En Haïti, depuis 20 ans, une fondation dentaire tente de redonner le sourire aux patients les plus démunis, sans pour autant encourager la gratuité des soins. Découverte d’une entreprise familiale.
« Trois cent cinquante gourdes* », annonce la secrétaire derrière le comptoir vitré, un devis entre les mains. La patiente semble embarrassée. Elle sort à l’instant d’un des cabinets dentaires de la Fondation Max-Cadet où des soins lui ont été prescrits. « Si vous n’avez pas tout, vous pouvez avancer juste une partie », propose encore la secrétaire… La patiente repart dans l’espace d’attente discuter avec son mari avant de revenir avec une centaine de gourdes en main. La somme n’est pas négligeable pour une famille de Port-au-Prince, la capitale haïtienne, où la plupart des habitants n’ont pas de revenu régulier.
Lancée en 1992, la Fondation Max-Cadet s’est fixé pour objectif de dispenser des soins dentaires à la population démunie. Elle a été créée par les 10 enfants et la veuve de Max-Cadet, chirurgien-dentiste décédé la même année. « Mon père était responsable d’un dispensaire départemental », se remémore Frantz Cadet, l’un des initiateurs de la Fondation et responsable du relais France-Europe. « Je me rappelle l’avoir suivi en tournée pendant les vacances. C’était à l’époque de la roulette à pédale. Cela m’a permis de connaître beaucoup de villes et de petites bourgades d’Haïti. »
« La fondation a été conçue pour servir la population, pas pour faire de l’argent », souligne Geneviève Cadet, directrice de la fondation. Pour autant, les soins n’y sont pas gratuits. La consultation coûte environ 30 gourdes haïtiennes (environ la moitié du montant d’une consultation dans un cabinet de ville). « Nous utilisons les subventions et les dons pour l’investissement dans la structure et l’approvisionnement », note Frantz Cadet. « Mais il nous faut également rémunérer correctement nos praticiens, sous peine de les voir tous quitter le pays… » Haïti souffre en effet d’une sévère fuite de ses professionnels qualifiés vers les États-Unis et le Canada. « Sur une promotion de 20 à 25 dentistes diplômés chaque année par l’unique faculté d’odontologie du pays, au moins un tiers d’entre eux part pour l’étranger dès son diplôme en poche », poursuit Frantz Cadet.
Recevant quelque 120 patients par jour, 300 jours par an, la clinique de la Fondation est aujourd’hui devenue le plus gros centre de soins dentaires du pays. L’éventail de ses prestations s’est ouvert à des campagnes de prévention, à la fourniture de prothèses (pour la plupart réalisées en République dominicaine voisine) et à la formation. « Côté soins, nous réalisons environ 50 % d’extractions », détaille Geneviève Cadet. « C’est encore trop. Mais beaucoup de patients arrivent quand il est trop tard, d’autres exigent une extraction pour ne plus avoir à revenir et limiter les dépenses engagées. Enfin, d’autres encore voient là la seule option pour éliminer définitivement la douleur. » Les cabinets sont pourtant équipés de toute la technologie nécessaire à la dépulpation, la pose de prothèses ou d’implants. « Il y a ici du matériel beaucoup plus moderne que dans la plupart des cabinets privés de Port-au-Prince », souligne le Dr Kenzie Madet, l’un des onze praticiens qui exercent à la fondation.
Comme ses collègues, ce que le chirurgien-dentiste apprécie ici, outre la qualité de l’outil de travail, c’est aussi un salaire régulier. « Dans le privé, il est difficile de s’installer juste après son diplôme, car les banques ne prêtent pas de quoi s’installer », résume Frantz Cadet. Se constituer une clientèle n’est pas non plus chose facile. « Je travaille également quelques heures par semaine dans une clinique privée », explique David Phanor, un autre praticien de la fondation, diplômé depuis 2010. « Mais je ne reçois même pas un patient par jour… » Dans ces conditions, on comprend que le nombre de patients pris en charge à la fondation exerce un attrait tout particulier chez les jeunes diplômés. « Ici, nous pouvons acquérir une expérience considérable », souligne Édouard Lucson, fraîchement diplômé de la faculté d’odontologie de Port-au-Prince.
Le 12 janvier 2010, la clinique de la Fondation a été très sévèrement touchée par le séisme dont Haïti peine toujours à se relever. Une partie du matériel a pu être sauvée, mais les locaux ont dû être rasés. Après plusieurs mois dans la clinique privée du directeur médical, le Dr Bénédicte Larose, puis sous des tentes, grâce à 4 unités mobiles de soin – des valises militaires équipées de 20 kg de matériel –, la clinique a pu emménager sur un nouveau terrain. Aujourd’hui, l’équipe officie dans 2 salles de consultation, installées dans des containers isolés et climatisés, comptant chacune 2 fauteuils. Deux bâtiments abritent la stérilisation, les vestiaires, une salle de repos, un laboratoire et une autre salle de consultation pour les prothèses. Le tout, grâce à des dons en nature ou en matériel, réunis par la famille Cadet, chaque année en Europe et aux États-Unis, voire à des subventions étrangères, comme pour le cabinet dentaire mobile, également équipé de 2 fauteuils et entré en fonction depuis février 2011. « Pour l’instant, nous n’avons pu effectuer qu’une seule sortie sur le terrain », explique Frantz Cadet. « Notre difficulté, c’est la qualité des routes. Le véhicule est lourd (il est équipé de manière à supporter les radiations) et nous ne voulons pas risquer de l’endommager… »
Parmi ses projets, la Fondation envisage également d’aménager un troisième container en bloc chirurgical. « L’hôpital universitaire nous envoie régulièrement des accidentés de la route mais pour l’instant, nous ne sommes pas équipés pour les prendre en charge. » Elle cherche également de quoi financer des campagnes d’éducation à la santé bucco-dentaire et de prévention en milieu scolaire. « Il y a tellement à faire ici pour redonner le sourire aux gens », conclut Kenzie Madet.
* 50 gourdes = 1 €.