Clinic n° 05 du 01/05/2012

 

Congrès EACD 2012

AVANT-PREMIÈRE

Philippe de Jaegher  

En juillet dernier, s’est tenu à la faculté de chirurgie dentaire de Paris Descartes un séminaire organisé par les sections locales d’ÎIe-de-France, d’Auvergne et d’Aquitaine du Collège national d’occlusodontologie (CNO). Consacré à la prise de décision face aux douleurs et aux dysfonctionnements de l’appareil manducateur, l’originalité de cet événement résidait dans son approche pluridisciplinaire, empruntant aux champs de la clinique, mais aussi de la sociologie...


En juillet dernier, s’est tenu à la faculté de chirurgie dentaire de Paris Descartes un séminaire organisé par les sections locales d’ÎIe-de-France, d’Auvergne et d’Aquitaine du Collège national d’occlusodontologie (CNO). Consacré à la prise de décision face aux douleurs et aux dysfonctionnements de l’appareil manducateur, l’originalité de cet événement résidait dans son approche pluridisciplinaire, empruntant aux champs de la clinique, mais aussi de la sociologie et de la philosophie. Le but de ce séminaire était de tracer des pistes pour le praticien confronté à la douleur des patients et au manque de consistance des connaissances scientifiques dans ce domaine. Il constituait une première approche d’un thème qui sera développé d’une manière plus ambitieuse lors du prochain congrès international de l’EACD (European Academy of Craniomandibular Disorders), les 6, 7 et 8 septembre prochains à Paris.

Depuis la seconde moitié du XXe siècle, le niveau des connaissances scientifiques, tant dans le domaine du diagnostic que dans celui de la thérapeutique, s’est considérablement accru, concourant au développement d’une médecine sans cesse plus efficace, plus spécialisée et plus technicisée. En même temps, et comme conséquence logique de ce progrès, la conception de la santé s’est modifiée de façon fondamentale. Aujour d’hui, les maladies chroniques, la vieillesse, le handicap sont des préoccupations majeures pour la médecine et pour la société. Dans ces situations, où il est plus souvent question de soin que de guérison, c’est le patient et non plus la maladie qui est le centre des préoccupations. En témoignent le déve loppement des associations de malades ou l’intérêt croissant pour les instruments de qualité de vie. Cette attention portée au sujet souffrant implique, dans la clinique quotidienne, une nouvelle conception du jugement médical. Il s’agit désormais de décider avec le patient ce qu’il est souhaitable de faire, en fonction de ses spécificités et de connaissances scientifiques validées. Tous ces thèmes furent abordés lors de cette journée et le seront tout au long du congrès de l’EACD en septembre.

Certitudes et incertitudes dans le champ des douleurs et dysfonctionnements

Guillaume Savard, ancien assistant à la faculté d’odontologie de Paris Descartes, montra d’abord comment la notion de maladie correspond à un schéma général de la pensée médicale. Elle répond à un besoin de corréler les signes et les symptômes avec des variables causales, souvent choisies pour leur caractère pragmatique et parfois manipulable. Elle se distingue en cela de la maladie ressentie par le patient. L’anglais fait bien la différence, qui utilise disease pour signifier la maladie objective, la maladie désincarnée, celle des chercheurs et des manuels, et illness pour parler de la maladie subjective telle qu’elle est vécue par le patient.

L’évolution des connaissances dans le champ des douleurs et des dysfonctionnements de l’appareil manducateur illustre parfaitement cette situation. Depuis le syndrome de Costen dans les années 1920, différents modèles ont servi de support à des écoles qui faisaient chacune la promotion de techniques particulières. Elles regroupaient des chirurgiens-dentistes préoccupés par la reconstitution des arcades dentaires et l’harmonisation des rapports dento-dentaires et articulaires. Le consensus généralement admis était que la santé des muscles et des articulations de l’appareil manducateur dépendait d’une bonne occlusion. Au fur et à mesure que des critiques apparaissaient, de subtiles modifications tentaient d’adapter le modèle. Toutefois il persistait un hiatus entre ces visions idéalisées de l’anatomie ou de la physiologie et la réalité des besoins de santé des patients. Cette situation était objectivée par la forte prévalence des dysfonctionnements temporo-mandibulaires et la faible proportion des demandes de prise en charge par les personnes concernées.

Paradigme et limites de la médecine factuelle

Guillemette Utard, conservateur à la Bibliothèque interuniversitaire de santé, forme étudiants et praticiens aux différentes techniques de recherche documentaire et à la lecture critique des articles médicaux. Après avoir retracé l’historique, et précisé les principes de la « médecine fondée sur la preuve » (ou evidence-based medicine), elle montra quelles en étaient aussi les limites et parfois les dangers. Personne ne remet en question le fait qu’une pratique médicale doit être fondée sur le meilleur niveau de preuve possible. Toutefois dans de nombreux domaines, et les dysfonctionnements temporo-mandibulaires en sont un, il n’y a que peu ou pas de données avec un tel niveau de preuve. Beaucoup d’essais randomisés excluent de larges portions de la population, comme les enfants, les femmes enceintes ou les personnes âgées. Dans de nombreuses maladies chroniques, plusieurs causes interfèrent, aboutissant à une réelle complexité qui ne peut se résoudre dans une approche purement quantitative et statistique. Le projet initial qui était de proposer au patient un choix fondé sur des données éprouvées atteint alors ses limites.

Critique du jugement médical

Alain-Charles Masquelet, professeur à l’université Paris XIII, est chirurgien orthopédiste et philosophe. De ces deux points de vue, il analyse les contradictions qui parcourent le champ de la médecine contemporaine, où l’efficacité des thérapeutiques cohabite avec l’insatisfaction croissante des patients, où la rationalisation scientifique et techni que rivalise avec les considérations éthiques et, enfin, où l’hyperspécialisation d’une médecine des organes a du mal à prendre en compte la spécificité de l’individu patient.

Le modèle biomédical, à l’origine de la médecine contemporaine, fait essentiellement appel au jugement déterminant qui consiste à appliquer la règle au cas particulier. Ce modèle, qui s’est montré efficace dans le cadre de la connaissance des maladies et qui reste fondamental dans la démarche diagnostique, peut constituer un obstacle lors de la décision thérapeutique. Le problème se pose rarement pour les patients dont la pathologie et le traitement s’inscrivent dans un modèle biomédical (une cause entraîne un effet) mais pour ceux souffrant d’affection chronique dont les causes sont multiples, parfois difficiles à détecter ou à isoler (Fig. 1 et 2). Alain-Charles Masquelet propose de faire appel au jugement réfléchissant qui consiste, pour un cas donné, à définir la règle la plus appropriée. Dans cette démarche, le praticien peut dépasser sa propre subjectivité en se plaçant du point de vue du patient. Il est alors possible d’envisager autrement les catégories thérapeutiques du « possible », du « réalisable » et du « préférable ». Le « possible » résulte du jugement déterminant, et le « réalisable » en est la projection rationalisée et instrumentalisée. Le passage du « réalisable » dans l’absolu, au « préférable » pour un patient donné, est le fruit du jugement réfléchissant. Ainsi, un patient peut-il espérer recevoir les meilleurs traitements pour la pathologie dont il souffre, mais également les meilleurs soins en tant que sujet singulier.

Rôle des patients et de leurs associations

La TMJ Association a vu le jour aux États-Unis en 1986, après les graves conséquences subies par des patients ayant reçu des disques articulaires en silicone. Cette association est devenue un acteur majeur dans l’information et l’aide aux patients, mais aussi dans le soutien à la recherche et la définition des politiques de santé concernant les dysfonctionnements temporo-mandibulaires. Son influence n’est pas négligeable dans la tenue, outre-atlantique, de différentes conférences sur le sujet, qui ont mis en évidence le manque de données probantes sur l’étiologie, ou l’efficacité des thérapeutiques. Le résultat a été la publication de recommandations préconisant les traitements non invasifs et réversibles.

Il était intéressant d’entendre Alexandra Nacu, chercheur associé au Centre de Sociologie des Organisations (CNRS, Sciences Po), présenter, à travers l’exemple des fibromyalgies, le rôle des patients et de leurs associations. Dans cette affection, dont les origines restent également controversées, les incertitudes entourant son statut d’entité pathologique sont une des causes du noma disme médical constaté chez de nombreux patients. Alors qu’il s’agit d’une « pathologie du mal-être », les patients sont paradoxalement à la recherche d’une cause organique, niant les aspects psychosociaux, et souvent prêts à s’inscrire dans un schéma biomédical. Si la pose d’un diagnostic répond à la recherche par le patient d’une reconnaissance de son état, il risque également de faire l’impasse sur d’autres pathologies sous-jacentes.

Certains patients avec des troubles douloureux de l’appareil manducateur présentent des états similaires, où la plainte est au centre de la demande et où de nombreux facteurs interagissent sans qu’une causalité directe puisse être mise en évidence. Le nomadisme médical et l’insatisfaction en sont alors fréquemment le corollaire.

Qualité de vie et dysfonctionnements temporo-mandibulaires

Philippe de Jaegher, chargé de cours à l’université Paris Descartes, a souligné l’intérêt de l’évaluation de la qualité de vie, tout au long du processus de soin chez les patients présentant des douleurs temporo-mandibulaires.

Au cours des deux dernières décennies, des études ont montré que la plupart des dysfonctionnements de l’appareil manducateur évoluaient indépendamment des traitements. D’autres travaux ont mis en évidence, chez des patients asymptomatiques, un rapport disque/condyle anormal. Ces résultats rejoignaient ceux qui pointaient la disproportion entre la prévalence des dysfonctions dans la population générale (autour de 75 %), et les 3 à 7 % des patients acceptant des traitements. Ils soulignaient la nécessité d’accorder une plus grande attention au point de vue du patient sur sa santé.

La « qualité de vie liée à la santé » est née de la convergence de différentes démarches, issues aussi bien des sciences économiques et sociales que du monde médical. Elles traduisaient un besoin pour des outils subjectifs d’évaluation de la santé, à côté des indicateurs objectifs traditionnels fondés sur la mortalité ou la morbidité. L’importance du retentissement des dysfonctionnements de l’appareil manducateur sur la qualité de vie était connu depuis les travaux de Reisine en 1988. Les instruments spécifiques de « qualité de vie liée à la santé orale », comme l’OHIP (Oral Health Impact Profil), apparurent dans les années 1990. Leur usage, qui s’est développé dans les essais cliniques, a montré le fort retentissement psychologique et social des douleurs myofasciales, pouvant évoluer vers la chronicité, voire vers une situation de handicap.

Si les outils d’évaluation de la qualité de vie ont été conçus pour un usage en recherche clinique, ils peuvent être utilisés au cabinet sous la forme simplifiée d’une échelle visuelle analogique. Elle permet, pour un patient donné, d’évaluer initialement puis au long des soins les différentes dimensions de la santé perçue : limitation fonctionnelle, douleur physique, inconfort psychologique, incapacité physique, psychique et sociale, handicap.

Congrès de l’European Academy of Craniomandibular Disorders

Le congrès de l’European Academy of Craniomandibular Disorders (EACD), qui se tiendra à Paris dans les locaux de la faculté de pharmacie de Paris Descartes, sera l’occasion de revenir sur l’ensemble de ces thèmes. Un atelier de travail organisé durant le précongrès permettra à chacun de se familiariser avec la conduite de l’entretien clinique du patient douloureux et le recours aux médicaments de la douleur. Ainsi, de l’approche philosophique à la prise de décision concrète que constitue la prescription, de la mise en évidence des comorbidités à la connaissance des mécanismes de la douleur, tous les aspects de la démarche thérapeutique seront abordés.

PRE-CONGRESS COURSE JEUDI 6 SEPTEMBRE 2012

Pharmacology for chronic pain : elements for decision making

Pierre Beaulieu (Montréal), Joanna Zakrewska (Londres) Faculté des sciences pharmaceutiques et biologiques Université Paris Descartes – Paris Informations : http://www.eacd2012.com/fr/

Workshop – Practical training course

Gary Heir (Newark, USA) : Pain assessment tools Franck Lobezoo (Amsterdam) : Dental sleep medicine

Faculté des sciences pharmaceutiques et biologiques Université Paris Descartes – Paris Informations : http://www.eacd2012.com/fr/.

EUROPEAN ACADEMY OF CRANIOMANDIBULAR DISORDERS CONGRÈS 2012 – PARIS, LES 6, 7 ET 8 SEPTEMBRE 2012 PAIN AND DYSFUNCTION : AN UPDATE ON DECISION MAKING*

Comité scientifique :

P. De Jaegher, B. Fleiter, JF Laluque, P Pionchon, JD Orthlieb, A. Woda Conférenciers : Luis Garcia Larrea (Lyon), Luis Villanueva (Paris), William Maixner (Chapel Hill), Ted Kaptchuk (Harvard), Michel Lanteri-Minet (Nice), Guido Macaluso (Parme), Jean-Paul Goulet (Québec), Richard Ohrbach (Buffalo), Mike John (Minneapolis), Michel Steenks (Utrecht), Maria Clotilde Carra (Parme), Alain-Charles Masquelet (Paris), Terrie Cowley (Milwaukee), Justin Durham (Newcastel), Didier Bouhassira (Paris)

Faculté des sciences pharmaceutiques et biologiques Université Paris Descartes – Paris Informations : http://www.eacd2012.com/fr/

* La langue officielle est l’anglais, et une traduction simultanée en français sera assurée pendant les conférences plénières.