Biomatériaux
Élisabeth DURSUN* Jean-Pierre ATTAL**
*MCU-PH
Université Paris Descartes
Unité de recherche biomatériaux,
innovations et interfaces (EA 4462)
**MCU-PH
Université Paris Descartes
Unité de recherche biomatériaux,
innovations et interfaces (EA 4462)
Les ciments verre ionomère (CVI) constituent une vaste famille de matériaux, tous fondés sur une chimie proche, se prêtant à des indications plurielles dans le cadre de la restauration des pertes de substance dentaire et dans les procédures de scellement.
Depuis leur introduction au début des années 1970, de significatives améliorations ont été apportées par des modifications de formulation chimique, notamment par l’incorporation de résine (CVI modifiés par addition de résine : CVIMAR) ou par des variations du rapport liquide/poudre (CVI à haute viscosité : CVI-HV).
Le but de cet article est de faire le point sur la classe des CVIMAR. Seront évoquées en premier lieu leur composition et leur structure, desquelles découlent leurs propriétés que nous détaillerons ensuite. Enfin, seront exposées et illustrées leurs nombreuses applications cliniques possibles.
Le terme « verre » indique la nature des particules : des particules de verre à base de fluoro-alumino-silicates (FAS), broyées sous forme d’une fine poudre. Le terme « ionomère » désigne un polymère avec des groupes ionisables (COOH) : une solution d’acide polyacrylique.
Tout CVI résulte d’une réaction acide-base issue du mélange de cette poudre (la base) avec la solution d’acide (l’acide) : les particules de FAS se décomposent en surface par l’attaque des protons de l’acide (issus des COOH), ce qui entraîne la libération d’ions Ca2+, Al3+ et F–. Les ions Ca2+ puis les ions Al3+ vont interagir avec les groupements COO– du polyacide, formant progressivement une matrice de polyalkénoate de calcium et d’aluminium, renfermant les particules de verre qui ont incomplètement réagi. Une libération d’acide silicique va entourer ces résidus de particules d’un gel silicique. Le CVI est donc est un matériau à la structure composite : une matrice renforcée par des charges (fig. 1).
L’appellation CVIMAR (ciments parfois nommés également CVI hybrides) [1] est assignée aux CVI auxquels sont ajoutés des monomères organiques polymérisables (le plus souvent un hydroxyéthylméthacrylate, HEMA) et leur système d’initiation. Cette combinaison de la chimie des CVI à celles des composites a été proposée pour améliorer leurs propriétés et performances. Les CVIMAR se forment par un double mécanisme de prise : une réaction acide-base comme un CVI conventionnel (dominante), associée à une réaction de polymérisation (photopolymérisation ou chimique) comme celle d’une résine composite (auxiliaire), aboutissant à la coexistence d’une double matrice de polyalkénoate et de poly-HEMA qui s’interpénètrent et emprisonnent des particules de verre (fig. 2).
Cette composition et cette structure dotent les CVIMAR de propriétés uniques, énumérées ci-après.
L’une des plus intéressantes propriétés des CVI et CVIMAR est leur adhésion naturelle [2] aux tissus dentaires calcifiés, via des interactions chimiques (fig. 3). L’addition de résine permet un mécanisme supplétif d’adhésion micromécanique par la formation d’une minicouche hybride, avec une infiltration superficielle de filaments de résine dans les canalicules dentinaires [3].
Toutefois, le tissu dentaire [4] est recouvert d’une boue dentinaire (débris de fraisage) qui entrave le contact du CVIMAR. Un conditionnement à l’acide polyacrylique 25 %, 20 % ou 10 %, durant 10 à 15 secondes, suivi d’un rinçage permet de l’en débarrasser [5] sans ouvrir les tubules dentinaires et, ainsi, d’accroître l’adhésion et la pérennité des obturations, sans augmenter la perméabilité dentinaire. Il est parfois couplé au chlorure d’aluminium pour stabiliser la matrice de collagène dentinaire lors la déminéralisation et augmenter la pénétration de résine [6]. Autres avantages : c’est un composant du CVIMAR, d’éventuelles traces laissées n’interfèrent pas avec la réaction de prise et il augmente la mouillabilité de la surface dentinaire.
L’adhésion étant principalement médiée par le composant minéral, l’usage d’un acide fort comme l’acide phosphorique, exposant le réseau de collagène de la dentine et très déminéralisant, amoindrit le potentiel d’adhésion et n’est donc pas recommandé. Compte tenu de l’aspect cariostatique des CVIMAR par le relargage de fluorures (cf. infra), il semble aussi légitime de priver au minimum les tissus superficiels de leurs composants minéraux, compromettant leur reminéralisation potentielle.
Une application préalable d’un système automordançant (SAM) [7] est également envisageable. Une copolymérisation SAM/CVIMAR est possible du fait de leur similitude chimique (présence de résine et d’eau). Elle concilie amélioration de l’adhérence (de 50 à 130 % selon les matériaux) et facilité d’utilisation. Des expérimentations in vitro [8] attestent du maintien de ces valeurs d’adhérence, lors de contaminations humide ou salivaire, avant ou après application du SAM.
En outre, les CVIMAR se combinent avec les résines composites (technique « sandwich »), du fait de la présence de résine et de la formation d’une couche superficielle non polymérisée.
Les CVIMAR déploient des propriétés mécaniques supérieures à celles des CVI, même si elles demeurent inférieures à celles des résines composites en termes de résistance à la compression, à la tension diamétrale, à la flexion et à la fracture. En revanche, leur résistance à l’usure est médiocre, reflétant leur moindre cohérence au sein des matrices interpénétrantes de polyacrylates et de poly-HEMA.
La microdureté des CVIMAR peut avoisiner celle des résines composites mais fléchit au-delà de 2 mm d’épaisseur, zone non atteinte par la lumière. Un usage clinique par incrément de 2 mm est donc préférable, même si la prise chimique compense ce défaut d’insolation, mais pas avant 12 heures.
Les CVIMAR sont tolérants à la contamination humide précoce : ce sont les seuls matériaux à présenter une certaine hydrophilie. Contrairement aux verres ionomères conventionnels, ils résistent à l’hydrolyse hydrique et à la déshydratation. Certains auteurs recommandent toutefois de les recouvrir d’un vernis protecteur après la pose [9] pour un meilleur maintien des propriétés mécaniques initiales.
Les CVIMAR relarguent des ions fluorures pendant et après [10] leur prise. Ils se rechargent en ions fluorures en leur présence dans le milieu buccal pour les relarguer de nouveau, tel un réservoir d’ions fluorures, ce qui leur confère un caractère bactériostatique et la possibilité de reminéraliser des tissus déminéralisés.
Leur étanchéité et leur aptitude au polissage contribuent à leur bonne tolérance respectivement pulpaire et parodontale.
Toutefois, l’excellente biocompatibilité des CVI est entachée par l’incorporation de résine [11]. Une inflammation des cellules pulpaires, lors d’une grande quantité d’HEMA relarguée, est probable. Cette dernière gagnerait à être réduite et dépend du degré de polymérisation. D’où l’intérêt de placer le CVIMAR par incrément de 2 mm, valeur au-delà de laquelle la photopolymérisation des monomères n’est pas possible.
L’étanchéité est tributaire de l’adhésion, des variations dimensionnelles et de la manipulation. La nature chimique des liaisons formées avec les tissus dentaires, les faibles contraintes exercées lors de la rétraction de prise et la tolérance à l’humidité des CVIMAR sont très favorables à un scellement étanche, protégeant la pulpe et prévenant les risques de caries secondaires.
À long terme, l’étanchéité reste satisfaisante du fait d’un coefficient de dilatation thermique compatible avec une bonne étanchéité interfaciale et d’une bonne résistance à l’hydrolyse et à la déshydratation. Toutefois, la matrice résineuse est sujette à l’usure, entraînant une intégrité marginale défaillante dans le temps, lorsque le CVIMAR est soumis aux sollicitations occlusales.
L’esthétique des CVIMAR, bien que supérieure à celle des CVI, reste largement inférieure à celle des résines composites mais suffisante pour un certain nombre de situations cliniques. Leur aptitude au polissage est accrue et la gamme de teintes disponibles est élargie.
La tolérance des CVIMAR à l’humidité (champ opératoire pas indispensable), leur traitement de surface rapide et leur prise « commandée » (par photopolymérisation) en font un matériau facile à utiliser.
La grande diversité chimique possible des CVIMAR leur procure un large champ d’utilisation, principalement dans deux domaines d’indications : la restauration des pertes de substance et le scellement prothétique.
Si les CVIMAR présentent de meilleures performances que les CVI, la nouvelle famille de CVI à haute viscosité émerge comme supérieure encore. Toutefois, les CVIMAR restent toujours utilisables pour la restauration des pertes de substance sous charges occlusales modérées et revêtent des avantages pour certaines indications bien précises.
Du fait de leur tolérance à l’humidité (zones proches du sillon gingivo-dentaire), de leur adhérence spontanée (surface dentaire de collage étendue), de leur relargage de fluorures et des faibles contraintes exercées au niveau cervical, les CVIMAR constituent un matériau de choix pour restaurer des pertes de substance liées à l’abrasion, à l’érosion (fig. 4) ou encore et surtout à des lésions carieuses, en particulier quand la pose de la digue n’est pas possible et l’exigence esthétique est modérée.
Les lésions proximales avec un accès limité et pour lesquelles le curetage se fait à l’aveugle, par voie vestibulaire (cavité slot) requièrent un matériau qui s’étale bien et qui soit susceptible de reminéraliser des tissus partiellement déminéralisés (fig. 5).
Il s’agit de la stratification d’une résine composite (en surface) et d’une fine couche de CVIMAR (en profondeur), pour concilier les avantages de chaque matériau, en particulier en cas de cavité profonde [12]. La résine composite s’accole au CVIMAR grâce à la présence de monomères. Deux situations peuvent se présenter :
• dans la première situation (« sandwich ouvert »), la perte de substance est proximale, souvent avec l’absence de bandeau amélaire cervical et une difficulté d’obtenir un champ opératoire étanche. Le CVIMAR, avec sa tolérance de mise en œuvre, offre une meilleure étanchéité interfaciale que le composite [13] (fig. 6 et 7). Il reste en contact avec la ?cavité buccale et peut relarguer des fluorures. Le composite en surface, assurant le point de contact, offre une meilleure résistance mécanique et un rendu plus esthétique (fig. 8). Cette technique étant depuis quelques années controversée [14], elle sera réservée aux cas où la mise en œuvre d’un champ opératoire est difficile, voire impossible ;
• dans la seconde situation (« sandwich fermé »), l’importante perte de substance est occlusale. Le placement d’un CVIMAR comblant les deux tiers profonds limite l’inconvénient majeur des résines composites : leur contraction de polymérisation. De plus, la restauration est réalisée beaucoup plus rapidement. Les CVIMAR sont en revanche contre-indiqués pour un coiffage pulpaire direct du fait des monomères qu’ils contiennent.
La facilité de manipulation et l’étanchéité des CVIMAR en font une option idéale en temporisation, dans l’attente d’un traitement ultérieur ou entre deux séances. Ces ciments peuvent également être mis en place en restauration de transition, le temps de la maîtrise du risque carieux par le patient, avant la mise en place de résines composites.
Le CVIMAR permet le comblement des contre-dépouilles, de faibles pertes de substance ou encore la simplification des contours avant une reconstitution prothétique.
La spécificité de l’odontologie pédiatrique émane, d’une part, de la relative coopération du jeune patient et, d’autre part, de dents temporaires à durée limitée sur l’arcade ou de dents permanentes immatures et/ou en éruption. La tolérance à la manipulation, la pose de la digue facultative et la prise commandée des CVIMAR permettent de maîtriser ces difficultés.
Concernant la dent temporaire, le CVIMAR est idéal à la place de l’amalgame, son adhésion intrinsèque permettant une moindre mutilation. En outre, son esthétique acceptable et sa tolérance à la manipulation le font préférer aux résines composites. Les études rapportent un taux de survie suffisant pour les cavités de classe I et pour celles de classe II pendant une durée d’environ 3 ans. Il est aussi pertinent de l’utiliser pour les lésions de classe V, souvent peu profondes mais étendues, en cas de caries précoces, du fait de ses propriétés adhésives et reminéralisantes (fig. 9). Enfin, il est aussi indiqué pour les cavités de classe III : son esthétique est suffisante et son relargage de fluorures au niveau du point de contact est intéressant.
Concernant la dent permanente immature, quand la pose de la digue est impossible, le CVIMAR permet de restaurer de manière temporaire, jusqu’à la possibilité de placer une restauration définitive, aussi bien dans le cas d’une carie à marche rapide ou lors d’une anomalie de structure (fig. 10).
Les pathologies rencontrées chez le patient âgé sont essentiellement l’abrasion, l’érosion, la déminéralisation, les caries radiculaires (fig. 11), les récidives de caries ou les caries sous-gingivales, fréquemment dans un contexte de prise de rendez-vous trop espacés et/ou de mauvais respect des techniques d’hygiène. Le CVIMAR en technique « sandwich » ou seule permet une bonne adhésion à la dentine, même dans les zones juxta-gingivales, et une reminéralisation. De plus, en cas d’hyposialie, les lésions carieuses ont souvent des formes atypiques et étendues au niveau des surfaces lisses, où les CVIMAR trouvent toute leur indication.
Les CVIMAR en prothèse présentent la particularité d’une prise chimique de la résine tout en gardant la réaction acide-base des CVI. La qualité de la rétention et de l’étanchéité qu’ils permettent, notamment des couronnes périphériques sur les préparations dentaires (fig. 12) ou des inlays-cores dans les racines, les a rendus incontournables dans ces indications.
Leur résistance accrue à l’attaque hydrique précoce et leurs propriétés mécaniques satisfaisantes ainsi que leur tolérance à la manipulation et le retrait facile des excès sont autant d’éléments qui vont dans le même sens. En revanche, ce qui est valable sur les restaurations périphériques ne l’est pas sur les restaurations partielles. Leur utilisation est donc déconseillée pour l’assemblage des inlays en composites ou en céramique étant donné le vieillissement accéléré du joint (fig. 13).
Les coiffes pédodontiques, comme les bagues supports de mainteneurs d’espace, peuvent être avantageusement scellées au CVIMAR : le relargage de fluorures permet là encore d’éviter le développement de caries.
Le collage de brackets, généralement pratiqué avec des systèmes adhésifs/composites, peut s’effectuer au CVIMAR (fig. 14), avec deux avantages majeurs : réduire considérablement les phénomènes de déminéralisation autour des attaches [15] (grâce au relargage de fluorures) et faciliter la dépose [16] (avec une quantité résiduelle de CVIMAR sur la dent très inférieure à celle des résines composites). De plus, la tolérance à l’humidité est particulièrement intéressante pour le collage lors d’une chirurgie de désinclusion de canine par exemple (fig. 15).
Toutefois, le temps de travail au fauteuil est augmenté et l’élimination des excès lors du collage est fastidieuse, ne se faisant qu’après la photopolymérisation. Enfin, les valeurs d’adhérences sont inférieures à celles des colles composites, même si elles restent suffisantes.
La grande diversité chimique possible des CVIMAR – de la même façon que les CVI – leur confère une large palette d’utilisations : matériau de restauration, fond de cavité, ciment de scellement ou encore colle orthodontique. L’addition de résine accroît leur résistance mécanique, facilite leur manipulation avec une certaine hydrophilie et une prise commandée (dans les formulations photopolymérisables), sans pour autant altérer les caractéristiques uniques des CVI : une adhésion spontanée aux tissus dentaires et un relargage d’ions fluorures. De plus, elle améliore leur esthétique.
Cependant, alors qu’ils ont été originellement introduits sous les traits d’un matériau très biocompatible, l’incorporation de résine va à l’encontre même de cette philosophie. Même en cherchant à maximiser le taux de conversion, des monomères sont inéluctablement relargués. Il apparaît souhaitable de dériver vers des matériaux exempts de résine, dont font partie les CVI-HV qui feront l’objet de prochains propos.