GRAND ENTRETIEN
S’il quitte coup sur coup la présidence de l’UFSBD et le secrétariat général de l’ADF, Patrick Hescot n’a pas pour autant l’intention de partir à la retraite ! Il veut tenir un « rôle différent » dans la profession et continuer à faire part de ses idées… qui ne manquent pas.
Quand et pourquoi avez-vous pris la décision de quitter l’UFSBD* et l’ADF* ?
C’est une décision personnelle très mûrement réfléchie prise il y a 2 ans pour l’UFSBD et 1 an et demi pour l’ADF. J’en suis très heureux aujourd’hui.
Pour l’UFSBD, le bébé est devenu adulte ; il était temps de passer la main. Je suis un visionnaire et j’ai beaucoup aimé mettre mes idées en application pour faire évoluer les choses. J’ai annoncé mon intention lorsque j’ai trouvé une équipe capable de transmettre les mêmes valeurs que celles que j’ai données.
Pour l’ADF, je pense que la profession est à un virage qui demande de réfléchir autrement à l’avenir de la santé dentaire. Je ne manque pas d’idées mais le temps était aussi venu de céder la place après 17 ans de secrétariat général.
Partez-vous à la retraite ?
Non ! Mais je ne veux plus avoir aucun mandat professionnel en France. En revanche, je conserve ma fonction de conseiller de la FDI*. Je suis toujours président de la Commission des affaires internationales de l’ADF puisque je suis le responsable de la délégation française au sein de la FDI et dans les instances européennes, et que je siège au conseil de la FDI où je suis élu jusqu’en septembre 2013. Et je suis expert OMS*.
La présidence de la FDI vous tente-t-elle ?
Pour le moment, je veux rester très investi au sein de la FDI. J’ai par exemple un grand projet pour l’Afrique que j’espère mener à bien. Ensuite, nous verrons.
Vous avez conseillé des ministres parallèlement à vos fonctions à l’UFSBD et à l’ADF. Quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier en tant que conseiller ?
Le sel fluoré et les sucres de substitution avec Mme Barzach ont été mes plus belles missions et les plus réussies. Aujourd’hui, on trouve des rayons entiers de ces produits alors qu’en 1986, cela n’existait pas. C’est une véritable œuvre de santé publique, et pas seulement dentaire. J’ai appris alors qu’en santé publique, le problème n’est pas de prouver qu’une action est bénéfique mais qu’elle n’a pas d’effet nocif.
Puis il y a eu la création de l’examen bucco-dentaire et la prise en charge des scellements de sillons avec M. Kouchner. L’Assurance maladie a signé une convention en ce sens parce qu’il y avait une volonté politique. J’ai aussi la satisfaction d’avoir convaincu, avec M. Bertrand, la direction de la Sécurité sociale de la nécessité d’une revalorisation de la CMU C que Mme Aubry avait refusée. Et puis il y a eu la création de la spécialité en chirurgie buccale.
J’ai deux grands regrets : ne pas avoir réussi à mettre au même niveau le statut des enseignants odontologistes avec celui des médecins et ne pas avoir fait avancer le dossier des assistantes dentaires.
Et vos grandes satisfactions à l’ADF ?
C’est d’avoir su créer avec d’autres un lieu privilégié d’écoute et de respect. Je souhaite que mes successeurs continuent dans cet esprit. Le domaine dentaire est trop petit pour que chacun travaille dans son coin, voire en opposition. Avant 1995, l’ADF était en guerre avec l’industrie qui organisait le Sitad. Ma première satisfaction a été la signature de la convention entre l’ADF et le Comident. De nombreux dossiers ont ensuite été menés en partenariat, en particulier les congrès. Avant 1995 aussi, les doyens et chefs de service étaient en opposition avec l’ADF. Aujourd’hui, ces deux mondes s’écoutent, se respectent et travaillent ensemble. Nous avons créé l’IFRO* pour mettre en avant la recherche odontologique qui est vraiment le parent pauvre de la profession tant sur les plans économique que scientifique et en termes de reconnaissance. C’est une avancée que je sais encore insuffisante.
Une autre réussite pour moi est d’avoir pu donner la parole aux « petites » associations de l’ADF. La base de la démocratie est que tout le monde s’écoute pour arriver petit à petit à un consensus. Le meilleur exemple a été la création de la spécialité en chirurgie buccale. Quand nous avons commencé à en parler au sein de l’ADF, c’était l’incompréhension. L’idée a petit à petit fait son chemin pour aboutir.
Je suis un homme de consensus malgré des formes parfois un peu abruptes. Mais c’est parce que je me bats pour mes idées. L’ADF a été pour moi un fantastique moyen de faire aboutir des projets. Car l’ADF est diverse. Et c’est ce qui fait sa force.
Certains reprochent à l’UFSBD de s’appuyer sur l’engagement quasi bénévole de confrères sur le terrain pour développer des activités commerciales, au point que l’image de l’UFSBD apparaît brouillée. Comment réagissez-vous à cela ?
J’entends cette réflexion ; cependant, il faut savoir que l’UFSBD est l’organisme de la profession qui a la meilleure image auprès des chirurgiens-dentistes. Des études le prouvent. Son objectif est de rendre la population et la profession « prévento-consciente ». Nous travaillons de différentes façons. À côté d’actions de terrain qui sont à la base de notre travail et qui connaissent un fort développement auprès des enfants mais aussi des personnes âgées, du monde de la précarité et des handicapés, nous avons aussi recours aux techniques de communication et de marketing d’aujourd’hui pour toucher les personnes dans leur entreprise, dans les magasins, dans la rue… D’où le recours à la publicité sur des produits choisis pour leur qualité et sur lesquels nous apposons notre logo.
D’ailleurs, grâce à l’UFSBD, la qualité des produits d’hygiène bucco-dentaire (brosses à dents et dentifrices) s’est considérablement améliorée. L’introduction des chewing-gums sans sucre a permis une bonne santé bucco-dentaire aux personnes qui ne se brossaient pas les dents. Enfin, l’image du chirurgien-dentiste a totalement changé pour devenir celle d’un homme de prévention (nous sommes aujourd’hui la 3e profession la plus aimée). Et enfin, chose impensable il y a 20 ans, l’Assurance maladie fait de la publicité à la télévision pour inciter à se rendre chez son chirurgiendentiste !
Des praticiens peuvent penser que des sommes d’argent importantes sont en jeu derrière ces actions. C’est faux. Le budget de l’UFSBD est connu et les comptes sont transparents et contrôlés par un commissaire aux comptes. Les indemnités des responsables sont comparables et plutôt inférieures à celles des autres organismes de la profession et les sommes sont réinvesties dans des opérations de prévention.
L’UFSBD a su anticiper l’évolution des mœurs. C’est ce qui a fait sa force. L’important et ce sur quoi j’ai été intransigeant, c’était de garder nos valeurs.
Si la santé bucco-dentaire de la population en général s’est améliorée, ce n’est pas le cas des catégories de personnes les plus défavorisées. N’est-ce pas un échec de la politique de prévention ?
Si. Mais nous observons le même échec pour les autres pathologies, comme le diabète. La solution dépasse pour moi le cadre stricto sensu des soins car elle est liée à la culture des individus. Cela correspond à ce que je considère comme étant la santé : le bien-être physique, moral et social. C’est le défi du XXIe siècle. Il faut considérer la santé comme étant un moyen pour obtenir le bien-être de tout individu, le professionnel de santé étant le garant de ce moyen.
Comment faire évoluer la prévention dans le cabinet ?
Cela dépasse aussi le cadre dentaire. Il faut faire évoluer le métier de chirurgien-dentiste non pas exclusivement vers celui de « technicien de pointe » mais aussi vers celui d’éducateur de santé. Dans la santé, on met trop souvent en avant la technique et le coût spécifique lié à cette technique. Un coût de plus en plus élevé ! Ainsi, un oncologue qui s’occupe des 3 derniers mois de la vie est mieux payé qu’un pédiatre. Pour moi, ce devrait être l’inverse. Celui qui prend en charge les 15 premières années de la vie devrait être mieux rémunéré. Mais c’est tout le système de santé qui est à revoir.
Les décrets d’application du DPC* sont sortis. Quelle est votre réaction ?
Avec le CNFPO* en l’an 2000, nous avons su faire travailler ensemble, pour le bien de la santé publique, quatre mondes qui vivaient en parallèle (université, ordre, syndicats, sociétés scientifiques). Cela ne s’était jamais vu et a tellement bien fonctionné que le ministre de la Santé a accepté la transformation en CNFCO*. Je regrette aujourd’hui qu’il l’ait cassé pour faire un DPC qui ne correspond absolument pas à ce que nous voulions. C’est une grande déception. Mais c’est normal.
Pourquoi cet échec est-il normal ?
Il est le résultat de la complexité de la position des chirurgiens-dentistes par rapport aux médecins. Pour soigner la bouche, il y a 40 000 dentistes qui ont fait 6 ans d’études. Pour soigner tout le corps, ce sont 200 000 médecins qui ont fait 9 ans d’études. Comment voulez-vous que ces deux professions soient considérées de la même façon ? Le raisonnement du Conseil Constitutionnel et du Conseil d’État est le suivant : soit des médecins s’occupent de tout le corps dont la bouche, soit les médecins s’occupent du corps et l’on voit les chirurgiens-dentistes ensuite. C’est sur ce principe que la formation continue médicale a été réformée. Avec l’affaire du Médiator, il fallait la moraliser et la rendre moins dépendante des labos. Ensuite, un « copier-coller » a été imposé aux chirurgiens-dentistes, puisqu’ils veulent être considérés comme des médecins. Nous n’avons pas pu nous faire entendre.
Nous avons réussi à devenir des professionnels de santé. Nous devrions maintenant faire 9 ans d’études pour devenir des médecins, sinon nous ne pourrons jamais être considérés comme des médecins. La profession doit se poser ces questions.
D’autres questions cruciales sont à l’ordre du jour, tels que les déserts médicaux, la diminution du temps de travail, les nouveaux types d’exercices… Comment pensez-vous que la profession doit évoluer ?
D’abord, il faut arrêter de se plaindre. La société évolue et ce n’est certainement pas en condamnant cette évolution que nous trouverons notre place. On ne peut pas aller contre l’évolution des mœurs. Nous devons nous adapter. À nous de tirer force de tous nos avantages. Nous avons le monopole de l’exercice professionnel de la santé dentaire. De nombreuses professions en rêveraient. L’enjeu n’est pas de le garder mais de trouver des solutions grâce à ce monopole. Il faut accepter d’évoluer aussi bien dans notre type d’exercice que sur le plan du financement et de notre mode d’installation. La profession doit accepter de faire sa révolution culturelle pour envisager des solutions qui lui paraissent aujourd’hui impensables ou totalement utopiques.
Quelles solutions envisagez-vous ?
Une solution serait de constituer des groupements de chirurgiens-dentistes qui correspondraient à différents objectifs de la dentisterie. Les pharmaciens ont fait évoluer leur métier vers le conseil, le service et l’éducation à la santé en créant des groupements de 500 à 800 pharmacies afin de s’organiser de façon plus efficace. C’est une piste parmi d’autres.
Il faut comprendre qu’aujourd’hui, chaque patient veut ce qu’il y a de mieux. Tout le monde veut un implant ou un traitement orthodontique. Si la profession n’est pas capable de répondre à cette exigence, il ne faut pas qu’elle se plaigne de voir s’installer des centres dentaires low cost.
De la même façon dans le domaine de la communication, Internet fait partie intégrante de notre vie. Arrêtons d’empêcher les praticiens d’avoir des sites Internet. Favorisons-les, au contraire, pour qu’ils puissent communiquer avec leurs patients.
Un mot sur les assistantes dentaires ?
Nous avons un corps d’assistantes dentaires. Faisons en sorte que ce soient de vraies collaboratrices pour tout ce qu’il est possible de faire dans le cabinet dentaire en termes d’éducation et de maintenance. Et il est normal que ce corps soit reconnu par le ministère de la Santé.
Il faut bien être conscient que nous aurons demain de nombreux métiers intermédiaires parce que le numerus clausus des professions de santé n’est pas suffisant mais aussi parce qu’il y a une nouvelle attente pour la prévention primaire et secondaire. Des professions intermédiaires seront créées si nous ne nous organisons pas pour pallier ce manque.
Continuerez-vous à livrer vos idées sur la profession ?
En quittant mes fonctions, je n’abandonne pas la profession ! Je compte continuer à donner mes idées avec plus de liberté maintenant que je n’ai plus de mandat en France. Je souhaite jouer un rôle différent dans la profession, mais toujours en sa faveur. ?
* UFSBD : Union française pour la santé bucco-dentaire ; ADF : Association dentaire française ; FDI : Fédération dentaire internationale ; OMS : Organisation mondiale de la santé ; IFRO : Institut français pour la recherche odontologique ; DPC : développement professionnel continu ; CNFPO : Comité national de la formation permanente odontologique ; CNFCO : Conseil national de la formation continue odontologique.