ODONTOLOGIE CONSERVATRICE
Sophie DOMÉJEAN* Delphine MARET** Lucas VAN DER SLUIS*** Nicolas DECERLE**** John DB FEATHERSTONE*****
*Professeur des universités
Praticien hospitalier
CHU Clermont-Ferrand – Service d’Odontologie – Univ. Clermont 1,
UFR d’Odontologie, EA3847,
Clermont-Ferrand, France
**Assistant hospitalo-universitaire
CHU Toulouse – Service d’Odontologie
UFR d’Odontologie – Université de Toulouse (France)
***Professeur associé
CHU Toulouse – Service d’Odontologie
UFR d’Odontologie – Université de Toulouse (France)
****Assistant hospitalo-universitaire
CHU Clermont-Ferrand – Service d’Odontologie – Univ. Clermont 1,
UFR d’Odontologie, EA3847,
Clermont-Ferrand, France
*****Professeur des universités – Doyen
University of California – San Francisco (États-Unis)
Une pratique clinique « raisonnée » en cariologie repose sur une idée maîtresse, le contrôle de la maladie par la détermination et la gestion des facteurs de risque. Le présent document présente une version française de la fiche d’évaluation du risque carieux, très répandue aux États-Unis, développée par la CAMBRA Coalition ; les adaptations linguistiques et culturelles nécessaires à l’intégration de ce concept dans le paysage français seront aussi discutées.
Dès les années 1990, Elderton dénonçait déjà dans la presse scientifique internationale la dentisterie restauratrice considérée isolément [1]. Les preuves se sont accumulées et il est clairement démontré que les soins dentaires traditionnels – dentisterie restauratrice, détartrage et polissage – n’ont qu’un très faible impact sur la santé orale des patients [2]. « Les mêmes causes produisent les mêmes effets » ! Un patient qui reçoit des soins restaurateurs pour raison de carie développera de nouvelles lésions dans un avenir proche si les facteurs à l’origine du processus carieux n’ont pas été gérés ; il se retrouvera pris dans la spirale remplacements successifs des restaurations/ augmentation de la perte de substance à chaque intervention/avulsion [1]. Traiter la « maladie carieuse » implique forcément un changement de l’environnement oral (surtout lié à l’hygiène) et la prise en charge de la maladie doit prendre en compte toutes les mesures qui jouent sur l’apparition et la progression du processus de déminéralisation. Une pratique clinique « raisonnée » en cariologie doit reposer sur une idée maîtresse « le contrôle de la maladie par la détermination et la gestion des facteurs de risque » [3].
Plusieurs systèmes d’évaluation du risque carieux (ERC) ont été développés : le Cariogram [4, 5], le système décrit par Bader et al. en 2005 [6] ou encore le système CAMBRA [7]. Ces systèmes permettent non seulement d’objectiver les facteurs causaux impliqués dans chaque cas clinique et de définir la probabilité qu’un patient a de développer des nouvelles lésions mais aussi de guider le praticien pour choisir les solutions préventives et thérapeutiques les mieux adaptées à chaque cas clinique.
En 2002, un panel d’experts américains en cariologie s’est réuni sous l’égide de la California Dental Association sur le thème « CAMBRA » ou « Caries management by Risk Assessment » pouvant être traduit en français par Gestion de la maladie carieuse fondée sur l’évaluation du risque. De cette conférence de consensus a émané le concept CAMBRA avec fiches d’évaluation du risque carieux (ERC) et recommandations préventives et thérapeutiques [7] (mise à jour publiée en 2007 [8]). Le système CAMBRA a la particularité de présenter deux fiches d’ERC distinctes en fonction de l’âge : patients de 0 à 5 ans [9] et patients de plus de 6 ans [10]. Les données recueillies lors d’études rétrospectives (6 ans) ont montré la validité de la fiche CAMBRA auprès d’une population d’adultes pris en charge dans le service d’odontologie de l’Université de Californie à San Francisco (UCSF) [11]. Le système CAMBRA d’ERC est simple et efficient ; son utilisation est donc compatible avec la pratique quotidienne. Il laisse une part à l’expérience clinique du praticien pour la détermination du niveau de risque ; si cette part de subjectivité liée à l’expérience clinique est décriée par certains auteurs, il semble pourtant que l’impression générale des cliniciens ait une bonne valeur prédictive en cariologie. Présenté comme une check-list, il permet de lister les facteurs influençant le processus carieux : les facteurs prédicteurs déterminants mais immuables, les facteurs pathologiques à corriger, les facteurs protecteurs à renforcer. Utilisé lors des premières consultations, il permet de guider le praticien dans ses décisions préventives et thérapeutiques ainsi que dans l’éducation thérapeutique du patient.
Le concept CAMBRA est très répandu aux États-Unis ; il est notamment utilisé depuis 2003 au centre de soins dentaires de l’UCSF pour une meilleure prise en charge des patients. Ses adeptes (universitaires, praticiens hospitaliers, chercheurs et praticiens libéraux) se regroupent annuellement au sein de Coalitions CAMBRA (West Coast, Central, East Coast) afin de discuter de la meilleure manière de prendre en charge les patients, de faire évoluer le système de santé américain, de faire évoluer l’enseignement (initial et continu) et de former des réseaux d’études cliniques sur le thème CAMBRA. Dix ans après la première réunion CAMBRA, initiative californienne, une version française de la fiche d’ERC chez l’adulte est ici proposée aux praticiens français ; les adaptations linguistiques et culturelles nécessaires à l’intégration de ce concept dans le paysage français sont aussi discutées et les arguments scientifiques concernant la nécessité de son utilisation sont avancés.
Une traduction anglais-français de la fiche d’ERC CAMBRA (version 2007 [9]) a été réalisée par Sophie Doméjean (Université d’Auvergne). Cette version française a été ensuite contre-traduite du français vers l’anglais par Lucas Van Der Sluis (Université de Toulouse). John Featherstone (Université de Californie, San Francisco ou UCSF), auteur principal des documents originaux CAMBRA, a comparé les deux versions en anglais (originale et contre-traduction) afin de vérifier les éventuels contre-sens et assurer la validité de la version française.
Des adaptations linguistiques et culturelles sont proposées par les auteurs du présent article pour une claire définition des termes ainsi que pour coller à la réalité du terrain en France (ce qui est « politiquement correct » ou non ; différence des produits disponibles sur les marchés américains et français).
Deux approches d’ERC coexistent en dentisterie : une approche au niveau des populations et une approche individuelle [12]. La première – l’approche au niveau des populations – s’est développée en épidémiologie ; elle consiste en l’identification et la quantification de facteurs liés à l’apparition de la maladie pour cibler les populations nécessitant la mise en place de programmes de prévention. La seconde – l’approche individuelle – vise à la détermination de l’absence ou de la présence de facteurs connus comme liés à la maladie carieuse chez un patient donné ; elle s’applique à la pratique quotidienne. Le système CAMBRA s’inscrit donc dans l’approche individuelle du risque pour aider les praticiens à orienter les décisions préventives et thérapeutiques.
La version française de la fiche d’ERC CAMBRA ici présentée a été validée par la contre-traduction réalisée par l’auteur principal (JDBF) de la fiche originale. Quelques modifications ont été apportées pour mieux s’adapter au contexte français : adaptation des termes à la terminologie utilisée en épidémiologie, meilleure compréhension des termes par les praticiens francophones, produits disponibles sur le marché français, le « politiquement correct »…
Les systèmes d’évaluation du risque individuel reposent globalement sur l’identification de différentes variables classiquement appelées « facteurs de risque » et « prédicteurs de risque » [13].
En 1996, une définition de facteur de risque a été proposée lors du World Workshop on Periodontics [14] : facteur environnemental, comportemental ou biologique qui a été reconnu dans une séquence temporelle, classiquement lors d’études longitudinales. S’il est présent, il est directement lié à l’augmentation de la probabilité d’une maladie ; s’il est absent, la probabilité peut être diminuée ou rendue nulle.
En épidémiologie, le terme de facteur de risque est décrit comme une variable – causale ou non – liée à la probabilité d’apparition de la maladie, pouvant donc être un élément de la chaîne causale (flore bactérienne cariogène) ou encore un facteur qui expose un individu à la chaîne causale (caractéristiques sociodémographiques). Il caractérise tous les facteurs qui jouent sur la probabilité d’apparition d’une maladie, qu’ils la diminuent (facteurs protecteurs) ou l’augmentent (facteurs pathologiques) [13]. Le système CAMBRA américain repose sur cette notion (Risk factors versus Protective factors). Ce sont donc ces subdivisions qui ont été retenues dans la version française ici présentée.
Les prédicteurs de risque sont, dans la maladie carieuse, des marqueurs de l’expérience carieuse passée et présente mais ne sont pas étiologiques. Sous ce terme sont regroupées les restaurations anciennes, les lésions amélaires sans perte de substance (type white spots), les lésions cavitaires, les lésions radiodétectables (lésions cachées, lésions proximales) et les dents absentes pour raison carieuse. Ils sont recueillis lors des examens clinique et radiologique. Ils sont la preuve que le patient a été atteint ou est atteint par la maladie carieuse. Si leur valeur prédictive a été démontrée dans de nombreuses études, ils ne donnent aucune indication sur les causes de la maladie ni, donc, sur la façon de la traiter.
Les restaurations composites, les traitements endodontiques, les sites extractionnels montrent que ce patient s’est astreint par le passé à de nombreuses visites chez le chirurgien-dentiste ; ils témoignent aussi, avec les nombreuses lésions carieuses ouvertes, de l’expérience carieuse du patient.
Cette expérience carieuse – passée et actuelle – permet en un seul coup d’œil de dire que ce patient est à haut risque carieux et à haut risque de développer de nouvelles lésions dans un futur proche si des mesures prophylactiques adaptées ne sont pas mises en œuvre. Remplir la présente fiche CAMBRA d’évaluation du risque permettra de lister les facteurs pathologiques à corriger et les facteurs protecteurs à renforcer pour aider le patient à résoudre ses problèmes de santé orale.
La fiche CAMBRA en version anglaise regroupe ces marqueurs de l’activité passée sous l’appellation de Disease indicators pouvant bien évidemment être traduite par « indicateurs de risque ». Les auteurs du présent article proposent cependant plutôt d’utiliser le terme de prédicteurs de risque car, en effet, selon Beck, les indicateurs de risque sont plutôt considérés comme des variables suspectées d’être des facteurs de risque ; en d’autres termes, leur lien avec la présence de la maladie ressort lors d’études transversales mais leur effet n’a pu être montré lors d’études longitudinales difficiles à mettre en œuvre (coût, durée) [13].
S’il est assez commun en Californie de parler de l’utilisation de drogues « dites récréatives » (type marijuana), cela n’est pas le cas en France, d’autant plus que l’utilisation des drogues n’a pas été dépénalisée. Cet item a donc été retiré de la version française ici présentée.
L’item sur le fait que le patient vive, travaille ou aille à l’école dans une commune qui bénéficie de la fluoration artificielle de l’eau n’est pas pertinent dans notre contexte national dans lequel cette pratique est interdite. Il a donc été retiré de la présente version française.
Certains produits à visée préventive ou thérapeutique (reminéralisation) intégrés dans la fiche américaine sont encore peu utilisés en France car mal connus ou très récemment introduits sur le marché français. Ils ont été gardés dans la fiche CAMBRA française car leur utilisation devrait se développer dans un avenir proche. C’est le cas, par exemple, de la pâte dentifrice dosée à 5 000 ppm de fluor [Duraphat™ (Colgate) lancée en France en avril 2011] ainsi que des produits à base de calcium et de phosphate [CPP-ACP (casein phosphopeptide-amorphous calcium phosphate, présent par exemple dans le GC Tooth Mousse™) ou CPP-AFCP (combinant CPP-ACP et fluor, présent par exemple dans le GC MI Paste Plus™)]. À l’inverse, la fiche américaine comprend un item « chewing-gum au xylitol/ pastilles 4 fois par jour au cours des 6 derniers mois ». Dans la mesure où les pastilles de xylitol ne sont pas commercialisées en France, leur mention a été supprimée. De plus, peu de patients prêtent attention à la composition des chewing-gums qu’ils achètent – tout au plus, ils savent s’ils sont « sans sucre », la simplification de l’item en « chewing-gum sans sucre au cours des 6 derniers mois » est proposée.
Les tests salivaires (flux et comptage bactérien) dont l’utilisation est recommandée dans la fiche américaine CAMBRA ont été intégrés à la présente version française.
Cependant, si la mesure du flux salivaire stimulé est relativement simple à réaliser au quotidien et est corrélée à la cinétique du processus carieux (hyposialie associée à la progression de la maladie), la réalisation de tests concernant les autres paramètres salivaires (pH, pouvoir tampon) ne se justifient pas en pratique courante pour tous les patients dans l’état actuel des connaissances scientifiques [15].
Les tests bactériens disponibles sur le marché français reposent essentiellement sur le comptage des streptocoques mutans et des lactobacilles après recueil de salive stimulée (CRT bacteriaTM, Cario-analyse™). Ces tests ne sont pas aisément utilisables en clinique (mise en culture en incubateur, envoi de l’échantillon salivaire dans un laboratoire d’analyse) et ne sont peut-être pas à indiquer systématiquement. En effet, leur validité (sensibilité, spécificité) est contestée par de nombreux auteurs [16]. De plus, il n’est pas indispensable de réaliser ces tests pour avoir une idée de la contamination bactérienne lorsqu’un patient présente plusieurs lésions cavitaires ou lorsque de la plaque dentaire est présente en bouche. À l’inverse, le comptage des lactobacilles peut s’avérer utile car un taux élevé est un bon marqueur d’une alimentation riche en sucre même si sa valeur prédictive sur le taux de progression des lésions est faible ; le comptage des lactobacilles pourrait donc servir au suivi du comportement alimentaire et être un point de discussion. Le comptage des deux grands groupes de bactéries cariogènes (streptocoques mutans et lactobacilles) permettrait de réaliser un suivi longitudinal de la charge bactérienne orale afin d’appuyer l’éducation du patient pour de meilleures habitudes d’hygiène.
Les Nord-Américains recommandent la classification du risque en trois niveaux : faible, modéré, haut ; le système CAMBRA dans sa dernière version a même intégré un niveau plus élevé extrême [10]. Cette terminologie n’est pas en accord avec les recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS) [17]. En effet, la HAS, dans un document publié en 2005 intitulé « Appréciation du risque carieux et indications du scellement prophylactique des sillons des premières et deuxièmes molaires permanentes chez les sujets de moins de 18 ans », propose de décliner le risque carieux individuel de façon binaire : faible ou élevé. Cette simplification, reprise par l’Afssaps en 2008, permet de rapidement orienter les décisions préventives et thérapeutiques [18]. En effet, les deux questions primordiales en pratique clinique sont « Ce patient est-il à risque ? Si oui, quels sont les facteurs qui sous-tendent le processus carieux ? ». Un patient sera considéré à risque faible en l’absence de nouvelles lésions carieuses ou de restaurations pour raison de carie au cours des 3 dernières années et dans la mesure où aucun changement majeur n’est récemment apparu dans sa vie (perte d’emploi, divorce, grave maladie…). Les recommandations à délivrer au patient seront, dans ce cas, minimes puisqu’il gère lui-même l’équilibre de l’environnement oral par de bonnes habitudes d’hygiène et/ou alimentaires. Lorsque le patient est jugé à risque, des recommandations spécifiques devront être décidées en fonction de la présence des différents facteurs pathologiques et protecteurs.
L’ERC est le préalable indispensable à la prise en charge, préventive et thérapeutique, rationnelle de la maladie carieuse. Dans un tout récent article, Fontana et Gonzales-Cabezas soulignent l’intérêt de l’ERC même si elle est décriée par certains [19]. Ils font remarquer que, en dépit des difficultés à identifier le risque avec précision et du peu de preuves sur l’efficacité des mesures préventives pour les individus à haut risque, il paraît plus pertinent d’effectuer une ERC fondée sur les meilleures preuves disponibles que de ne rien faire en invoquant un manque de preuves irréfutables.
En France, il semble que l’ERC soit très peu réalisée en routine [20]. Ce problème est certainement multifactoriel : manque de formation des praticiens sur le sujet, manque de temps, manque de personnel au sein de l’équipe de soins, problème de facturation de l’ERC non référencée à la Nomenclature Générale des Actes Professionnels (NGAP), problème aggravé par le manque de reconnaissance des actes préventifs et non-invasifs dont les indications peuvent découler de l’ERC. Il est primordial qu’un débat s’installe en France sur l’intérêt de l’ERC dans la prise en charge globale et rationnelle de nos patients. L’outil présenté dans cet article est simple, rapide d’utilisation et permet de standardiser la démarche d’ERC sans créer une surcharge de travail en pratique quotidienne. L’ERC faite dans les toutes premières consultations aide le praticien dans ses décisions cliniques (préventives et thérapeutiques) qui seront adaptées, au cas par cas, aux besoins de chaque patient ; elle permet de plus d’orienter l’éducation thérapeutique du patient qui a alors les outils pour comprendre pourquoi il est atteint de maladie carieuse et comment il peut améliorer sa santé bucco-dentaire.
Pour que l’ERC en omnipratique prenne tout son sens, la fiche ici présentée doit être utilisée, validée par des études cliniques réalisées en France en pratique quotidienne, en milieu hospitalier mais aussi et surtout en omnipratique libérale. Elle évoluera en fonction des besoins spécifiques de la patientèle française mais aussi au gré des avancées scientifiques et technologiques dans le domaine de la cariologie.