Clinic n° 02 du 01/02/2013

 

Croix-Rouge française

REPORTAGE

CATHERINE BIGOT  

En prise directe avec les besoins de la population de Villeneuve-la-Garenne, commune située au nord-est des Hauts-de-Seine, le Centre de santé polyvalent de la Croix-Rouge accueille un service dentaire qui sait ce que la question médico-sociale recouvre. Visite guidée avec Isabelle Thiébot, l’un des chirurgiens-dentistes de l’équipe.

Mercredi après-midi. À deux pas de la mairie et de la nouvelle station de tramway, les trottoirs du boulevard Galliéni sont loin d’être déserts. Un groupe d’adolescentes, sorti du collège tout proche, bavarde devant la façade du n° 196. C’est là qu’est installé le Centre de santé polyvalent de la Croix-Rouge « depuis 1936 ! Mais il a été entièrement rénové en 2005 », précise Francine Poupin-Hibon, la directrice de l’établissement.

« Villeneuve-la-Garenne se trouve dans une banlieue défavorisée. Au-delà des bénéficiaires de la CMU* et de l’AME*, il y a une population locale précaire qui a de plus en plus de mal à payer des consultations de secteur 2 », explique-t-elle. Le centre de santé, qui pratique le tiers payant et assure des consultations aux tarifs du secteur 1 de l’Assurance maladie, apporte donc une plus-value sociale évidente. D’autant que la pénurie de praticiens se fait cruellement sentir sur la commune : en nombre de chirurgiens-dentistes par habitant, Villeneuve-la-Garenne se situe 40 % en dessous de la moyenne constatée en Île-de-France. En nombre de médecins spécialistes, c’est même 70 % en dessous. « En plus, les gens d’ici sont dans l’ensemble peu mobiles. Par notre présence au cœur de la ville et grâce à notre mode de fonctionnement, nous facilitons l’accès aux soins pour tous. »

Des soins… et des prothèses

Au 1er étage du bâtiment, la salle d’attente du service dentaire, claire et spacieuse, s’ouvre directement sur le palier. Isabelle Thiébot, omnipraticienne, occupe ce jour-là l’un des trois cabinets. Fauteuil vert pomme et lumière naturelle, l’atmosphère est gaie et détendue. Sourire aux lèvres, le Docteur Thiébot accueille Yasmina, 40 ans, qui semble un peu inquiète bien qu’elle soit déjà venue. La conversation s’engage sur le travail de Yasmina et ses difficultés, son fils de 13 ans qu’elle élève seule. Isabelle Thiébot essaie de la convaincre d’extraire le jour même les racines résiduelles d’une molaire. « OK, comme ça on n’en parlera plus ! » Anesthésie, rinçage, extraction, compresse. « Tu as besoin d’une ordonnance pour de l’Efferalgan® ? » Yasmina acquiesce et un prochain rendez-vous est fixé 15 jours plus tard pour soigner une dent infectée. Des jeunes femmes comme Yasmina, à qui il manque 4 molaires et qui auraient besoin de prothèse, elle en soigne très fréquemment. « L’état de santé bucco-dentaire de nos patients est dans l’ensemble clairement mauvais. Nous voyons des cellulites ou des pulpites tous les jours, et beaucoup d’édentations non compensées, même chez de jeunes adultes. »

De fait, à Villeneuve-la-Garenne, personne ou presque n’a 2 000 euros à sa disposition pour se faire poser 4 couronnes ou 2 stellites. Les personnes non couvertes par une mutuelle sont nombreuses. Pour celles-là, le service dentaire du centre cherche des solutions au cas par cas en fonction de leurs ressources et de leur couverture sociale. « Si besoin, on incite les patients à demander une “aide ponctuelle pour des dépenses exceptionnelles” auprès de la CPAM*. On arrive alors à obtenir des financements pour des prothèses qui, sinon, seraient totalement infinançables. » Et ceux qui ont des revenus insuffisants pour payer une prothèse mais par ailleurs « trop élevés » pour pouvoir bénéficier d’une aide ? « Nous leur proposons des échelonnements de paiement, certains paient sur plusieurs mois, parfois 6 ou 12, selon leurs possibilités. » Isabelle Thiébot s’est fixée comme règle de ne jamais donner un devis prothétique à un patient sans avoir au préalable vu avec lui la question du financement. Si celui-ci est impossible, le plan de traitement est adapté, certains actes sont reportés ou remplacés par d’autres. « Renvoyer les gens avec leur devis, sans solution, revient à les inscrire un peu plus dans le renoncement aux soins. Prendre en considération leurs conditions de vie est une question de respect. »

Accompagner

Juste après le départ de Yasmina, c’est Iliès, 5 ans, que le chirurgien-dentiste et Mariam, l’une des assistantes, vont chercher dans la salle d’attente. Sa mère vient de repartir pour un autre rendez-vous à l’extérieur. Le pas du petit garçon est hésitant et l’intimidation flagrante. Aucun souci pourtant pour s’asseoir dans le fauteuil. C’est après que cela se complique ! Malgré son sourire confiant, il refuse d’ouvrir la bouche. « Tu veux qu’on attende ta maman ? » Iliès fait oui de la tête. Le temps qu’elle revienne, il se réinstalle dans la salle d’attente et dessine sur la table basse. Pendant ce temps, les deux secrétaires s’activent. Nadia assure l’accueil des patients tandis que Patricia gère le tiers payant et règle toutes les questions administratives : télétransmission avec la CPAM, traitement des dossiers rejetés, relations avec les mutuelles… Patricia vient d’ailleurs de recevoir une boîte de chocolats offerte par un patient en guise de remerciement. « L’accompagnement médico-social des patients prend beaucoup de temps », commente I. Thiébot. Il faut notamment vérifier que leurs droits sont ouverts ou, sinon, les orienter vers la CPAM. Certains n’ont pas demandé le renouvellement de la CMU-C*… Pour résoudre les cas les plus complexes, un interlocuteur de la CPAM assure heureusement une permanence au centre deux après-midi par mois et reçoit sur rendez-vous les personnes concernées. « Parfois, il y a des cas compliqués à gérer mais l’équipe dentaire dans son ensemble est très habituée et sait bien faire face. »

Prévenir

Entre-temps, la mère du petit Iliès est revenue et le docteur va pouvoir procéder à la pulpectomie d’une de ses dents. « C’est déjà la troisième que je traite, hélas ! Je vois de plus en plus d’enfants qui présentent des polycaries dès 3 ou 4 ans. C’est un indicateur de précarité : les mères leur donnent du sucre pour compenser les difficultés quotidiennes. Dans une population qui n’est pas en situation de précarité, les enfants de cet âge-là n’ont pas de caries. » Il s’agit de soigner bien sûr, mais aussi de prévenir. Un atelier nutrition a ainsi été mis en place au sein du centre dans le courant de l’année 2012 : réunissant mères et enfants, il initie au brossage des dents, sensibilise au contenu des goûters… « Nous essayons de faire face aux questions croisées d’obésité et d’hygiène dentaire. Donner des conseils d’ordre général ne suffit pas, il faut voir comment aider les mamans et leurs enfants à modifier petit à petit leurs comportements. »

Prendre en charge la santé au sens large

L’une des particularités du centre en général, et du service dentaire en particulier, est de mixer toutes les composantes de la population de la commune de Villeneuve-la-Garenne et des environs. « La salle d’attente n’accueille pas toute la misère du monde. Les patients en situation plus difficile sont intégrés aux autres. On vient se faire soigner ici au même titre que son voisin qui, lui, n’a pas de soucis financiers ou familiaux particuliers. Les difficultés des uns et des autres ne sont pas visibles. » Ce qui l’est, en revanche, c’est la réalité du lien social. Il n’est par exemple pas rare qu’Untel débarque en début d’après-midi avec une Thermos de thé et des gâteaux, ou Untel avec du couscous. « Attention, cela n’arrive quand même pas tous les jours ! », prend soin d’indiquer Isabelle Thiébot en riant. « En tout cas, les gens sont attachés à la maison et s’y sentent à l’aise. »

Si les patients qui entrent en urgence dans le service parce que leur douleur est devenue trop vive sont généralement reçus le jour même, il faut 2 semaines pour obtenir un rendez-vous avec un omnipraticien. Au-delà du tiers payant, le service offre en effet de nombreux atouts : certains membres du personnel parlent arabe, les soins sont assurés sans restriction quelle que soit la couverture sociale des patients « et, même en cas d’absentéisme (le taux est de 20 %, ce qui est très élevé), nous reprenons les patients », fait-elle remarquer. Sans compter que le centre a une offre d’orthodontie pour les bénéficiaires de la CMU-C. La fréquentation est donc en hausse. Les patients qui viennent là savent qu’ils vont pouvoir bénéficier d’un accompagnement médico-social qui a peu d’équivalents ailleurs. « Ici, nous avons une structure qui permet de prendre en charge la santé au sens le plus large du terme, intégrant notamment tous les facteurs sociaux. C’est ce qui fait que c’est extrêmement intéressant pour nous, les praticiens. » Et Isabelle Thiébot de poursuivre : « c’est bien sûr un engagement personnel. Comparativement à la majorité des cabinets, nous faisons plus de soins que de prothèses, plus de prothèses amovibles que de prothèses fixes. Nos rémunérations, calculées au pourcentage des actes réalisés, n’intègrent pas le travail de remise en confiance, souvent plus long avec cespatients fragilisés. Elles ne sont donc pas les plus élevées de la profession ! » Mais « quand une jeune femme de 28 ans arrive pour la première fois dans le service avec une bouche dans un état épouvantable et qu’elle peut repartir 6 mois plus tard avec un état fonctionnel bien restauré et un sourire qu’elle ne cache plus, quelle satisfaction d’avoir pu contribuer à changer sa vie ! ».?

* CMU : couverture maladie universelle ; AME : aide médicale d’État ; CPAM : caisse primaire d’Assurance maladie ; CMU-C : couverture maladie universelle complémentaire

L’équipe du service dentaire

Au total, 11 personnes y travaillent :

• 4 omnipraticiens ;

• 1 orthodontiste qui assure 2 vacations d’une demi-journée par semaine ;

• 4 assistantes ;

• 2 secrétaires administratives.

L’équipe répond aux besoins de la population locale en matière de soins bucco-dentaires mais ne réalise ni implantologie, ni parodontie.

Pour les prothèses, elle fait appel à des prothésistes externes.

PARCOURS

« Nous sommes à l’exact croisement du thérapeutique et de l’humain »

« Quand je suis arrivée ici en 1989, je ne savais pas où je mettais les pieds. J’ai découvert un contexte, des personnes, des relations et j’ai compris qu’il y avait là des défis bien particuliers. Ma plus grande satisfaction, c’est quand j’ai le sentiment d’avoir rétabli une confiance perdue, quand je constate que quelqu’un reprend confiance en lui à la fois par la relation et par le résultat du soin. »

Avant de pratiquer en centre de santé, Isabelle Thiébot a exercé 10 ans en cabinet libéral. Elle consacre aujourd’hui 80 % de son temps de travail au centre Croix-Rouge de Villeneuve-la-Garenne et 20 % à l’AOI (Association odontologique internationale), au sein de laquelle elle coordonne la mission France.

Qui sont les patients ?

Ils résident en grande majorité dans la commune de Villeneuvela– Garenne (92) mais viennent aussi de la Seine-Saint-Denis et, notamment, de la commune limitrophe de L’Île-Saint-Denis ; le centre accueillant tout le monde, sans condition. La moitié des patients ont de faibles revenus ou bénéficient de la CMU ou de l’AME (20 % du total). Beaucoup ont de petites mutuelles couvrant très mal les frais de prothèse et 17 % n’en ont même pas du tout. Environ la moitié des patients sont d’origine étrangère.

Six services dentaires en Île-de-France

À ce jour, 6 centres fonctionnent en Île-de-France et tous possèdent un service dentaire.

Ils sont principalement financés par les recettes issues des consultations, via l’Assurance maladie et les patients pour la part restant à charge. Certains bénéficient en complément de quelques subventions destinées à financer partiellement le coût de la prise en charge médico-sociale. Ils restent néanmoins globalement en situation de déficit et leur activité n’est maintenue que grâce au soutien de la Croix-Rouge française.