Clinic n° 05 du 01/05/2013

 

Passions

ANNE-CHANTAL DE DIVONNE  

Fasciné par le plateau tibétain, sa population et sa culture si attachante et la splendeur de ses paysages, Philippe Bourgain, praticien aujourd’hui à la retraite, rassemble dans un très beau livre le meilleur de ses photos et ses observations sur cette région du monde dans laquelle il intervient en tant que chirurgien-dentiste depuis plus de 30 ans.

Comment avez-vous connu cette région du monde ?

J’ai découvert le Ladakh un peu par hasard en 1980, au cours d’un voyage sac au dos en Inde. Sept ans plus tard, l’association Aide odontologique internationale (AOI), que je venais de rejoindre en tant que membre actif, m’a proposé de partir en mission avec deux autres praticiens dans un camp tibétain du Ladakh. Il s’agissait, dans le cadre de l’association de parrainage « Aide à l’enfance tibétaine », de mettre en route une petite clinique dentaire et d’épauler le jeune dental therapist tibétain appelé à s’en occuper.

Qui était ce dental therapist ?

Un Tibétain qui avait le niveau du baccalauréat et que l’on avait fait venir en France pour le former aux rudiments de la dentisterie en observant l’activité dans un cabinet dentaire. Deux autres dental therapists ont été formés de cette façon. Nous leur avons donné ce nom car ils ont un statut un peu hybride. Ils ne sont ni chirurgiens-dentistes ni hygiénistes. Mais ils sont habilités à faire des anesthésies locales, des extractions, des détartrages et des soins très primaires sur des dents temporaires ou des dents définitives. Nous sommes rapidement revenus sur le principe de les faire venir en France. Car plutôt que de rester à travailler dans les camps de l’Himalaya, le premier dental therapist est parti pour les États-Unis quelques années plus tard.

Êtes-vous souvent retourné au Ladakh ?

Entre 1987 et 2002, plus de 50 missions ont été menées dans cette région par le petit groupe de praticiens de l’AOI, mais aussi dans d’autres camps tibétains. Cinq ou 6 cliniques dentaires ont été ouvertes, notamment à Delhi et à Dharamsala. En 2002, nos interrogations sur les objectifs et les résultats obtenus ainsi qu’une certaine lassitude du groupe nous ont conduits à arrêter cette mission. Mais j’ai « replongé » en 2007 à la suite d’un nouveau constat catastrophique de la situation bucco-dentaire des enfants. Depuis, un groupe de 7 chirurgiens-dentistes français, dont je fais partie, intervient régulièrement au Ladakh dans le cadre de l’association de parrainage « Aide et espoir pour le monde tibétain » (AEMT).

Comment intervenez-vous sur place ?

Quand la première mission s’est arrêtée en 2002, les dental therapists étaient censés être autonomes. Ils étaient salariés et sous le contrôle du département de la santé du gouvernement tibétain en exil. Les soins dentaires étaient gratuits pour les enfants. Et pour que la clinique ait une autonomie financière, les autres membres de la famille pouvaient se faire soigner moyennant une petite rémunération, de même que les communautés environnantes (indiennes et ladakis) en payant un peu plus. Mais quand nous sommes revenus 5 ans plus tard, les dental therapists avaient perdu leur motivation. Ils trouvaient plus valorisant de travailler contre rémunération même s’ils n’en retiraient rien pour eux-mêmes puisque tout l’argent revenait au village. Mais c’était au détriment des soins aux enfants et de la prévention.

Depuis 2007, nous privilégions la prévention et nous passons du temps à motiver les dental therapists, les cadres et les enseignants de l’école. Cela demande beaucoup de vigilance pour qu’il n’y ait pas de relâchement. D’autant plus que nous sommes doublés par la « malbouffe ». L’ouverture du commerce et la pénétration du tourisme ont bouleversé le système alimentaire depuis quelques années. Les produits sucrés et les biscuits salés d’apéritif, dont les Indiens raffolent, sont en vente partout et causent d’énormes dégâts. Nous avons beaucoup de mal à les interdire dans l’école.

Face à ce constat, nous ne cherchons plus à conforter les dental therapists dans l’exercice curatif. Ils n’en ont pas la capacité. Dans le contexte de vie actuel, il vaut mieux ne pas faire courir le risque de complications graves.

Partir soigner ailleurs était-il important pour vous ?

Comme la plupart des autres praticiens, je suis tombé dans la marmite tibétaine !

Cette zone géographique est extraordinaire. Mais surtout, quand on approche la population du plateau tibétain, on est fasciné par sa culture bouddhiste et sa philosophie, par ses marques de solidarité et de convivialité. On a le sentiment qu’elle a conservé des valeurs perdues chez nous. Nous sommes partis pour le Ladakh afin de mettre nos compétences à son service. Année après année, nous avons créé des attaches et des amitiés très fortes qui nous incitent à y retourner. Et nous y retournons tous. Je n’ai pas envie d’aller ailleurs.

Ces voyages fréquents au Ladakh ont-ils eu un impact sur votre vie professionnelle ?

J’ai toujours eu l’esprit bourlingueur. Diplômé et installé en libéral en 1975, je suis parti prendre le large quand j’ai commencé à sentir venir la routine. J’ai continué à voyager tout au long de mes 27 ans d’exercice en Bretagne, et cela sans difficulté pour le cabinet. Je menais de front les deux, prenant des remplaçants pour m’absenter jusqu’à 3 mois par an. Je partais avec ma femme qui intervient aussi en soins infirmiers et en kinésithérapie. En rentrant, j’exposais mes photos, je faisais des conférences…

Votre livre est-il une somme de souvenirs ?

Passionné de photo depuis l’âge de 12 ans, j’avais au départ l’idée de condenser dans un livre 32 ans de photos au Ladakh. Finalement, j’ai aussi réalisé un travail d’écriture. Mais ce n’est ni une approche de touriste, car je suis allé au Ladakh pour rendre service, ni mon expérience en dentisterie. J’explique le contexte dans lequel j’ai pu intervenir et pénétrer le milieu des Tibétains. Ce sont des récits, des anecdotes de voyage et des considérations sur l’évolution de ces peuples. J’ai essayé de témoigner de la problématique des réfugiés tibétains, de la fragilité de leur culture restée coupée du monde pendant des siècles et du jour au lendemain confrontée au téléphone portable et à la junk food. Ces évolutions expliquent le sous-titre du livre, l’interrogation sur le devenir de cette culture et de ce peuple fragiles.

Ladakh, la fin d’un monde ?

Ouvrage (224 p – 180 photos – 23 cm × 28,5 cm) en vente au prix de 26 € + frais de port 4 €. À commander par courriel : bourgainpmc@gmail.com ou courrier postal avec chèque libellé à l’ordre de Philippe Bourgain, Le Village, 26170 La Roche-sur-le-Buis.

Les bénéfices seront reversés à des associations de défense du peuple tibétain.