La Scandinavie ne prend pas sa denture à la rigolade. Tandlæge, tandläkare, tannlege… chirurgiens-dentistes danois, suédois ou norvégiens ont toujours été à la pointe de l’innovation quand il s’est agi de promouvoir l’implantologie, de remettre en cause l’usage systématique du fluor ou encore de remplacer les amalgames par des composites.
Ces pays scandinaves sont aussi précurseurs dans la mise en place de dispositifs de prévention en santé bucco-dentaire. C’est d’ailleurs en vertu de cette dernière que couronnes, bridges et prothèses amovibles de l’adulte sont peu pris en charge. Une manière d’inciter les très jeunes citoyens à faire usage du système de soins précoces et gratuits. L’éducation dentaire est l’affaire des pouvoirs publics mais avant tout des chirurgiens-dentistes, nombreux, et qui rivalisent avec les médecins en matière de prévention. Récoltant les fruits de leur travail préventif, ils voient aujourd’hui apparaître un nouveau champ d’intervention : celui du curatif auprès de la population âgée.
La prévention a porté ses fruits : 57 % des Danois adultes ont toutes leurs dents naturelles(1). Un signe qui ne trompe ni sur le niveau des soins, ni sur celui de la prévention. Et si, dans ce petit pays de 5,4 millions d’habitants, la densité de praticiens est moins importante que chez ses autres voisins scandinaves, elle reste supérieure à la moyenne européenne avec un chirurgien-dentiste pour 1 141 habitants, soit 4 800 praticiens actifs en tout. En matière sanitaire, et plus particulièrement en santé dentaire, le Danemark a inscrit la prévention au premier rang de ses priorités. Les soins dentaires sont ainsi organisés au niveau communal et sont prodigués gratuitement aux jeunes de moins de 18 ans ainsi qu’aux handicapés, aux personnes âgées et aux catégories défavorisées de la population, par les quelque 1 200 praticiens employés par les 97 communes. Depuis 2004, les enfants ont certes le choix entre le chirurgien-dentiste « communal » et un libéral. Dans ce second cas, ils doivent s’acquitter d’un ticket modérateur équivalent à 35 % du coût des soins. Pour les adultes, une partie des soins est prise en charge grâce à une coopération entre la région et l’Association dentaire danoise – Tandlaegeforeningen. En moyenne, 80 % des frais restent à la charge du patient bien que les soins préventifs et les traitements de base soient remboursés à hauteur de 40 %. Trente pour cent des adultes souscrivent une assurance complémentaire pour couvrir leurs frais dentaires.
En dépit – ou à cause – de cette importante participation financière du patient, les cabinets ne désemplissent pas. Les adultes consultent en moyenne leur chirurgien-dentiste tous les 8 à 9 mois et, pour les deux tiers de la population, au moins 1 fois par an. En 2003, le gouvernement danois a lancé la publication sur Internet des coûts des soins dentaires non remboursés. À partir d’un réseau de surveillance régional, les praticiens sont alors sommés de s’expliquer en cas de dépassements d’honoraires supérieurs à 40 % de la moyenne. Cette transparence est destinée à réguler les tarifs. Ce droit de regard des pouvoirs publics et des citoyens est censé introduire une espèce de surveillance sur la qualité des soins. C’est cependant le seul contrôle de qualité auquel les praticiens sont soumis. Une autre originalité du Danemark : les soins au Groënland sont entièrement gratuits. Tous les chirurgiens-dentistes y sont employés par le gouvernement, en recherche constante de praticiens volontaires. Des conditions spéciales et incitatives (vols de retour réguliers et gratuits, contrats à durée limitée de 3 et 6 mois, hébergement gratuit…) sont prévues. Il n’est pas exclu d’en faire bénéficier des volontaires non danois. À noter que la majorité des praticiens travaillent avec du personnel inuit qui joue le rôle d’interprète.
« Les dentistes suédois ont scié la branche sur laquelle ils étaient assis ! » lance, en forme de boutade, le Dr Hans Sandberg. Ce chirurgien-dentiste, installé en libéral depuis 30 ans et enseignant à l’université de Karolinska Institut et de Stockholm, résume ainsi la situation dans laquelle se trouve la Suède à l’issue de plus de quatre décennies d’optimisation des soins et de prophylaxie intensive. Dès les années 1970, ce pays a mis l’accent sur la prévention et a été guidé par le principe de l’accès aux soins dentaires pour tous. Avec à la clé la meilleure densité européenne de praticiens : 1 pour 829 habitants(2), la moitié de ces praticiens travaillant pour des centres de soins publics.
Menacée de surpopulation dentaire, la Suède a connu un exode dans les années 1990 vers la Grande-Bretagne et la Norvège voisine. Le problème a été en partie résolu par un contingentement des études. Seuls 250 chirurgiens-dentistes sortent chaque année des 4 universités du pays (Malmö, Göteborg, Umeå et Stockholm). Ces efforts pour contenir les effectifs de la profession sont accompagnés d’une promotion des hygiénistes dentaires. Ces personnes qualifiées à l’issue de 2 ans d’études sont chargées de la prévention des caries et de la parodontie. Les hygiénistes dentaires, qui ne peuvent en aucun cas intervenir sur les tissus dentaires, sont aujourd’hui au nombre de 3 700 pour 7 300 chirurgiens-dentistes. Cette proportion est appelée à s’égaliser à moyen terme. Pour l’heure, il n’en reste pas moins que face à l’allongement de l’âge du départ à la retraite de 65 à 70 ans et à la désertification rurale, la densité des praticiens dans les villes continue de s’accentuer.
Face aux très bons indicateurs épidémiologiques : indice CAO à 1 pour les enfants de douze ans et taux de prévalence à 58 % pour les 0-12 ans(3), les chirurgiens-dentistes déjà en surnombre sont aujourd’hui à la recherche de diversification pour maintenir leur activité. « Nous orientons notre travail sur deux axes : les soins esthétiques et la préservation du haut niveau de notre santé dentaire », énonce Hans Sandberg. De sa propre initiative, la profession a mis en place un système de rappel qui incite régulièrement chaque patient à se rendre chez son chirurgien-dentiste pour une visite de contrôle. Environ 80 % des personnes profitent de cette offre dont la fréquence dépend de l’état de leur situation dentaire. L’excellence de la prise en charge du patient n’a pas empêché la Suède, confrontée comme l’ensemble des pays occidentaux à un fléchissement de son économie, de revoir son système de soins. Du « tout gratuit » des années 1970, elle est entrée elle aussi dans l’ère des déremboursements. En 2008, un nouveau système de soins dentaires a été introduit avec pour ambition de garantir une bonne couverture pour les soins indispensables et les plus chers. « Un catalogue de soins a ainsi été instauré avec les autorités de santé qui sert d’indicateur à chaque praticien. Par exemple, une couronne ne sera prise en charge que si les deux tiers de la substance dentaire ont disparu », indique le Dr Sandberg. De facto, dans ce pays où la souscription à une complémentaire est quasiment inexistante, ce système à deux vitesses a accru la concurrence entre les praticiens et conduit peu à peu à l’établissement d’un registre comparatif de la qualité des soins, principalement au sein des centres de soins publics. « On peut imaginer qu’à l’avenir, l’ensemble des chirurgiens-dentistes seront liés à ce registre de qualité », note le Dr Sandberg. S’il se félicite de cette transparence conditionnée par les liaisons informatiques directes entre praticiens et caisses d’assurance maladie et par la comparaison possible dans la qualité des soins, il ne peut s’empêcher de regretter que les médecins ne soient pas soumis aux mêmes efforts de transparence et d’économies. Hans Sandberg n’en est pas moins fier du rôle précurseur de sa profession. Il est vrai que les chirurgiens-dentistes suédois ont toujours été à l’avant-garde. Et pas seulement pour la généralisation du fluor dès les années 1960. Ainsi, la Suède est l’un des premiers pays à avoir interdit les amalgames dès 2009, et ce de manière irrévocable. La Suède est également la terre d’origine de l’implantologie. Une innovation qui, en fin de compte, lui profite peu. En effet, grâce à ses performances en prévention précoce, la Suède est le pays européen au plus fort taux de personnes âgées en possession de leur denture d’origine ! Cette situation génère de l’activité pour les chirurgiens-dentistes qui sont contraints de s’équiper de « cabinets mobiles » afin de se rendre dans les maisons de retraite.
Comme ses voisins, la Norvège a misé très tôt sur la prévention et l’innovation. Un pari gagné grâce à un maillage très dense de ce territoire équivalent aux trois quarts de la France et peuplé par à peine 5 millions de personnes. Avec 1 chirurgien-dentiste pour 903 habitants(4), la Norvège n’a rien à envier au reste de la Scandinavie. C’est dire si le chirurgien-dentiste fait partie du paysage et de la vie quotidienne de ses habitants.
La protection de la denture est au cœur de l’éducation du Norvégien dès son plus jeune âge. Depuis 30 ans, le traitement des enfants est gratuit jusqu’à l’âge de 18 ans. Cette prise en charge se poursuit pour les personnes âgées malades ou placées en maison de retraite mais aussi pour les catégories défavorisées de la population et les handicapés. « Les soins dentaires sont bien régulés et si nous avons tant de chirurgiens-dentistes, c’est parce que nous en avons besoin ! », justifie le Dr Sissel G. Haram, qui exerce à Oslo.
Mal aux dents ou pas, les Norvégiens ont l’habitude de consulter leur chirurgien-dentiste. Une habitude prise à l’âge de 3 ans quand l’enfant est convoqué pour un examen dans une clinique publique auprès d’une infirmière dentaire. Les parents sont informés des bonnes pratiques dentaires. « Certains souhaiteraient que cette prévention intervienne dès l’âge de 2 ans. C’est déjà le cas dans le service pédiatrique de la clinique universitaire d’Oslo », précise le Dr Haram. Chaque année, les Norvégiens consultent au moins une fois leur praticien pour une visite de contrôle et un détartrage, et ce sans mesures incitatives de l’Assurance maladie ! « Nous constatons dans la population une forte demande en soins de qualité. Les patients ont pris conscience de l’importance d’une bonne denture pour leur santé, leur bien-être mais aussi leur beauté ! » se réjouit le Dr Haram. Et de préciser : « 88 % de la population norvégienne adulte souhaitent être convoquée chaque année, si ce n’est même deux fois ! »
Si l’État mise sur la prévention, il se désengage en retour fortement des soins. Dans ce pays à l’économie robuste, tirée par les investissements pétroliers, les soins en parodontologie et en chirurgie des adultes ne sont que partiellement pris en charge par les caisses d’assurance maladie. Aussi, pour la plupart des soins, le patient en est pour ses frais ! Il faut compter 100 euros pour une extraction normale et 700 euros pour une couronne…
L’absence de prise en charge ne freine toutefois pas l’activité des cabinets centrée sur la prévention et la préservation des dents. Aussi, les chirurgiens-dentistes norvégiens profitent – à long terme ! – du bon niveau sanitaire obtenu : l’indice CAO est à 0,6 pour les enfants de 5 ans et à 4,6 à 18 ans. Et si, dans l’échelle des salaires, les chirurgiens-dentistes se sont vus rattraper par d’autres catégories professionnelles et par le salaire moyen en général, ils continuent de jouir d’un bon niveau de vie. À tel point que la Norvège attire des praticiens étrangers sur son territoire. Alors que des Allemands exercent déjà dans le service public à l’ouest et au nord du pays, des chirurgiens-dentistes de l’Europe du Sud cherchent à prendre pied dans le pays. Pour ces confrères venus du Sud, une seule condition est requise : maîtriser la langue, indispensable à l’exercice en cabinet !
1. Eurobaromètre. Rapport de la commission européenne 2010 (41 % pour la moyenne européenne).
2. Selon la FDI World Dental Federation. The oral health atlas, 2005 (1 dentiste pour 1 234 habitants rapporté au nombre de dentistes travaillant à temps partiel, soit 35 % des praticiens).
3. Sources : OMS et OCDE.
4. Source : FDI.
• QUELLE EST LA SITUATION DES CHIRURGIENS-DENTISTES EN NORVÈGE ?
À nos débuts, les chirurgiens-dentistes gagnaient beaucoup plus que la moyenne de la population. Puis les salaires se sont nivelés mais nous sommes toujours confortablement payés. En moyenne, un chirurgien-dentiste libéral gagne le double d’un salarié dans le service public dont la rémunération annuelle est de 70 000 à 80 000 euros. Cependant, un cabinet libéral nécessite, pour 2 fauteuils, un investissement d’environ 200 000 euros. La tendance est aujourd’hui aux regroupements dans de grands cabinets avec des spécialistes et, souvent, des hygiénistes chargés de la prévention. Dans le nord du pays, où la densité de population est plus faible qu’ailleurs, les chirurgiens-dentistes employés dans le service public perçoivent une compensation financière.
Un chirurgien-dentiste norvégien typique est propriétaire de sa maison, il a aussi un chalet dans les montagnes ou au bord de la mer…
• LA PROFESSION EST-ELLE TOUJOURS ATTRAYANTE POUR LES JEUNES ?
Elle est très populaire chez les jeunes mais difficilement accessible car il faut un très bon résultat au bac. En retour, les étudiants sont assurés de trouver du travail. Nous-mêmes ne regrettons pas notre choix d’il y a 40 ans. Et si c’était à refaire…