PARODONTOLOGIE – PROTHÈSE
Catherine MILLET* Philippe RODIER** Jean-Christophe FARGES*** Jean Pierre DUPREZ****
*PU-PH
Responsable du Département prothèses
Service d’odontologie des Hospices civils de Lyon 6-8, place Depéret 69365 Lyon cedex 07
**MCU-PH
Responsable de l’Unité fonctionnelle de parodontologie
Service d’odontologie des Hospices civils de Lyon 6-8, place Depéret 69365 Lyon cedex 07
***PU-PH
Responsable de l’Unité fonctionnelle de sémiologie
Service d’odontologie des Hospices civils de Lyon 6-8, place Depéret 69365 Lyon cedex 07
****MCU-PH
Responsable de l’Unité fonctionnelle de pédodontie
Service d’odontologie des Hospices civils de Lyon 6-8, place Depéret 69365 Lyon cedex 07
La fibromatose gingivale idiopathique se caractérise par une prolifération lente et bénigne des tissus gingivaux. Cette hyperplasie peut recouvrir plus ou moins complètement les dents et avoir des répercussions fonctionnelles, esthétiques et psychologiques importantes. Le diagnostic repose habituellement sur une évaluation clinique et des observations histopathologiques.
L’hyperplasie gingivale, ou fibromatose gingivale idiopathique, est une affection qui touche principalement le sujet jeune. Elle est caractérisée par une hypertrophie gingivale progressive et volumineuse qui débute habituellement chez l’enfant après l’apparition des dents temporaires ou permanentes [1, 2]. Cette pathologie, d’origine inconnue, affecte à la fois la gencive attachée et marginale. Elle impose une hygiène bucco-dentaire rigoureuse afin d’éviter les complications carieuses et parodontales.
Elle peut être classifiée en deux types : la forme localisée et la forme généralisée. Dans la forme localisée, l’hypertrophie se situe au niveau d’une zone édentée, d’une dent ou d’un groupe de dents en particulier au niveau de la tubérosité maxillaire et des faces palatines des molaires mandibulaires [3-5]. La forme généralisée est habituellement plus sévère. Les dents peuvent alors être totalement recouvertes par la prolifération gingivale. Cela se traduit par des perturbations esthétiques et fonctionnelles. Des problèmes d’élocution, de mastication et d’incompétence labiale peuvent survenir à des degrés divers [6, 7]. L’hypertrophie, essentiellement fibreuse, peut également engendrer des malpositions dentaires.
L’interrogatoire est essentiel, il permet de rechercher l’existence de facteurs étiologiques possibles : origine hormonale, médicamenteuse, maladies systémiques, carence [8, 9]… Le diagnostic est un diagnostic d’exclusion lorsque aucun facteur étiologique n’est identifié.
Le traitement est habituellement chirurgical afin d’éliminer le tissu gingival en excès. Réalisée précocement, la gingivectomie permet d’éviter les déplacements dentaires. Malheureusement, les récidives sont fréquentes et imposent la réalisation d’exérèses chirurgicales répétées. La prise en charge des patients atteints d’hyperplasie gingivale idiopathique est largement documentée chez l’enfant et l’adulte jeune, mais très rarement chez le sujet âgé.
Dans cet article, nous proposons de décrire le traitement chirurgical et la restauration prothétique d’une patiente atteinte de cette affection.
Madame X., âgée de 65 ans, se présente en consultation au Service d’odontologie des Hospices civils de Lyon. Elle est adressée par son praticien traitant pour la prise en charge d’une hypertrophie gingivale importante. La patiente souffre de son aspect inesthétique lié à la gencive volumineuse et au déplacement de certaines dents à l’arcade mandibulaire (fig. 1). Par ailleurs, elle se plaint de difficultés à la mastication et de difficultés psychologiques en rapport avec son problème gingival.
L’anamnèse médicale ne révèle aucune pathologie et aucun facteur étiologique. La patiente est fumeuse mais ne prend pas de traitement médicamenteux. En ce qui concerne les antécédents familiaux, il s’agit d’un cas isolé. Il y a donc absence de signe de transmission génétique apparent. La patiente se souvient avoir remarqué le premier « accroissement » gingival au moment de son adolescence, vers l’âge de 15 ans. Il concernait à la fois l’arcade maxillaire et l’arcade mandibulaire mais uniquement du côté droit. Elle rapporte 3 interventions chirurgicales d’exérèse à l’âge de 28 ans, 32 ans puis 36 ans. Cependant, les récidives rapides et répétées à l’arcade mandibulaire l’ont fortement déprimée.
L’examen du visage de face et de profil ne révèle pas d’asymétrie ni aucune anomalie particulière, si ce n’est une perte de la dimension verticale d’occlusion.
L’examen clinique endobuccal met en évidence une hypertrophie gingivale sur les faces vestibulaire et linguale de l’arcade mandibulaire du côté droit. Cette hypertrophie enveloppe plusieurs dents qui se trouvent ainsi déplacées. La gencive est dense, ferme, indolore et présente un aspect très fibreux de couleur rose pâle, sans signes inflammatoires importants malgré un niveau d’hygiène moyen. Les examens dentaire et radiographique montrent l’absence de 35, 42, 46, 47 et de toutes les prémolaires et molaires maxillaires. Les dents restantes présentent une mobilité importante à l’exception de 33, 36, 37 et 43. La fonction linguale est normale.
Le tableau clinique et l’anamnèse orientent vers un diagnostic d’hyperplasie gingivale idiopathique. Les instructions d’hygiène bucco-dentaire et les modalités du traitement chirurgical sont données à la patiente. La thérapeutique chirurgicale consiste en l’avulsion des dents parodontalement trop affaiblies et en la réalisation d’une gingivectomie mandibulaire du côté droit. Les différentes possibilités de restauration prothétique avec leurs avantages et inconvénients respectifs sont expliquées : prothèses amovibles conventionnelles, prothèses amovibles retenues par des attachements de précision, prothèses amovibles stabilisées sur implants, prothèses ostéo-ancrées.
Pour des raisons financières, la patiente souhaite un traitement simple et refuse toute thérapeutique implantaire. Le traitement retenu à l’arcade maxillaire consiste en la réalisation d’une prothèse complète après avulsion de 13, 11, 21, 22 et 23. À l’arcade mandibulaire, la solution retenue après extraction de 45, 44, 41, 31, 32, 34 est une prothèse amovible partielle à châssis métallique associée à des couronnes sur 37, 36, 33 et 43. Ces couronnes permettront de corriger les malpositions et de rétablir une orientation correcte du plan d’occlusion.
Après obtention du consentement éclairé de la patiente, les différentes étapes peuvent débuter.
En raison de l’importance de la fibromatose mandibulaire, il n’est pas possible d’envisager la réalisation d’une prothèse partielle immédiate mandibulaire avant la gingivectomie. Des empreintes primaires maxillaire et mandibulaire sont prises avec un alginate. Dans un second temps, l’empreinte secondaire maxillaire est réalisée aux polyéthers, Permadyne(r) et Impregum(r) (3M ESPE), à l’aide d’un porte-empreinte individuel (PEI) ajusté au niveau de la fibromuqueuse et espacé au niveau des dents résiduelles. Au laboratoire, après transfert des modèles sur articulateur, le modèle maxillaire est régularisé : les dents antérieures sont sectionnées au collet et la crête est retouchée. Le montage est effectué selon les règles habituelles de la prothèse complète unimaxillaire. L’étape suivante consiste à extraire le bloc incisivo-canin maxillaire et les incisives et prémolaires mandibulaires. La séance se termine par la mise en place de la prothèse complète immédiate maxillaire (fig. 2). Trois rendez-vous de contrôle sont fixés à 48 heures, 8 jours et 5 semaines postextractionnelles (fig. 3 et 4).
L’efficacité des manœuvres d’hygiène effectuées par la patiente permet d’aborder la chirurgie parodontale dans de bonnes conditions. Celle-ci consiste en une gingivectomie à biseau interne. Deux incisions à 45° convergentes vers le sommet de la crête sont réalisées entre 33 et 43 (fig. 5). Deux incisions identiques sont pratiquées entre 43 et la naissance du tubercule rétromolaire droit [10].
L’excision tissulaire est suivie d’un détartrage et surfaçage radiculaire au niveau de 33 et 43. Un débridement et un nettoyage de la plaie avec élimination du tissu granulomateux sont soigneusement conduits (fig. 6), puis les berges sont réappliquées l’une contre l’autre et suturées (fig. 7). Deux fragments tissulaires excisés (1 cm2) sont conservés dans un fixateur pour examen histopathologique (fig. 8). L’intervention se termine par la prescription d’un antalgique, d’antibiotique et d’un bain de bouche à base de chlorhexidine.
Lors de la dépose des sutures, au bout de 1 semaine, 33 et 43 présentent une sensibilité importante. Il est procédé au traitement endodontique de ces dents, tout comme 36 et 37, puis à la mise en place de restaurations corono-radiculaires coulées (inlay-cores) et de couronnes provisoires sur ces 4 dents.
Deux semaines après la gingivectomie, la cicatrisation est excellente mais une seconde intervention chirurgicale s’avère nécessaire. L’hyperplasie est considérablement réduite mais la crête édentée présente des zones fibreuses en contre-dépouille très gênantes pour la réalisation de la prothèse. Une seconde chirurgie est entreprise : il s’agit cette fois-ci d’une gingivectomie à biseau externe, plus douloureuse en matière de cicatrisation mais qui permet d’exciser le tissu fibreux excédentaire et de modeler le profil vestibulaire et lingual de la crête (fig. 9 et 10).
Une semaine après la seconde gingivectomie, on procède à l’empreinte des préparations mandibulaires pour la réalisation de couronnes céramo-métalliques sur 33-43 et métalliques sur 36-37. Après scellement des couronnes au ciment verre ionomère (fig. 11), la prothèse amovible partielle mandibulaire à châssis métallique est rapidement réalisée afin de prévenir tout risque de récidive d’hyperplasie. La prothèse est délivrée à la patiente 1 mois après la première gingivectomie (fig. 12).
Lors des contrôles à 6, 12 et 24 mois, le niveau d’hygiène bucco-dentaire est bon et aucune récidive n’est à noter. La patiente est parfaitement satisfaite du résultat esthétique et fonctionnel (fig. 13).
Les fibromatoses gingivales idiopathiques (de cause inconnue) sont rares. Le diagnostic repose sur l’interrogatoire, une évaluation clinique et des observations histopathologiques. Dans le cas présent, l’hypertrophie a débuté vers l’âge de 15 ans. Même s’il est admis que la consommation tabagique est un facteur de risque, l’interrogatoire n’a révélé aucune cause apparente : absence de signes de transmission génétique, de modifications hormonales (physiologique ou médicamenteuse), de carence, d’hémopathie et de prise médicamenteuse (3 médicaments sont habituellement associés : la nifédipine, la cyclosporine A, les hydantoïnes) [11, 12]. Par ailleurs, aucune prolifération tumorale, infection virale ou fongique n’a été mise en évidence lors de l’examen anatomopathologique. L’examen histologique a révélé une quantité très importante de fibres de collagène (fig. 14). Sur certaines coupes, un infiltrat de cellules inflammatoires a pu être observé autour des vaisseaux sanguins. Habituellement, les hypertrophies gingivales idiopathiques sont caractérisées par une prolifération bénigne lente et progressive de la gencive liée à une augmentation du collagène dans la lamina propria. Cette prolifération ne régresse jamais spontanément. Elle apparaît généralement avant l’âge de 20 ans, au moment de l’éruption des dents temporaires ou permanentes [13]. Parmi les conséquences qu’elle génère, on note souvent des malpositions dentaires ou des diastèmes [14, 15]. Le développement de cette pathologie semble complexe. Plusieurs mécanismes biologiques seraient impliqués, aussi les études doivent être poursuivies pour déterminer précisément la pathogénie [11, 16].
Le traitement consiste en l’exérèse du tissu fibromateux par différents procédés : gingivectomie à biseau externe ou interne, électrochirurgie, laser CO2 [17, 18]. Même si l’on trouve dans la littérature plusieurs cas rapportés sans récidive apparente, cette dernière est très fréquente et survient pendant des périodes variables [7]. Elle semble fréquente chez l’enfant, l’adolescent et l’adulte jeune et constitue un problème majeur en particulier dans les formes les plus sévères [19]. Dans le cas de notre patiente, les chirurgies d’exérèse précédentes ont toutes été suivies d’une récidive. Ces gingivectomies, au nombre de trois, ont été réalisées il y a une trentaine d’années lorsque la patiente était encore complètement dentée. Toutefois, à l’époque, aucun dispositif intra-oral de type gouttière n’a été mis en place après les différentes chirurgies pour prévenir un nouvel accroissement tissulaire.
Une revue de littérature médicale sur le sujet n’a pas permis de trouver de cas cliniques rapportant la restauration prothétique de sujets âgés atteints d’hyperplasie gingivale idiopathique. Il est néanmoins fréquent de traiter des patients édentés appareillés présentant des tissus inflammatoires hyperplasiques en regard d’une prothèse ancienne et/ou inadaptée. Pour ces patients, l’exérèse chirurgicale est suivie d’un rebasage ou d’une réfection prothétique immédiate ou rapide pour guider la cicatrisation et remodeler les tissus supports [20]. De la même façon, nous avons privilégié la mise en place rapide (1 mois post chirurgical) de la prothèse amovible à châssis métallique mandibulaire pour exercer une pression sur les tissus et tenter de limiter le risque de récidive.
Dans le cas présenté ici, aucun signe de récidive n’a été mis en évidence 2 ans après la chirurgie d’exérèse et la mise en place de la prothèse amovible. La restauration prothétique réalisée rapidement après les extractions et la gingivectomie peut être un élément clé du succès thérapeutique. D’autres études sont nécessaires pour évaluer le taux de récidives chez des patients âgés traités chirurgicalement.