussi installé à Spire, ville qui compte 41 chirurgiens-dentistes, s’est spécialisé en implantologie et sa collaboratrice, salariée, en endodontie. Jusqu’à 50 patients sont pris en charge chaque jour dans ce cabinet de 180 m2 (11 salariés, dont 6 assistantes) répartis en quatre salles de soins, un laboratoire, une salle de stérilisation, un local technique et même une salle de réunion. Jochen Klemke est l’un des deux chirurgiens-dentistes de cette ville de 50 000 habitants à détenir un appareil de CFAO. Un investissement dont il dit ne retirer aucun bénéfice financier mais qui lui permet d’optimiser ses actes d’implantologie et de recevoir des patients adressés par ses confrères. L’investissement dans du matériel de pointe** est essentiel pour ce praticien qui a complété son plateau technique d’une loupe binoculaire et d’un CEREC, tous ses appareils étant reliés à pas moins de 11 ordinateurs. Jochen Klemke a en revanche renoncé à l’acquisition d’un laser qu’il ne juge pas indispensable à son exercice.
La haute technicité de ce cabinet se retrouve également dans sa salle de stérilisation où l’utilisation de chaque instrument est tracée pour chacun des patients et archivée pendant 5 ans. La vérification régulière des appareils est facturée à chaque fois entre 1 000 et 1 500 euros par le fabricant, souvent en situation de monopole, et la maintenance des appareils, lissée sur l’année, revient à euros de l’heure (oui, tout compris : investissements, consommables…). Ces coûts fixes pèsent sur la rentabilité des cabinets allemands dont le taux de rendement est de 34 % en moyenne pour un bénéfice moyen avant impôt de 138 000 euros (116 790 euros médian)***. Mais Jochen Klemke tient à cette haute technologie qui lui permet d’offrir un large éventail de soins et de solutions thérapeutiques à ses patients. Pas question pour autant de céder aux contraintes de la rentabilité en entrant dans un rythme effréné. « Je tiens à accorder du temps à mes patients et à effectuer des soins complets. Il serait inutile de morceler sans motif le soin en plusieurs séances, ne serait-ce que pour le confort du patient lui-même mais aussi parce que cela multiplierait les actes de stérilisation pour notre cabinet », expose le praticien qui consacre une journée et demie par semaine à la chirurgie dans les deux salles réservées à cet effet.
Jochen Klemke estime que la profession n’échappera pas à la spécialisation. Une spécialisation déjà en marche et qui pourrait être fatale aux petits cabinets qui n’auront les moyens ni humains ni matériels pour répondre aux évolutions de la profession. Certes, la Rhénanie-Palatinat est, avec la Sarre, le Land où la densité de chirurgiens-dentistes est la moins importante (1 dentiste pour 1 400 à 1 600 habitants contre 1 pour 1 200 dans la plupart des autres Länder). Il n’empêche que la concurrence s’est accentuée depuis que les caisses ont supprimé leurs quotas d’agréments. La vie professionnelle des chirurgiens-dentistes est en effet régie par les caisses d’assurance maladie et particulièrement par les 123 caisses du régime général auxquelles sont affiliés 90 % de la population. Un catalogue attribue à chaque acte dentaire un nombre de points, la valeur du point faisant régulièrement l’objet d’une revalorisation entre les caisses et la KZBV, la représentation des chirurgiens-dentistes agréés. Pour les 10 % de la population assurés au premier euro auprès d’assurances maladie « privées », les tarifs sont plus libres. En moyenne, ils se facturent 2,3 fois plus, parfois même 3,5 fois plus que les actes du régime général. Pour autant, revu pour la première fois depuis 24 ans, en 2012, le catalogue des actes pris en charge par l’assurance privée n’a pas été assez revalorisé selon la KZBV qui souligne que la valeur du point de base de la rémunération n’a augmenté que de 9,3 % pendant cette période. « Davantage de prévention, des techniques coûteuses ainsi que des amalgames et des prothèses de haute qualité présentent un défi nouveau pour une nouvelle valorisation des soins. Or, le nouveau catalogue ne correspond en rien à la réalité de la médecine dentaire d’aujourd’hui », critique la présidence de l’Ordre des dentistes allemands (BZÄK). Aujourd’hui, les chirurgiens-dentistes soulignent même que le régime légal rémunère mieux certains actes que les assurances privées pour démontrer le tassement de leurs revenus. Treize pour cent des cabinets libéraux n’atteignent d’ailleurs pas un revenu supérieur à 50 000 euros.
Soumis à une forte pression budgétaire, les chirurgiens-dentistes subissent également les lourdes contraintes réglementaires qui pèsent sur les cabinets. Les coûts liés à la protection contre les infections et aux normes d’hygiène ont augmenté à eux seuls de 80 % pendant la période 1996-2006. Ces nouvelles obligations entraînent, entre autres, l’acquisition d’un nombre important de turbines. « Nous sommes de plus soumis à des contrôles inopinés, en matière de propreté du cabinet, très tatillons. Ils vérifient même la présence de poussière sur les radiateurs ! » déclare Katrin Lelling dont le cabinet vient de faire l’objet d’une visite des instances sanitaires communales. Un examen passé avec succès mais qui s’ajoute aux autres contrôles opérés par la KZBV, les caisses et l’Ordre. Ces inspections ne sont qu’un exemple des contraintes qui pèsent de plus en plus sur les praticiens allemands. Katrin Lelling déplore ainsi une restriction croissante de la liberté thérapeutique provoquée par les déremboursements. Cela ne l’a pas empêchée de se spécialiser en acupuncture, en kinésiologie et en hypnose. Elle a par ailleurs suivi, pendant 5 ans, une formation en médecine dentaire intégrale comprenant l’homéopathie. Ces qualifications complémentaires lui permettent d’offrir à ses patients des traitements alternatifs. Jochen Klemke, quant à lui, se félicite de la réglementation sur les prothèses en vigueur depuis la réforme du régime général de 2005. Un forfait annuel a été instauré qui couvre en moyenne 50 % du coût de la thérapie standard. Cette somme, comprise en moyenne entre 370 et 458 euros selon la position de la dent, couvre autant les soins odontologiques que les actes techniques. Le patient et son praticien peuvent ainsi puiser dans un catalogue de 50 solutions (couronne, bridge ou prothèse). Jochen Klemke, lui-même expert auprès du Conseil régional de l’ordre des chirurgiens-dentistes, apprécie cette amplitude thérapeutique qui lui est donnée et, surtout, la possibilité de conseiller davantage ses patients. La capacité de répondre individuellement aux besoins des patients constitue l’axe majeur du développement des cabinets de Katrin Lelling et de Jochen Klemke qui totalisent chacun environ 10 000 patients. Cette évolution dessine l’avenir d’une profession de plus en plus fragilisée par l’émergence des centres de santé dentaire et de plateformes du style « Santéclair ». Ces centres, liés par des conventions avec les caisses d’assurance maladie, proposent des tarifs privilégiés aux assurés de plus en plus nombreux à ne pouvoir s’offrir une assurance dentaire complémentaire. S’ils constituent une concurrence frontale pour les cabinets libéraux classiques, notamment les plus petits d’entre eux, ils incitent les chirurgiens-dentistes à repousser encore plus loin les limites de leur expertise et du savoir-faire de leur cabinet.
* Chiffres 2013 (source : Kassenzahnärztliche Bundesvereininung, ou KZBV).
** En 2013, l’investissement de base pour la création d’un cabinet dentaire se montait à 427 000 euros contre 272 000 euros pour l’entrée dans un cabinet associé (source : Bundeszahnärztekammer, ou BZÄK).
*** Chiffres 2011 (source : BZÄK). Le revenu net dépend du régime fiscal. Un chirurgien-dentiste marié, père de 2 enfants, gagne en moyenne 70 650 euros par an.
Au premier trimestre 2015, 52 484 chirurgiens-dentistes libéraux étaient en activité en Allemagne, soit – 0,9 % que l’année précédente. Les praticiens libéraux, dont la moyenne d’âge est de 51,6 ans, voient leur nombre régresser continuellement depuis 2007, date à laquelle ils étaient encore 55 223. En revanche, le nombre de praticiens salariés ne cesse d’augmenter pour s’élever à 16 427 en 2014. Leur nombre a pratiquement doublé depuis 2002. Contrairement aux autres populations médicales, la proportion féminine dans la profession est élevée avec un taux de 47 % de femmes chirurgiens-dentistes. La féminisation des cabinets est d’autant plus importante que ceux-ci emploient en moyenne 3,96 assistantes dentaires. Celles-ci représentent 66,5 % des effectifs (4,1 % de dentistes salariées, 11 % d’apprenties). En 2014, la profession formait 30 129 apprenties assistantes dentaires. Un cabinet dentaire emploie en moyenne 5,91 salariés, soit 1 personne de plus qu’en 2002. Dans la majorité des cas, une assistante dentaire supplémentaire a été embauchée.
Sources : KZBV et BZÄK.